Olga Lecaye, née Solotareff, nous a quittés, il y a 20 ans déjà, le 15 juin 2004. Cette grande dame de l’illustration française pour la jeunesse avait 88 ans. Non seulement elle fut l’auteure-illustratrice d’une vingtaine de livres tout aussi merveilleusement peints que racontés, mais elle a aussi mis au monde quatre enfants, tous artistes, dont deux, Nadja et Grégoire Solotareff, sont également des gloires reconnues de l’édition illustrée et ont transmis leur talent à leurs enfants respectifs, aux prénoms bibliques, Raphael Fejtö, Angélique et Emmanuel Lecaye.
Le cheminement professionnel d’Olga Lecaye (on ne peut parler, pour elle, de « carrière » tant le mot, et tout ce qu’il représente, est éloigné de l’intimité de son univers) fut discret et il a fallu attendre son décès pour que, enfin, se multiplient les hommages – si mérités – qui s’adressaient autant à l’artiste, à la narratrice qu’à une femme d’exception à laquelle aucune exposition personnelle ne fut consacrée de son vivant.
Olga Lecaye
Des rêves venus du froid
par Janine Kotwica
La saga de sa famille, très liée aux grands bouleversements du XXème siècle, est en elle-même un roman qui nous est connu par de nombreuses publications, en particulier celle des Albums de famille de Antoine de Gaudemar dans un numéro de Libération du 29-11-1990, puis par L’errance n’est pas une douleur de Anne Diatkine in Mémoires intimes d’un siècle bouleversé, édité chez Plon en 1999, ouvrage qui met en valeur les richesses intellectuelles, artistiques, humaines que l’immigration a offertes à notre pays.
Une famille russe exilée …
Les parents d’Olga étaient venus de Moscou et de Kiev à Paris en 1903 pour étudier, lui la littérature, elle, les beaux-arts. Les événements de Russie ont décimé leur famille et prolongé, à jamais, un séjour qui aurait dû n’être que provisoire. Devenu architecte, et architecte renommé, Marc Solotareff a obtenu le premier prix de l’Exposition universelle en 1937 pour la construction d’une exceptionnelle passerelle en bois. Artiste dans l’âme, il peignait des aquarelles, et dessinait aussi les vêtements et les chaussures de toute la famille.
Elevés à Soissons, à la russe, dans une maison idéale qui avait appartenu à la Comtesse de Ségur, petite fille de la steppe elle aussi, déracinée elle aussi, Olga et son frère jumeau, sa soeur avec son propre frère jumeau, ont eu des précepteurs. Elle n’ira en classe qu’à onze ans, au Lycée Fénelon, où celle que l’on surnomme « l’étrangère » ne sera pas heureuse.
Cette rencontre décevante avec l’univers scolaire après une première éducation très protégée au sein de la famille, lui servira de référent et de modèle pour élever, le moment venu, ses propres enfants.
D’Alexandrie…
Lorsque Olga Solotareff rencontre, à Alexandrie, juste après la Seconde Guerre Mondiale, son futur mari et futur père de ses quatre enfants, le docteur Henri El Kayem , elle vit un double deuil : elle vient de perdre, des suites de la guerre, son premier époux, franco-égyptien, et son frère jumeau, prisonnier des allemands. Elle était plutôt solitaire en Egypte : élevée en France, elle ne parle pas l’arabe.
Henri El Kayem, francophone et francophile comme presque toute l’élite cultivée du Moyen-Orient, avait fait ses études de pédiatre en France. Grand amateur de littérature, il écrivait lui-même des poèmes dont un recueil, Le Désert dans la porte céleste, fut publié par GLM à Paris en 1937.
Il était né à Mansourah, au bord du Nil, mais n’est jamais parvenu à maîtriser parfaitement la langue arabe. Son père, libanais, était arrivé en Egypte à cheval, ayant ainsi traversé les déserts pour y devenir chirurgien. Fréquentant le monde cosmopolite d’Alexandrie immortalisé par Lawrence Durrell, à la fois médecin de nombreux aristocrates exilés, mais aussi de la famille régnante, des dignitaires du régime et de l’élite intellectuelle, le docteur El Kayem, sa femme qui enseigne le dessin dans une école du groupe Fathy et leurs trois enfants (Alexis est né en Bretagne en 1951, tandis que Grégoire et Nadja sont nés à Alexandrie en 1953 et 1955) y furent heureux. Souvenirs de ces bords du Nil que le Momo de Nadja et les nombreux crocodiles croqués par Grégoire ?
… à Beyrouth
Puis c’est l’affaire de Suez, la prise de pouvoir par Nasser et les troubles qui s’en suivirent. La fuite est alors nécessaire. Henri El Kayem, ayant de la famille et des amis à Beyrouth, y emmène sa famille, vite rejointe encore, hélas, par la guerre civile. Malgré le fracas des bombes et des mitraillettes, tous sont restés au Liban quelques années, les quatre enfants – la petite dernière, Hélène, y est née en 1958 – supportant les troubles avec l’inconscience de la prime jeunesse, tandis qu’Olga publiait des dessins dans un journal de Beyrouth. Ces pérégrinations et ces troubles politiques ne laisseront curieusement pas de trace dans l’oeuvre à venir des trois auteurs-illustrateurs.
Vers les années 1960, enfin, Olga, laissant son mari en Orient où il a un cabinet médical à liquider, prend le bateau avec ses enfants pour la Grèce d’abord et pour la France ensuite.
Retour en France
La famille s’installe en Bretagne, au bord de la mer, dans une maison d’enfance de Olga que Grégoire représentera dans son Mathieu. Malgré les difficultés matérielles, la vie y est heureuse. Pas d’école : l’institutrice, c’est Maman qui se souvient de sa propre enfance et qui ne veut pas que sa couvée souffre des rigueurs scolaires. Elle leur apprend à peindre, car elle a à la fois des dons artistiques et pédagogiques, et lorsque son mari – qui a francisé son nom en Henri Lecaye- viendra les rejoindre, il initiera les petits à cette littérature qu’il aime tant.
On vit en autarcie, à l’abri des modes de pensée et des conformismes sociaux. Olga a des doigts de fée, comme Élise la couturière, la souris héroïne d’un de ses albums à venir. Elle brode et coud, pour sa progéniture, des vêtements et des déguisements comme personne n’en porte. Elle confectionne pour eux des livres originaux, dont certains, comme La Famille Ours et Madame la Taupe, seront édités un jour. Et elle raconte, incessamment, des contes, et encore des contes, et encore des contes, imitée, très vite, par Nadja, qui crée des histoires pour sa petite soeur.
« La plus belle parure d’une femme, écrivait le sévère Caton, ce sont des enfants bien élevés »…
Une belle aventure éditoriale
Juste retour des choses, lorsque Grégoire et Nadja eurent publié quelques livres pour les enfants, ils ont entraîné leur mère, en 1986, à l’école des loisirs. Vingt-quatre albums d’Olga seront édités sous la houlette de Arthur Hubschmid. Le dernier, Léo Corbeau et Gaspard Renard, parut à titre posthume et, en 2009, paraît le recueil Lapins, souris et Cie… qui reprend quelques-une de ses succès. Le parcours de cette famille est inséparable dela fidélité quasiment absolue à une maison d’édition qui a su défendre et valoriser des albums alors novateurs et souvent dérangeants.
Intarissable conteuse, artiste inspirée, elle est une talentueuse auteure-illustratrice (Victor et la sorcière,1989, Malvina , 1993, Didi Bonbon et Docteur Loup, 1994, Le Ballon, 1999, Le Fouet magique, 2001) Mais elle illustre aussi des textes de sa progéniture, le scénariste Alexis Lecaye (Trolik, 1991), Nadja (Le Petit Lapin de Noël, 1996, Le Lapin facteur, 2001, Le Secret de Mina, 2002, Elise la couturière, 2003), Grégoire Solotareff, (L’Invitation, 1998, Kouma le Terrible, 1999, Neige, 2000, Je suis perdu, 2002, Mimi l’Oreille, 2003, Pas de souci, Jérémie!, 2004) et sa petite-fille Angélique (Maudites lunettes, 2006). On a le sentiment que, le plus souvent, la descendance a tenté d’épouser, le temps de l’écriture, la manière maternelle tant ces livres sont proches de ceux dont Olga a elle-même écrit le texte. Ainsi l’insolence et l’impertinence, la caricature, si présentes dans les livres de ses enfants, sont absentes des textes qu’ils lui ont fournis.
Nonobstant, beaucoup d’affinités unissent Olga Lecaye, Grégoire Solotareff et Nadja, ces trois grands auteurs- illustrateurs, mais ils ont réussi la gageure d’exprimer librement, chacun dans sa manière propre, une personnalité d’une richesse hors du commun.
Inspirations
Alors qu’elle dédramatise certains animaux mythiques comme les chauve-souris, Olga crée des chasseurs vulgaires et des sorcières terrifiantes : l’image de Malvina se mirant dans une glace donne froid dans le dos, et ses consoeurs de Victor et la sorcière, L’Ombre de l’ours ou Le Fouet magique ne sont guère plus rassurantes. Les personnages humains, mis à part ces méchants, chasseurs et sorcières, sont absents des publications de Olga et ses héros sont des des jouets (inévitable nounours) ou des animaux sauvages (souris, lapins, ours, loups…), tous résolument anthropomorphes, qui se prêtent très volontiers à une identification gratifiante du jeune lecteur. Ils sont indépendants, généreux, positifs, et vivent une vie familiale affectueuse. Cependant, les livres d’Olga Lecaye ne sont pas mièvres et elle n’enrobe pas ses petits lecteurs dans la guimauve. Les références aux histoires, fables et aux contes patrimoniaux affleurent avec une malice discrète tout en laissant la place aux rituels familiers de l’enfance.
Les décors extérieurs, nordiques, sont d’une rare beauté : forêts sombres, denses et profondes, clairières où se joue la lumière, vertes prairies qui accueillent le brun chaud des isbas, paysages fauves d’automne ou immenses étendues neigeuses, sous-bois poétiques où poussent les fleurs et les baies, jardins à demi sauvages, clôtures et barrières rustiques, clairs de pleine lune ou nuits à peine éclairées d’un maigre croissant. Les intérieurs sont inspirés des datchas russes, un feu pétille dans de vastes cheminées, et les cuisines paysannes sont propices à des recettes végétariennes et des gâteaux qui réconcilient et rendent heureux.
Une grande artiste
Héritière des Fauves, elle use d’un pinceau généreux, toujours lyrique, et sa palette est étendue, d’une grande richesse chromatique. Elle exerce un art consommé du paysage, son traitement des végétaux est digne des herbiers d’autrefois, et elle porte un soin même aux pages de garde qui sont de magnifiques tableaux et à de charmants culs-de-lampe, non dénués d’humour, issus astucieusement de la thématique du livre. Et toujours à la gouache qui est la seule technique employée dans les œuvres éditées.
Si les lieux, intérieurs et extérieurs, sont traditionnels, la banalité et le conformisme sont cependant absents des images, à cause, certes, du talent de coloriste d’Olga, mais aussi grâce à l’audace quasi cinématographique des plans et perspectives, zooms, effets de contre-plongée, plans américains, silhouettes tronquées…
Olga Lecaye était un grand peintre qui, après son compatriote Rojankowski qu’elle admirait, a rendu un hommage nostalgique aux mystérieuses forêts de bouleaux où fleurissent les contes, aux immensités glacées de la Russie de ses origines qu’elle n’a pourtant pas connues mais qu’elle a si bien imaginées, et aux variations de lumière, dignes des toiles d’hiver de Claude Monet, dans cette neige qui lui manqua sous l’implacable soleil d’Egypte et qui a tant fait fantasmer ses enfants sur les rives du Nil.
Et l’on peut s’étonner que cette femme qui a roulé sa bosse de la France tempérée à l’Orient torride ait banni tout souvenir exotique de ses dessins pour ne sublimer que des images rêvées venues du froid…
Les sous-bois occupent presque tout l’espace chez Olga qui n’a édité qu’une seule image maritime, très belle au demeurant, pour clore Pas de souci, Jérémie, alors que ses enfants sont aussi peintres de marines et ont brossé de superbes tableaux de bords de mer, plages et falaises. Et leur palette est moins paisible, plus audacieuse, plus sombre, plus tourmentée voire violente, plus distanciée, et, par la stylisation et l’élimination des détails, la forte épaisseur des coups de pinceau, ils les les tirent davantage vers un monde imaginaire décalé et plus esthétisé.
Olga Lecaye a obtenu le prix Culture et Bibliothèques pour tous en 1994 et le prix suisse Enfantaisie en 2001.
Une visite à la campagne
J’ai eu le bonheur de rencontrer Olga et Henri Lecaye, aux confins de l’Ile de France et de la Normandie, dans leur délicieuse maison champêtre prolongée d’un poétique jardin à demi sauvage et d’un atelier merveilleux, habité des ombres des enfants et petits-enfants partis, envolés, mais omniprésents par leurs portraits, et leurs jouets, et leurs livres, et leurs peluches – ces peluches qui sont devenues des héros d’albums chez nos trois artistes…. Je ne suis pas près d’oublier l’intensité de ces instants vécus avec ce couple d’exception et j’ai alors mieux compris où plongeaient les racines du talent et de la sensibilité de Grégoire et Nadja – je ne connais pas les deux autres enfants – que j’aime et admire en même temps.
Henri Lecaye m’a parlé de son amitié avec Pierre- Jean Jouve sur lequel j’avais soutenu ma maîtrise de lettres, heureux de rencontrer une admiratrice d’un romancier et poète trop souvent méconnu. Il m’a dédicacé Le Secret de Baudelaire, un livre paru chez Jean-Michel Place en 1991, ouvrage qu’il écrivit sur un poète dont il récitait des pages entières avec une indicible émotion. Il a également évoqué sa longue correspondance avec René Char dont l’écriture le charmait.
Nous avons traîné dans l’atelier d’Olga où elle m’a sorti, de ses tiroirs et cartons, des livres – très beaux – en attente de publication, et des croquis, des carnets, des dessins, des peintures d’une fraîcheur et d’une jeunesse d’esprit étonnantes chez une dame de son âge.
Souvenirs, souvenirs
J’ai pu photographier et caresser le vrai Maxou, le caniche bien-aimé d’Hélène, héros des livres de « Nad & Nash » ou de la série si drôle de Nadja.
Maman de jumelles moi-même, j’ai pu lui parler, à la jumelle – soeur de jumeaux -, de mes filles, et de la difficulté de respecter des personnalités à la fois si semblables et si différentes. Étonnamment, la gémellité, pourtant excellent thème littéraire, est absente des livres publiés par Olga, mais elle est traitée, de façon fantaisiste, dans ceux de ses enfants.
Nous avons rêvé de la maison de Soissons qui lui a laissé un souvenir impérissable, et de la Comtesse de Ségur, elle-même nous ramenant encore à l’éducation des enfants, et, partant, à ses propres enfants. Alors que je l’interrogeais sur la lourdeur contraignante que devait représenter une scolarisation à domicile, elle a évoqué, au contraire, avec beaucoup d’émotion, les années de bonheur où ses petits ne la quittaient jamais, étonnée de voir tant de mamans « modernes » confier leurs « trésors » à n’importe qui, mais reconnaissant que tout le monde n’a pas la chance de pouvoir agir comme elle.
En me faisant visiter sa maison, elle m’a montré les portraits qu’elle avait faits de toute sa progéniture, de Grégoire et Alexis petits (ah ! les jolis enfants ! dirait Sophie Rostopchine), de Nadja, beauté souveraine, grave et rêveuse, dans des poses et costumes orientaux, de Hélène, dite Nashka, habillée en gracieux mousquetaire, de ses petits- enfants souvent déguisés. J’ai été émerveillée de l’exceptionnelle maîtrise de ces peintures, pleines de sensibilité et de mystère poétique : en effet, il n’y a pas un seul enfant ni, d’ailleurs, le moindre héros humain, parmi les personnages des albums publiés par Olga Lecaye et ce don du portrait, que je venais de découvrir, est strictement réservé à la sphère privée.
Maintenant qu’elle s’est envolée vers les steppes célestes, il nous reste ses livres, ses merveilleux livres, si beaux, si achevés, pleins de sagesse et de tendresse, si résolument tournés vers l’enfant-lecteur, si désireux de l’aider à grandir, à se forger une personnalité libre et raisonnable, à accepter ce qu’on ne peut refuser, à vivre en harmonie avec les autres.
Une quête incessante de la sérénité et de la paix en soi et autour de soi.
par : Les Arts dessinés
Revue