Étienne Delessert nous a quittés
L’immense « illustrauteur » Étienne Delessert est décédé le 21 avril 2024, en Nouvelle Angleterre, à Lakeville, où il vivait, depuis 1985, avec sa femme Rita Marshall, graphiste et remarquable directrice artistique des éditions Creative. C’est une perte incommensurable pour le monde de la culture, de l’édition et des arts graphiques.
Il était né à Lausanne le 4 janvier 1941, presque le Jour des Rois, plaisantait-il, et resta toute sa vie fidèle à son Helvétie natale où il démarra très jeune, en autodidacte, sa vie professionnelle. Il y créa, avec sa compagne d’alors Anne van der Essen, les studios Carabosse, œuvra pour de remarquables expositions, pour l‘étonnante scénographie du Musée Guido Reuge à Sainte Croix, pour le site Ricochet dont il avait facilité l’installation en Suisse, et encore pour la Fondation des Maîtres de l’imaginaire qu’il a créée et qui est désormais abritée au Musée d’Art et d’Histoire de Genève. Elle regroupe des œuvres des plus grands noms de l’illustration mondiale et témoigne de l’enthousiasme d’Étienne Delessert pour la valorisation des arts graphiques. Il a beaucoup donné à la Suisse, et il espérait qu’en retour, à l’instar de Tomi Ungerer à Strasbourg, ou Stasys Eidrigevičius à Panevežys, elle lui offrirait un musée personnel pour l’ensemble de ses créations. Les frileuses tergiversations et hésitations des institutions helvétiques ont suscité l’une de ses ultimes colères et il a dispatché ses œuvres entre la Bibliothèque et les Archives cantonales de Lausanne, et aux USA, sa patrie d’adoption, entre La Library of Congress de Washington et le Norman Rockwell Museum de Stockbridge
Fils de pasteur, il doit à son père sa robuste culture biblique qui éclaire son premier album, Sans fin la fête, paru en 1967 chez Harlin Quist, relecture jubilatoire du mythe de l’Arche de Noé, que l’on retrouvera dans l’un de ses tout derniers livres, encore plus anticonformiste, édité par MeMo, Fourru bourru, où affleurent son amour de la nature et en particulier des animaux (2016). Ainsi, nombre de ses œuvres parues chez Gallimard ou Bayard, ses histoires de Souris et ses célébrissimes Yok Yok, déclinés en films d’animation et en chansons, ont une dimension écologique qui anticipe les préoccupations environnementales actuelles, et cela, c’est aussi à son père qu’il le doit.
Sa petite vie naissante fut endeuillée, au bout de deux semaines, par la perte de sa mère naturelle morte d’une pneumonie. Et pourtant, il n’a cessé de dire que son enfance fut heureuse, grâce à une mère adoptive aimante et attentionnée, grande lectrice, qui a alimenté sa si fertile imagination par une fréquentation assidue de l’univers des contes. La dette à celle qu’il appelle sa « vraie mère », il l’a honorée dans un album bouleversant édité par MeMo, Un verre, plein d’émotion contenue et d’amour filial (2013).
Aussi les références aux récits traditionnels seront-elle nombreuses dans son œuvre et il a dirigé pour Creative d’abord, puis pour Grasset, la collection Monsieur Chat où les grands contes du patrimoine furent illustrés par des artistes de renom, André François, Topor, Heinz Edelmann, Sarah Moon, Georges Lemoine, Philippe Dumas… Il y illustra La Belle et la Bête donnant amoureusement à la Belle les traits graciles de sa femme Rita et à la Bête l’animalité fruste d’un ours, animal auquel il n’a cessé de s’identifier.
Il imagea aussi Rudyard Kipling, Edward Lear, Eugène Ionesco dont les Contes 1, 2, publiés par Harlin Quist, et 1, 2, 3 et 4 par Gallimard ont fait date dans l’histoire de l’édition. Inoubliable aussi est sa collaboration avec Jean Piaget pour Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde, album publié par l’école des loisirs en 1971 et repris en 2018 par MeMo.
Sa culture littéraire, politique, historique, artistique, s’est aussi épanouie, en dehors de ses quelque 80 albums pour la jeunesse, dans ses livres pour adultes (Prophètes et charlatans, Suisse flamboyante) ou dans le presse ( Le Monde, The New Yorker, The New York Times, The Atlantic Montly, Time Magazine ou Siné Hebdo). Il y a, en particulier, il a réalisé des portraits saisissants de vérité, d’humanité, pathétiques parfois, sarcastiques, souvent, toujours impressionnants et émouvants. On n’oubliera pas Saint Exupéry, Camus, Gandhi, Kafka, Mandela, Galilée, Dante, Michel Simon, et tant d’autres. Il ne dédaignait pas la caricature politique, bienveillante pour Obama, mais féroce sur Donald Trump qui l’a beaucoup inspiré.
Ses livres sont d’une richesse métaphorique infinie, étranges et sensuels, audacieux, luxuriants et parfois dérangeants. Il déjoua tous les codes de l’illustration et n’a eu de cesse de la magnifier. Il avait aussi une plume alerte et parfois acérée. Sa puissance de travail a épuisé plus d’un collaborateur qu’il inondait de coups de fil intempestifs et ignorants du décalage horaire. De cela, je puis amplement témoigner, mais je lui suis aussi infiniment reconnaissante de tout ce qu’il m’a appris et aussi de ses amicales attentions dans certaines heures sombres de ma vie.
La mort est omniprésente dans son œuvre, à la fois rassurante et inquiétante. On pense à La Corne de brume, Qui a tué Rouge-Gorge ou Thomas et l’infini du regretté Michel Déon, tous parus chez Gallimard. Son parcours de vie, il nous l’a livré, en 2015, dans deux grands livres testamentaires. L’un, illustré, est Cirque de nuit (MeMo), poétique, inspiré et baigné de spiritualité. L’autre, pour adultes, c’est le récit de ses mémoires qu’il a intitulé L’Ours bleu (Sladkine) où se croisent ses amours, ses amitiés et l’histoire éditoriale d’un demi-siècle. Il y annonce pudiquement sa propre fin, avec une indicible tendresse pour sa femme et son fils.
Adieu, Étienne : tu nous manques déjà…
Janine Kotwica
23 août 2024
www.janine kotwica.com
par : Lu et partagé
Revue