Disparition
Étienne Delessert
L’immense « illustrauteur » Étienne Delessert est décédé le 21 avril 2024 à Lakkeville (Connecticut) où il vivait, depuis 1985, avec sa femme Rita Marschall, directrice artistique des éditions Creative. Fils de pasteur, il était né le 4 janvier 1941 à Lausanne où il a vécu une enfance heureuse et revenait régulièrement en Suisse où lui furent consacrées de très belles expositions.
Après un apprentissage de graphiste à Pully dans le canton de Vaud, il assura la direction artistique de Record et dessina pour Okapi. Avec Anne van der Essen, il créa le studio Carabosse qui réalisait des dessins animés pour la télévision suisse, et Sesame Street, des spots publicitaires et des films ainsi que des disques pour enfants dont la célébrissime série des Yok-Yok déclinée aussi en livres. Il travailla comme graphiste en France, Suisse et aux États-Unis. Il fut remarqué dès son premier album paru en 1967 chez Harlin Quist à New York, Sans fin la fête, puis par les Contes N° 1 et 2 de Ionesco.
Pour Prophètes et charlatans sur des textes de Bertil Galland et François Nourrissier, Suisse flamboyante écrit par Christophe Gallaz, et pour Le Monde, The New Yorker, The New York Times, The Atlantic Montly, Time Magazine ou Siné Hebdo, il avait dessiné des portraits aux regards d’une intense force psychologique. Il avait su capter l’intelligence (Piaget, Spinoza), le charisme (Gandhi, Mandela), la goguenardise (Léautaud) ou la fragilité (Oscar Wilde), le désarroi (Kafka),la superbe (Galilée), la noblesse (Dante), l’insolence (Rabelais) ou encore la force morale (Louise Michel).
Ses caricatures politiques d’Obama, mais surtout de Trump, objet de sa vindicte, sont d’une audace inouïe.
Quelques beaux portraits aussi dans ses livres dont il est l’auteur (Les Sept nains) d’une richesse métaphorique infinie, parus chez Gallimard ou Bayard. La luxuriance tropicale de ses végétations édéniques qui pourrait rappeler le Douanier Rousseau, l’éclat des couleurs, vives et subtiles à la fois, les disproportions anatomiques des personnages humains et animaux, l’audace des mises en page, l’étrangeté des atmosphères, la sensualité gourmande des fruits (Jeux d’enfants), le traitement très personnel des monstres fabuleux (J’aime pas lire! et J’aime vraiment pas lire !), la métaphysique et la morale sous-jacentes (Alerte!) et la mort omniprésente (Qui a tué Rouge-gorge?), exprimés avec des techniques diverses et toujours remarquablement maîtrisées, ont très vite fait de lui une figure majeure de l’illustration dont il défie magnifiquement les codes .
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Son univers est peuplé de souris aux yeux bizarrement illuminés (Comment la souris… paru à l’école des loisirs, réédité par MeMo et créé en collaboration avec Piaget), de fantômes diaphanes ou morbides (Thomas et l’infini sur un texte remarquable de Michel Déon), d’oiseaux exotiques multicolores, de fleurs éclatantes et profuses (Bas les monstres!), de sombres lapins à la tête énorme (La corne de brume), de scènes médiévales en camaïeu de bruns (Il était une fois la souris), de compositions fantastiques (Chanson d’hiver, de personnages inquiétants et grotesques (Ubu roi d’Alfred Jarry chez Gallimard).
Il a revisité des nursery rhymes (La Chute du roi) en en démultipliant le sens.
Dans sa passionnante relecture de La Belle et la Bête, la Belle prend les traits de son épouse Rita. Le contraste y est saisissant entre la fragilité d’une Belle gracile et l’animalité brute d’une Bête velue et griffue. Cet album, dont il existe plusueurs éditions est paru chez Grasset dans la collection Monsieur Chat qu’il a dirigée et où il a fait travailler les plus grands noms de l’illustration, les Topor, André François, Heinz Edelman, Philippe Dumas, Sarah Moon entre autres. Aux éditions MeMo, il a publié trois œuvres intimistes, testamentaires car nourries de ses souvenirs, et particulièrement émouvantes (Un verre 2013, Cirque de nuit 2015 et Fourru Bourru 2016).
L’Ours bleu Mémoires d’un créateur d’images (Sladkine, 2015) croise son parcours personnel avec l’histoire éditoriale d’un demi-siècle.
Son imaginaire si fertile a inspiré, à Sainte Croix, une étonnante scénographie pour le musée privé de Guido Reuge, maître suisse des boîtes à musique, et il a présidé durant quatre ans aux destinées de Ricochet. On lui doit aussi de percutantes affiches.
Quelques grandes rétrospectives de son œuvre ont tourné en Europe et aux Etats-Unis, avec mention particulière à l’exposition du Musée des Arts décoratifs au Louvre en 1975 et de la Library of Congress de Washington DC. De nombreux catalogues furent édités lors de ces manifestations.
Travailleur acharné, soucieux de promouvoir l’illustration et de valoriser généreusement le travail de ses confrères, il a créé la Fondation des Maîtres de l’Imaginaire. Elle réunit une importante collection de dessins originaux, provenant d’illustrateurs américains, suisses, français, italiens, anglais, lituanien, allemand… parmi les plus doués qui soient. Y voisinent des oeuvres d’illustres disparus et celles d’artistes bien vivants avec, parmi eux, cinq lauréats du prestigieux Prix Andersen, Lisbeth Zwerger (1990), Jörg Müller (1994), Quentin Blake (2002), Roberto Innocenti (2008) et Albertine (2020). Une magnifique brochette de talents que l’avenir va encore enrichir et une sélection d’oeuvres qui démontrent que l’illustration est un art majeur. Des expositions ont promu la Fondation à Strasbourg, Paris, Bologne, Pékin et Genève…
Avant son décès, il a pu faire don de ses œuvres à de prestigieuses institutions suisses (Bibliothèque et Archives cantonales de Lausanne) et américaines (Norman Rockwell Museum de Stockbridge et Library of Congress à Washington).
Une perte incommensurable pour le monde des Arts graphiques.
Janine Kotwica
13 mai 2024
www.janine kotwica.com
FB Janine Kotwica
par : Les Arts dessinés
Revue