Adieu à Étienne Delessert
Étienne Delessert fut sans doute l’un des plus grands « illustrauteurs » de ces quelque six
décennies, non seulement par l’importance quantitative de ses publications (quelque 80 albums pour la jeunesse, livres pour adultes, abondante contribution, si originale, à la presse internationale, nombreuses affiches percutantes, films d’animation…) mais aussi parce que, dès les années soixante et septante, il a révolutionné le regard porté sur l’édition illustrée et n’a eu de cesse, jusqu’à son dernier souffle, de défendre ardemment sa conception idéaliste des arts graphiques. Sa création, foisonnante, n’a jamais faibli, ne s’est jamais ankylosée et s’est renouvelée dans la permanence de l’excellence. Elle demeure, et demeurera, une intarissable source d’émerveillement et d’émotion. C’était un travailleur infatigable, opiniâtre, impatiemment en quête du meilleur, épuisant pour ses collaborateurs – dont je fus – mais j’ai beaucoup appris à ses côtés. C’était aussi un ami très attentif qui, alors que j’ai vécu une longue et pénible hospitalisation, m’a très fidèlement entourée, quotidiennement, de son affection et de ses encouragements.
Cet immense artiste est décédé le 21 avril 2024 à Lakeville (Connecticut) où il vivait, depuis 1985, avec sa femme Rita Marshall, experte directrice artistique des éditions Creative. Leur fils, Adrien, et sa femme, Liz, vivent à New York. En 2015, il publia un album testamentaire, Cirque de nuit, où il revisitait sa vie à l’aune d’une disparition prochaine (MeMo), et, à l’éditeur suisse Sladkine, il avait confié ses mémoires, L’Ours bleu Mémoires d’un créateur d’images, un livre passionnant où il croisait son parcours personnel, son riche cheminement professionnel, l’histoire de ses amours et de ses amitiés, avec l’aventure éditoriale d’un demi-siècle. Avec une verve et une sincérité qui ont provoqué quelques remous dans le milieu… A la dernière page, il évoque affectueusement les derniers instants de François Nourrissier à qui il était très attaché et dont il avait illustré quelques textes d’une rare profondeur, « ce sentiment de paix devant une presque-mort » et, prémonitoire, il avait ajouté : « Je sais que Rita sera là, avec Adrien, et posera sa main sur la mienne ». Et il en fut ainsi…
De Lausanne à New York
Fils de pasteur, il était né le 4 janvier 1941 à Lausanne. Sa mère naturelle mourut d’une pneumonie alors qu’il n’avait que deux semaines. Nonobstant, il vécut une enfance heureuse. L’album Un verre, paru chez MeMo, plein d’émotion contenue, raconte la relation du petit orphelin avec la gouvernante que, alors qu’il n’avait que deux ans et demi, son père engagea et qu’il épousa quelques années plus tard. Elle fut, écrit-il, sa « vraie mère ». Pleine de tendresse attentionnée, conteuse inspirée, elle nourrit à jamais l’imagination de ce gamin éveillé et sensible. En outre, c’est à son père, grand amoureux de la nature, qu’il doit son respect des plantes et des animaux. Reflet de cette enfance entourée d’affection, le message écologique de ses Yok-Yok, subtil et baigné d’humour, contribue à l’épanouissement de ses jeunes lecteurs respectés avec une bienveillance quasi paternelle. Il se montra en avance sur les présentes préoccupations environnementales dans ses séries déclinées en livres (Gallimard), disques et dessins animés, dont les célébrissimes Yok Yok, dans ses relectures réjouissantes de l’Arche de Noé, Sans fin la fête et Fourru Bourru, sa vision novatrice de Kipling ou d’Edward Lear, et aussi dans ses Souris, véritables fables écologiques encore très actuelles (Gallimard et Centurion). Son bestaire dégage un fort potentiel onirique. Il évolue dans l’oxymore de ses paysages aussi sombres que lumineux, ses fantasmagories luxuriantes et parfois inquiétantes, son univers aux silhouettes surréalistes, violemment bigarrées ou d’un gris fantomatique.
Il est resté fidèle, jusqu’à la fin de sa vie, à son Helvétie natale où furent montrées quelques expositions mémorables. Son imaginaire si fertile a inspiré, à Sainte Croix, une étonnante scénographie pour le musée privé de Guido Reuge, maître suisse des boîtes à musique, et il a présidé durant quatre ans aux destinées du site de Ricochet dont il a facilité l’installation en Suisse. Il eût souhaité que ses œuvres y fussent conservées mais l’importance de son legs a effrayé les institutions du pays. Cette frilosité l’a profondément déçu et suscité une de ses légendaires colères : il eût espéré (et mérité !) un musée à son nom, comme Tomi Ungerer à Strasbourg, Eric Carle à Amherst ou Stasys Eidrigevičius à Panevėžys. Finalement, la Bibliothèque et les Archives cantonales de Lausanne ont partagé cet héritage avec deux prestigieuses adresses américaines, le Norman Rockwell Museum de Stockbridge et la Library of Congress à Washington où il avait d’ores et déjà exposé.
Un autodidacte génial
Même s’il affirmait modestement ne pas savoir dessiner et être resté l’autodidacte qui peine sur chaque image, c’est avec une aisance souveraine qu’Étienne Delessert maîtrisait les techniques et outils traditionnels, aquarelle, gouache, peinture acrylique, crayon, acryligraphie, encres à la plume ou au pinceau, peinture émail, et, à ses débuts, huiles et tempéra… au service de ce qu’il nommait, non ses illustrations, mais ses dessins graphiques, sa « visualisation d’idées ». Son trait est audacieux et vigoureux, et sa palette lyrique et opulente à la fois. Ses images, énergiques et sensibles, d’une poésie étrange et dérangeante, furent réalisées sur des supports variés, parfois inattendus pour des œuvres destinées à l’impression, car il peignait et dessinait avec brio sur de classiques papiers de textures diverses, mais aussi sur toile, étain, panneaux de bois, cartons teintés, jouant ainsi adroitement des opacités et des transparences.
Après un bref apprentissage de graphiste à Pully dans le canton de Vaud, il assura très vite la direction artistique de Record et dessina pour Okapi. Avec sa compagne d’alors, Anne van der Essen, il créa le studio Carabosse qui réalisait des dessins animés pour la télévision suisse, et Sesame Street, des spots publicitaires et des films ainsi que des disques pour enfants. Il travailla comme graphiste en France, en Suisse et aux États-Unis. Il fut remarqué dès son premier album paru en 1967 chez Harlin Quist à New York, Sans fin la fête, puis, sous la houlette de François Ruy-Vidal avec qui les relations furent orageuses, par les Contes N° 1 et 2 de Ionesco dont il fut un fervent admirateur.
Un portraitiste inspiré
Pour Prophètes et charlatans sur des textes de Bertil Galland et François Nourrissier, Suisse flamboyante écrit par Christophe Gallaz, et pour Le Monde, The New Yorker, The New York Times, The Atlantic Montly, Time Magazine ou Siné Hebdo, il avait dessiné des silhouettes imaginaires ou des portraits aux regards d’une intense force psychologique. Il avait su capter l’intelligence (Piaget, Spinoza), le charisme (Gandhi, Mandela), la goguenardise (Léautaud) ou la fragilité (Oscar Wilde), le désarroi (Kafka), la superbe (Galilée), la noblesse (Dante), la mélancolie (Albert Camus), l’insolence (Rabelais) ou encore la force morale (Louise Michel). Il aimait les personnages inquiétants et grotesques (Ubu roi d’Alfred Jarry chez Gallimard). Ses caricatures politiques d’Obama, mais surtout de Trump, objet de sa vindicte, furent d’une audace inouïe. On lui doit aussi de percutantes affiches.
Quelques beaux portraits aussi dans les enfantina dont il a écrit les textes (Les Sept nains) d’une richesse métaphorique infinie, parus chez Gallimard ou Bayard. L’exubérance tropicale de ses végétations édéniques qui pourrait rappeler le Douanier Rousseau, l’éclat des couleurs, vives et délicates à la fois, les disproportions anatomiques des personnages humains et animaux, l’audace des mises en page, l’étrangeté des atmosphères, la sensualité gourmande des fruits (Jeux d’enfants), le traitement très personnel des monstres fabuleux, tourmentés et en quête de sérénité intérieure (J’aime pas lire! et J’aime vraiment pas lire !), la métaphysique et la morale sous-jacentes (Alerte!) et la mort omniprésente (Qui a tué Rouge-gorge? ), son aspiration constante à l’harmonie, exprimés avec des techniques diverses et toujours remarquablement maîtrisées, ont très vite fait de lui une figure majeure de l’illustration dont il défia magnifiquement les codes .
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Son monde est peuplé de souris aux yeux bizarrement illuminés (Comment la souris… paru à l’école des loisirs, réédité par MeMo et créé en collaboration avec Piaget), de fantômes diaphanes ou morbides (Thomas et l’infini sur un texte remarquable de Michel Déon), d’oiseaux exotiques multicolores, de fleurs éclatantes et profuses (Bas les monstres!), de sombres lapins à la tête énorme (La Corne de brume), de scènes médiévales en camaïeu de bruns (Il était une fois la souris), de compositions fantastiques (Chanson d’hiver), Il a revisité des nursery rhymes (La Chute du roi) en en démultipliant le sens.
Jamais rien d’anodin dans ses albums qu’illumine une métaphysique aux résonances immarcescibles où la vie et la mort, paisibles et énigmatiques, s’unissent en une rassurante osmose.
Au service de ses confrères
Dans sa passionnante relecture de La Belle et la Bête, la Belle prend les traits de son épouse Rita. Le contraste y est saisissant entre la fragilité d’une Belle gracile et l’animalité brute d’une Bête velue et griffue, un ours, comme ceux qui visitent son jardin de Nouvelle Angleterre auquels Étienne Delessert avait coutume de s’identifier. Cet album, dont il existe plusieurs éditions, est paru chez Grasset dans la collection Monsieur Chat qu’il avait dirigée et où il avait fait travailler les plus grands noms de l’illustration, les Topor, André François, Heinz Edelman, Philippe Dumas, Sarah Moon : une culture éclectique, et une admiration généreuse, parfois enthousiaste de nombreux confrères… qui n’excluaitt pas son rejet catégorique de quelques autres.
Acharné à l’ouvrage, soucieux de promouvoir l’illustration et les illustrateurs, il a créé la Fondation des Maîtres de l’Imaginaire où j’ai œuvré à ses côtés. Elle réunit une importante collection de dessins originaux, provenant d’artistes américains, suisses, français, italiens, anglais, lituanien, allemand… choisis parmi les plus doués qui soient. Y voisinent des oeuvres de célèbres disparus et celles d’artistes bien vivants avec, parmi eux, cinq lauréats du prestigieux Prix Andersen, Lisbeth Zwerger (1990), Jörg Müller (1994), Quentin Blake (2002), Roberto Innocenti (2008) et Albertine (2020). Une magnifique brochette de talents que l’avenir va encore enrichir et une sélection d’oeuvres qui tendent à démontrer que l’illustration est un art majeur. Des expositions ont promu la Fondation à Strasbourg (Centre de l’illustration), Paris (Les Libraires associés), Bologne (Palazzo Accursio), Pékin (Tsinghua Art Museum) et Genève (Musée d’Art et d’Histoire)…
Quelques grandes rétrospectives de son œuvre personnelle ont tourné en Europe et aux États-Unis, avec mention particulière à l’exposition du Musée des Arts décoratifs au Louvre en 1975 et celle de la Library of Congress de Washington DC en 1994. De nombreux catalogues furent édités lors de ces manifestations.
Une perte incommensurable pour le monde des Arts graphiques.
Janine Kotwica
24 mai 2024
www.janine kotwica.com
par : BnF - La Joie par les livres
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