Le vendredi 15 avril 2005, dans un petit cimetière ensoleillé du Vexin, une pluie de fleurs de cerisier recouvrait le cercueil d’André François
Une promesse
J’avais eu le privilège d’être amicalement accueillie plusieurs fois dans la maison de Grisy-lès-Plâtres qu’il « habitait », depuis plus de soixante ans, avec Marguerite, sa remarquable épouse anglaise au si pittoresque accent insulaire. Après la mort de son ami Savignac, je lui avais promis, lors d’une de mes visites, dans un moment d’affectueuse connivence, d’organiser, de son vivant, un hommage de ses pairs. Son regard s’était éclairé et il en avait ri, m’annonçant que je serais rattrapée par la camarde et que je lui taillerais « un posthume sur mesure », me dictant ainsi le titre de cette future manifestation, si révélateur à la fois de son goût des jeux de mots et des calembours, et aussi de son rapport ironique et distancié avec la mort. Son pessimisme était fondé: mon projet n’a pu aboutir avant son décès.
Je connaissais la vénération de la plupart des artistes du siècle envers André François. Mais, lorsque j’ai sollicité leur concours, j’ai été surprise par leur extraordinaire mobilisation, unanimes dans leur reconnaissance enthousiaste vis à vis de cet aîné génial dont la modestie, l’indulgence et la générosité n’ont jamais été prises en défaut: c’est la marque des grands, et grand, il le fut, par la taille, certes, par ses fabuleux dons artistiques, bien sûr, mais aussi par son humilité et son exceptionnelle qualité humaine.
Quarante-cinq artistes, illustrateurs, affichistes et dessinateurs de presse et non des moindres (la liste, prestigieuse, est jointe en annexe) ont répondu favorablement à ma sollicitation. Une exposition de cet hommage a eu lieu dans la Médiathèque Jean Moulin de Margnylès-Compiègne en décembre 2005. Elle y a illustré la dette sincère et affectueuse de deux, voire trois générations, envers un précurseur souvent imité, un maître admiré, respecté et aimé, et elle a le mérite d’être à la fois une sorte de panorama des courants et des techniques de l’illustration contemporaine et, en même temps, une promenade guidée dans la vie et l’œuvre d’André François.
Le posthume sur mesure …
Les allusions des artistes sont plaisantes, attendrissantes ou sérieuses.
Bestiaire
Le bestiaire est omniprésent. Les crocodiles, bien sûr, et de préférence, en larmes, chez Jacqueline Duhême, May Angeli, Malika Doray, Anne Wilsdorf, les éléphants chez Letizia Galli ou, évidemment, David McKee, les insectes pour Michelle Daufresne, et en particulier, les papillons en envol chez Tomi Ungerer et Thierry Dedieu, le cheval de cirque avec l’indispensable clown pour François Place, le mouton du Nouvel Obs chez Léo Kouper, les oiseaux (Katy Couprie et, forcément, Quentin Blake), les cétacés (Martin Jarrie) et ces drôles de petites bestioles que sont… les rhumes chez Christophe Besse et Grégoire Solotareff.
Souvenirs
Philippe Dumas se remémore avec gourmandise un déjeuner dans le jardin de Grisy-lès-Plâtres avec sa fille dans un couffin. Ce bébé a grandi et il est devenu l’illustratrice Alice Charbin qui a dessiné une émouvante lettre de souvenirs. Tony Ross évoque la vie paisible du couple dans le Vexin, David McKee et Léo Kouper ont représenté sa renaissance après l’incendie de son atelier. Étienne Delessert se souvient de ses émois d’adolescent devant la lune d’une couverture de Graphis et Beatrice Alemagna de ses rêveries devant le célèbre Penseur à la tête fleurie.
Inclassable, Nicole Claveloux s’est amusée à créer un joyeux rébus (Andes – Raie – Franc – Soie).
Outils
Les outils, si divers, de l’artiste ne sont pas oubliés: les crayons d’abord, au crayon, justement, chez Pef qui situe « André » dans la lignée jubilatoire des Leonard, Georges, Francisco, Auguste et autres Pablo, en collage sur un bois flotté chez Claire Forgeot, sur une aquarelle aérienne chez Georges Lemoine et aussi Jean Claverie qui fait d’un faisceau de crayons un mélancolique accordéon tandis qu’Alain Gauthier transforme le pinceau du peintre en un langoureux archet de violoncelle. La tête du philosophe Alan Mets se fleurit joyeusement de plumes trempées dans des encres multicolores et l’un des crocos de Malika Doray (dans son enthousiasme, elle a donné deux œuvres comme Thierry Dedieu, Pierre Cornuel et Alain Gauthier) brandit une petite boîte d’aquarelle.
Portraits
L’exposition rend compte aussi de l’anticonformisme d’André François. Le portrait d’Henri Galeron le montre peignant la tête en bas et Sara déchire La Fontaine en une version incongrue du « Loup et l’agneau ».
Zaü crée un Eggzercize inédit tandis que l’incorrigible Claude Ponti commet le sacrilège facétieux d’ajouter, sur la Lettre des Îles Baladar, un timbre à l’effigie de son Blaise masqué.
Daniel Maja, dont le faune sème à tous vents, rend justice à son immense influence et à sa créativité novatrice et Claudine Desmarteau à son insoumission et à son caractère farceur.
Car les portraits du Maître ne manquent pas (Satoshi Kitamura), en train de dessiner (Thierry Dedieu), de peindre (Frédéric Stehr qui parodie une scène célèbre de la vie de Picasso). arrivant au paradis (Claudine Desmarteau). renaissant (Zaü et Léo Kouper). magistralement gravé sur une médaille de l’Hôtel des Monnaies (Ronald Searle). et en photos inspirées, chez Sarah Moon. Les deux portraits de Pierre Cornuel rappellent une affiche célèbre aux doigts peints alors que Michel Boucher évoque l’amour d’André François pour les pendules et son obsession du temps qui fuit.
Regrets
Une installation photographiée figure une sépulture dont la pierre est une gomme et la croix deux crayons attachés (Thierry Dedieu) alors que le deuxième dessin d’Alain Gauthier donne à voir une pierre tombale que caresse Iyriquement une fleur penchée et que celui d’Yvan Pommaux élève élégamment une stèle ironique en forme d’anti-hommage.
Consuelo de Mont-Marin crayonne un chagrin surréaliste devant la chaise vide de l’artiste que pleure le petit bonhomme de Lionel Koechlin. Denis Pouppeville expose un dessin pathétique que son ami eût aimé et Pierre Etaix une esquisse subtile à la tristesse diffuse.
Un ensemble exceptionnel
Une exposition en Valois ….
Le public ne s’y est pas trompé et ce fut, pour une exposition provinciale, une réussite rare. L’inauguration a été intense, très émouvante, rires, larmes et champagne mêlés … Tout le clan Farkas, très ému, était présent. Marguerite François serrait très fort la main de son amie Jacqueline Duhême pendant les discours. Beaucoup de monde à l’inauguration et aussi les jours suivants. Des illustrateurs, bien sûr, des artistes, des affichistes, des bibliothécaires, des universitaires, des collectionneurs, galeristes et amis d’André, des admirateurs anonymes, et des gens de la pub: on est venu de loin pour voir cette exposition.
Je pense qu’elle valait cette mobilisation. Car, outre la qualité et la variété de l’hommage chaleureux des quarante et quelques artistes participants, il y avait beaucoup d’œuvres d’André François, dessins aux bords brûlés rescapés du dramatique incendie de son atelier, estampes de différentes techniques, affiches publicitaires, culturelles, cinématographiques – de son ami Pierre Etaix en particulier- qui ont fait date dans l’histoire du graphisme, ainsi que des documents divers, cartes, invitations, photos, courriers, couvertures de Graphis, VST, Le New Yorker, les moutons du Nouvel Obs, les cinéronfleurs de Télérama, les Animots du Monde, et, pour la première fois, tous ses livres. Quelques-uns manquaient encore lors du vernissage mais j’ai pu les retrouver avant la fermeture de la manifestation. Or, toutes les expositions précédentes avaient été consacrées à l’affichiste ou au peintre-plasticien, mais le travail de l’illustrateur, qui me tient particulièrement à cœur, avait été, jusque-Ià, négligé.
Ainsi a-t-on pu découvrir toutes ses éditions américaines, si cocasses et si tendres avec leurs personnages, adultes ou enfants, rêveurs et drolatiques, les délicieux An Idea is like a Bird et Little Boy Brown, les irrésistibles Double Bedside Book, The Tattooed Sailor ou The Half Naked Knight, des raretés françaises du temps de ses débuts comme Pitounet et Fiocco le petit nuage, C’est arrivé à Issy-lès-Brioches si proche de Peynet, un Ulysse revisité, Tom et Tabby et Les Larmes de Crocodile qui témoignent de sa connivence avec Robert Delpire, la mythique Lettre des Îles Baladar, son truculent Ubu Roi pour lequel Massin avait sélectionné un étonnant papier « boucherie », l’érotisme troublant de ses illustrations de Boris Vian ou le surréalisme vigoureux et grinçant des livres concoctés avec François David et surtout Vincent Pachès.
On a pu revoir aussi l’émouvant film de Sarah Moon qui fut, en son temps, diffusé sur Arte, avec le violoncelle tragique et allègre à la fois des sonates de Bach .
… puis au Banat …
L’aventure continue. Malika Doray m’avait fait rencontrer Stéphane Ré, directeur du Centre Culturel Français de Timisoara, ville natale d’André Farkas. Séduit par mon projet, il a tout de suite accepté que la bibliothèque du Centre lui soit dédiée. C’est fait depuis le 3 février, jour de l’inauguration de la très belle Médiathèque André François installée dans une ancienne demeure chargée de mémoire qui a connu les honneurs et les pages sombres d’une dramatique histoire récente. J’y étais, bien sûr, et Marguerite François était l’invitée d’honneur de l’ambassadeur mais sa santé ne lui a pas permis de faire le voyage. Elle s’est donc fait représenter par sa fille Katherine Farkas-Kemmet et Vincent Pachès, qui fut très lié à son mari. Beaucoup d’émotion là encore dans ce retour au berceau familial et dans les retrouvailles avec les lieux de son enfance. Dans cette séduisante ville au charme mélancolique et suranné où se sont superposées les civilisations des Romains, des Ottomans, des Austro-hongrois, où ont cohabité juifs, musulmans, chrétiens orthodoxes, catholiques et protestants, on comprend mieux la variété et la richesse d’un métissage culturel particulièrement fécond enrichi encore par sa longue vie en France … avec une Anglaise.
En même temps que le tribut fraternel des quarante-cinq artistes, la donation que j’ai réunie auprès de Marguerite François, qui a été très généreuse, et auprès des proches, éditeurs, imprimeur, galeriste, conservateurs, collectionneurs, amis … , a été exposée, au Banat afin que cette bibliothèque franco-roumaine soit dotée des prémices d’un « Fonds André François » composé de livres, revues, estampes, affiches, cartes et documents divers.
Cette mobilisation, cette générosité, la chaleur du courant d’amitié qui a entouré la préparation et le déroulement de cette manifestation, sont à la mesure de la gratitude et de l’admiration de tout un milieu pour le« grand » disparu …
Comme Cioran, Brancusi, Istrati, Ionesco, Nouveau ou Steinberg, André François honore la diaspora de son pays natal. Durant quelques mois, en cette année emblématique où le sommet de la Francophonie se tiendra dans sa capitale, son « posthume sur mesure » hantera la Roumanie – le Musée d’Art de Cluj-Napoca, les Centres Culturels Français de Bucarest et lasi -, puis sera présenté à Valence, en Espagne, au MUVIM (Museu Valencia de la illustracio i la modernitat) et reviendra en France où il sera de nouveau exposé.
Il faudra bien se contenter de ce fantôme, mais j’eusse, ô combien, préféré qu’André François fût encore là pour se moquer, avec humour et bienveillance, de ce cadeau arrivé, hélas ! trop tard.
Œuvres de Béatrice Alemagna. May Angeli, Christophe Besse, Quentin Blake, Michel Boucher, Alice Charbin-Dumas, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Pierre Cornuel, Katy Couprie, Michelle Daufresne, Thierry Dedieu, Étienne Delessert, Claudine Desmarteau, Malika Doray, Jacqueline Duhéme, Philippe Dumas, Pierre Etaix, Claire Forgeot, André François, Henri Galeron, Letizia Galli, Alain Gauthier, Martin Jarrie, Kitamura Satoshi, Lionel Koechlin, Léo Kouper, Georges Lemoine, David McKee, Daniel Maja, Alan Mets, Consuelo de Mont Marin, Sarah Moon, Pef, François Place, Yvan Pommaux, Claude Ponti, Denis Pouppeville, Tony Ross, Sara, Ronald Searle, Grégoire Solotareff, Frédéric Stehr, Tomi Ungerer, Anne Wilsdorf, Zaü
par : Ricochet
Revue