Ce jeudi 30 mai 2024, en Lituanie, à Panvežys, était inauguré, avec faste, le Stasys Museum, gigantesque musée de cinq étages, sobre et élégant, entièrement consacré à l’immense œuvre de Stasys Eidrigevičius, né le 24 juillet 1949, dans le village voisin de Mediniskai, d’un père polonais et d’une mère lituanienne. La nation tout entière honore ainsi l’enfant du pays et consacre, dans l’enthousiasme, la gloire planétaire dont il jouit désormais.
Les années d’apprentissage
Après une enfance rurale à laquelle Stasys reste profondément attaché, il étudie à l’École d’Arts appliqués de Kaunas puis à l’Académie des Beaux-arts de Vilnius de 1968 à 1973. Il peint avec allégresse, des paysages et portraits, toniques et optimistes, et il fait de la photographie et du théâtre. Professeur de dessin, il travaille aussi pour le Vilnius Philharmonic dont il crée décors et affiches. Il se rend en Pologne pour la première fois en 1972, et parvient, en 1980, à s’installer à Varsovie où la vie est alors moins contrainte, y fonde une famille (il a eu trois enfants avec l’illustratrice polonaise Lucia Sinkiewicz), et il y demeure encore aujourd’hui.
Son service militaire dans l’armée soviétique, en 1975, l’avait plongé dans le désespoir. Enfermé, éprouvant de la répulsion pour les armes, il s’est vu confier l’écriture de longues phrases idéologiques en russe auxquelles il ne comprend rien. Ouvrant un jour des épaulettes, il y découvre des bouts de toiles sur lesquelles il brosse des toutes petites peintures à l’huile. Il peint aussi, à la gouache et à l’aquarelle, sur des chutes de papier photo abandonnées par les soldats, se forgeant ainsi une compétence nouvelle de miniaturiste et se recréant un espace de liberté inviolable.
Loin de la joie de vivre de sa jeunesse, abstraction, surréalisme et absurde s’y mêlent avec une sorte de mystique, d’obscurité, d’inquiétude, de doutes, de mystère : il vient de trouver douloureusement son style, bouleversant, inégalable, où la hantise de l’enfermement sera obsédante.
Une carrière planétaire multiforme
Devenu ainsi virtuose de la miniature, il se fait remarquer par ses magnifiques ex-libris à la symbolique sibylline. Il commence très vite une carrière internationale, à la fois comme peintre, graveur dans la grande tradition slave, affichiste, plasticien, et, à partir de 1977, comme illustrateur d’une trentaine de livres d’enfants, mettant en images des contes d’écrivains baltes, puis ETA Hofman, HC Andersen et Charles Perrault. Peu d’entre eux, édités alors en Pologne et en Lituanie, sont traduits en français. La Reine des neiges, publié par Rita Marshall aux États-Unis et par Étienne Delessert dans l’épatante collection Grasset Monsieur Chat (1984), le fait connaître en France. Les éditions Nord-sud publient plusieurs albums particulièrement remarqués : Le Chat botté (1980), sombre lecture sur laquelle s’étend l’ombre mystérieuse de Parques paysannes, Goulu le Meurt de faim, sur un texte de Kurt Baumann à l’humour dérangeant, ou Histoires de nez, variations lyriques et mélancoliques sur le personnage de Pinocchio qu’il déclinera aussi sur des timbre-poste en Tchécoslovaquie et dont il sculptera la silhouette à plusieurs reprises, stigmatisant ainsi les mensonges politiques de l’Europe de l’Est. Messidor-La Farandole édite, en 1993, Petit cochon, petit chef d’œuvre de dérision décapante. En 2010, François David, très admiratif du travail de Stasys, écrit des textes inspirés sur une somptueuse galerie de masques et visages et le publie dans sa propre maison, Motus (Le garçon au cœur plein d’amour). En 2019, La Joie de lire réédite Le Chat muche sur un très beau texte de Yves Vélan récemment décédé. Son illustration de e.e.cummings (Creative education, 1994) est à l’unisson des innovations stylistiques du poète. Passionné de théâtre et remarquable acteur à la présence charismatique, il joue son propre rôle dans quelques films dont Les 7 mystères d’après Stasys d’Andrzej Papuszynski, et Bouzkachi, le chant des steppes de Jacques Debs.
Signées de son seul prénom « Stasys », ses innombrables affiches sont éblouissantes de créativité graphique et les visages surréalistes qu’elles représentent sont d’une écrasante présence psychologique. Prisonnières d’objets disparates, coiffées, d’animaux incongrus ou de végétaux à la sécheresse mortifère, ces têtes sont déchirantes de tendresse nostalgique et de compassion, et leurs regards intenses, profondément méditatifs, naïfs parfois, enfantins souvent, sont animés à la fois d’un ténébreux mysticisme et d’une incommensurable solitude. Des yeux souvent bleus comme le siens, même parfois absents des orbites, nous interpellent, nous supplient, nous hantent, nous envoûtent, nous hypnotisent.
Exposé dans toute l’Europe mais aussi aux États-Unis et très souvent au Japon, il a reçu de nombreux prix, dont la Plaque d’or de la Biennale de Bratislava, la médaille d’or de la Bienniale des Exlibris de Malbork, le Grand Prix de l’illustration de Barcelone, et des prestigieuses récompenses pour son génial travail d’affichiste à Lahti, Varsovie, Toyama, Katowice…
L’ouverture de ce somptueux musée couronne une magnifique carrière et un talent exceptionnel.
par : Lu et partagé
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