C’est dans son atelier de Montrouge, sous le regard fascinant de masques et de statuettes africaines qu’Henri Galeron me reçoit. Illustrateur provençal, né en 1939 dans les Bouches du Rhône, diplomé en 1961 des Beaux-Arts de Marseille, affichiste à ses heures, il a mis en images de nombreux documentaires et s’est fait connaître pour ses interprétations jubilatoires et décalées de textes littéraires déjantés, oniriques et inattendus. Une passionnante rencontre avec un artiste rare et discret.
Vous avez participé à Un posthume sur mesure, l’hommage que j’ai rendu à André François et vous avez célébré son anticonformisme en le représentant peignant la tête en bas. Ce portrait ne pourrait-il pas être le vôtre?
Peut-être… Je n’y avais pas pensé… C’est quelqu’un que j’ai beaucoup admiré et respecté. Nos chemins se sont croisés trois fois. Il était grave et secret et on n’avait pas envie de le déranger. J’ai beaucoup aimé le film de Sarah Moon présenté au cours de son exposition à Beaubourg.
Le surréalisme est omniprésent dans vos images. Ce courant a-t-il compté pour vous ?
Oui, beaucoup, surtout dans mes débuts, mais plus comme une méthode qu’une source d’inspiration.
Sendak et McKay ont aussi inspiré le graphisme de vos jeunes années. Je pense en particulier à Moka, Max, Mollie et moi…
En fait, c’est surtout Winsor McKay que j’ai imité, et Sendak, mais parce qu’il imite McKay!
Et Robert Crumb pour Le kidnapping de la cafetière?
Robert Crumb et les dessinateurs de l’underground américain m’ont fasciné, le Push Pin Studio, Seymour Chwast, ou Milton Glaser… Delessert, aussi… En 1970 a eu lieu l’exposition The Push Pin Style au Musée des Arts décoratifs. J’en ai toujours le catalogue bilingue à portée de main. On se rendait compte que quelque chose de fort était désormais possible.
On a parlé quelquefois à votre sujet d’hyperréalisme, à la manière de certains peintres américains. Pour Les enfants de la lune et du soleil particulièrement. Trouvez-vous cette comparaison pertinente?
Non, ou alors ce serait du réalisme raté. Ma technique est différente ; dans ce livre, c’est du crayon de couleur écrasé comme du pastel sur du papier teinté. Ce n’est pas léché, et quand j’emploie de la documentation photographique, je ne l’imite pas fidèlement. Je l’interprète.
Vous avez illustré, de Prévert, le livre mythique de La pêche à la baleine. Etait-ce un choix personnel ou une proposition d’éditeur?
C’est Pierre Marchand qui me l’a proposé et j’ai eu beaucoup de plaisir à le faire.
La vue de Trouville, dans Hadji est un clin d’oeil à Savignac?
J’adore en effet Savignac, sa concentration d’idées, l’image directe de ses affiches: représenter un personnage coupé en deux pour le demi-tarif de la SNCF est une idée simple mais géniale, et il fallait y penser. Je crois que je m’en suis souvenu en créant Quand et en illustrant Les Histoires naturelles de Jules Renard.
Vous avez magistralement rendu l’onirisme dérangeant de Kafka. Le pont est une exceptionnelle réussite. C’est vous qui avez souhaité ce travail?
Oui, et pourtant sa traductrice, Marthe Robert, était opposée à une édition illustrée et a déclaré cette nouvelle «inillustrable», ce qui, bien sûr, m’a donné encore plus envie de la faire!
En fait, vous vous êtes fait une spécialité des textes «inillustrables», non? Ainsi de Lewis Carroll: vos images de Lettre d’anniversaire m’ont tellement marquée qu’elles se superposent pour moi à jamais au texte!
Malheureusement, je n’ai pu mettre en images que deux de ses lettres, mais j’aurais aimé en faire beaucoup plus. Et je rêve d’illustrer un jour ses Jabberwocky…
Lear? Carroll? Kafka? Rien que des écrivains qui évoluent dans un univers fantasmagorique. Cela vous amuse de pervertir les mots, de cultiver les paradoxes, de faire s’entrechoquer texte et image? Même le texte de Le Clézio, Voyage au pays des arbres, était marginal dans son œuvre et laissait une grande part à l’onirique.
C’est un livre auquel je tiens beaucoup. Ce qui est passionnant, c’est de rechercher une idée, de s’en approcher, de tenter diverses esquisses. J’essaie toujours d’éviter la redondance.
Vous aviez illustré Rabelais mais les grands classiques sont rares dans votre bibliographie. Y en il d’autres que vous aimeriez illustrer?
Perrault, même si cela a été souvent réalisé. Ce serait une forme de défi! Et je viens de terminer, pour Gallimard, Le vilain petit canard. Je n’en connaissais que des versions édulcorées et j’ai été surpris et admiratif de celle de la Pléiade. J’ai été touché de découvrir qu’Andersen y racontait sa propre histoire.
Vous êtes aussi l’auteur de nombreuses couvertures, de Chair de poule chez Bayard, et des Mille Soleils aussi et beaucoup de Folio chez Gallimard. Lisez-vous les livres avant?
Toujours, et différemment de mes autres lectures, le crayon à la main, pour prendre des notes, ou esquisser des dessins: c’est un réel plaisir pour moi. Je ne saurais pas créer une couverture en ayant seulement lu un ou deux paragraphes au hasard.
Parole a publié, dans un précédent numéro, votre premier dessin: celui du Géranium sur la fenêtre. Comment avez-vous connu François Ruy-Vidal?
J’étais salarié chez Nathan où je faisais des jeux éducatifs. Je m’ennuyais un peu et je rêvais d’autre chose. J’admirais les livres publiés par Robert Delpire, les Le Foll, les André François. Nous étions abonnés à la revue Graphis et sur la quatrième de couverture, il y avait une publicité représentant, comme des timbres-poste, les couvertures si novatrices de Harlin Quist. J’ai d’abord souhaité rencontrer François Ruy-Vidal. Ma femme et moi avons obtenu de Nathan, chez qui j’avais publié trois albums, voyage et hôtel pour la foire de Francfort et nous avons alors rencontré aussi Harlin Quist. La brouille entre les deux associés a malheureusement compliqué les choses. J’ai fait deux livres avec François Ruy-Vidal pour Grasset, La dompteuse et le musicien et Tagada, et j’ai ensuite publié chez Harlin Quist Le kidnapping de la cafetière.
Une autre rencontre qui a compté pour vous a été celle de Pierre Marchand?
J’avais réalisé plusieurs couvertures de Folio avec Massin et Pierre Marchand m’a confié l’illustration de L’appel de la forêt, un des dix premiers Folio Junior, puis ça a été l’aventure passionnante des Enfantimages. Marchand était une très forte personnalité, parfois contestée, mais bourrée d’idées. Ce qui est troublant, c’est que, lorsqu’il a quitté Gallimard pour Hachette, il m’a confié de nouveau une couverture de L’appel de la forêt. Nous avons alors échangé un long coup de téléphone et je n’ai compris qu’après sa mort qu’il me faisait ainsi ses adieux, qu’il refermait la boucle. Maintenant, je collabore avec Anne de Bouchony et je prépare avec elle un livre écrit par ma fille, Tom et son ombre. Ce sera un grand format avec des dessins au crayon noir.
Et François David? Vous avez fait quelques beaux livres chez Motus. Une petite flamme dans la nuit est un livre troublant, sans doute une expérience intense?
Le récit fait entrer l’imaginaire dans la tragédie impitoyable des camps nazis. Il y a le réel, terrible, et l’évasion par le rêve. Ce fut ma première collaboration avec François David comme auteur. C’est un éditeur exigeant qui a des options intéressantes et qui m’a proposé des textes que j’ai été heureux d’illustrer. Et j’aime bien le personnage.J’ai beaucoup aimé faire ensuite avec lui les histoires fantaisistes et déjantées de ce fou sage de Nasr Eddin Hodja.
L’extravagance des univers de Michel Besnier et Edward Lear est proche de votre monde. Et la collection est très raffinée par l’élégance de son papier et de sa maquette. Quelles techniques avez-vous employées pour ces livres?
Pour les poules, la plume, cela va de soi! Pour les rats, le crayon, et pour Sans queue ni tête, l’encre appliquée au pinceau. François David souhaite une technique différente pour chaque livre, et un couple auteur-illustrateur différent à chaque fois. Les deux livres avec Besnier sont une exception à cette règle. L’unité de la collection est donnée par le papier recyclé, le format, la couverture souple et l’impression en une couleur.
Panama vient de rééditer L’île du droit à la caresse dont l’édition Harlin Quist de 1998 était épuisée. Que pensez-vous de ce très grand format?
J’aimais aussi le précédent format que l’on avait bien en mains. L’agrandissement n’est pas homothétique et certaines images ont dû être recadrées. Le monde du livre a beaucoup évolué depuis Enfantimages et son petit format! Mais l’important est que ce livre ait une deuxième vie.
Connaissez-vous Daniel Mermet, l’auteur du texte?
Je l’ai rencontré une fois lors de la sortie de la première édition. J’avais lu aussi Nos années Pierrot où il évoque le souvenir d’un ami disparu, un livre très personnel, sensible, qui m’a beaucoup ému. C’était plein de nostalgie et de tendresse.
Son Là-bas si j’y suis est une émission radiophonique iconoclaste mais peu fantaisiste. C’est souvent une exploration de contrées à problèmes et un forum de contestation, voire de révolte sociale, et certainement pas une annexe de l’Oulipo. Ce texte, avec ses mots-valise et ses néologismes, créatifs et fantaisistes, m’a donc surprise. Comment l’avez-vous découvert? Qui a eu l’idée de ce livre?
Patrick Couratin m’a demandé de choisir entre Quand les chats étaient verts qu’a finalement illustré Tina Mercié, et L’île du droit à la caresse. J’ai choisi le texte de Mermet à cause de ses parentés avec les Jabberwocky de Lewis Carroll: le prétexte pour se laisser aller à toutes sortes de délires. J’ai beaucoup hésité pour la Belle Lurette. Plus j’accumulais les esquisses, et plus elle devenait coquette, féminine, presque sexy.
D’où la page si réussie où elle lime ses ongles?
Oui. Si j’avais pu refaire les images pour la réédition, c’est dans ce sens que j’aurais dessiné. J’aurais mis plus en valeur la sensualité du texte. Ecoutez le dernier paragraphe du livre :
«Et le silence est tombé sur les coussins soleilleux de l’île du droit à la caresse. Ça sent le minoufle heureux, la praline en délire, l’amour des pas grand chose, la frite marginale et le jasmin. Depuis ce jour, l’île du droit à la caresse est devenue un vrai paradifoimieux pleinard et roupeux.»
C’est vraiment sensuel, presque érotique. Si c’était à refaire, je le tirerais plus vers la bluette que vers la caricature et je donnerais alors moins d’importance à des personnages comme les orthograves.
On a le sentiment que ces barbus sont peints d‘après nature…
C’est le cas, en effet : quelqu’un a posé pour moi chez l’éditeur!
Vous semblez ne pas aimer beaucoup l’école. Comme dans Le géranium, leur portrait sent la révolte, le refus du conformisme. Je me trompe?
Il y a, en effet, dans l’album, de la contestation contre les rigidités linguistiques que véhicule l’école, et une célébration de l’inventivité verbale, de la créativité lexicale. Il y a quelques mots très beaux, et d’autres très drôles, et des phrases très poétiques.
Comment avez-vous trouvé le Tire-l’Arigot, et l’idée de l’île en forme de main?
Tout bêtement dans le dictionnaire: un larigot est une sorte de flûte. Alors, j’ai inventé un grèbe dont le bec ressemblerait à une clarinette. Pour les alloufs, ce fut facile: c’est le mot argotique qui désigne les allumettes. La forme de l’île c’est, bien sûr, à cause de la caresse. Et j’ai, exprès, cultivé le côté «cliché» de l’île, plage et cocotiers!
Et la forme bizarre des carabs?
Je voulais faire des cactus avec la silhouette de: Mickey, de Minnie, et aussi de Pluto mais l’éditeur a craint les réactions des services juridiques de Disney. Alors nous les avons déformés à l’ordinateur. C’est un outil magique qui nous a beaucoup servi. J’ai dessiné, par exemple, une seule peluche, un seul stylo, un seul bourdon, et l’ordinateur les a reproduits, multipliés. Nous nous sommes bien amusés !
Dans l’île bien-nommée du Droit à la caresse, sur la plage bleue de Trébizonde, la mystérieuse Belle Lurette, au charme sulfureux, au parfum “de subjugue violet”, ose réduire en confettis le seul dictionnaire de l’île! Galeron a su trouver les équivalents graphiques aux élucubrations linguistiques très oulipiennes du texte, traduire son évidence sensuelle et épouser le combat de Daniel Mermet contre les censeurs de la langue, les “orthograves”, “riflards funéraires, institosaures, gagadémiciens, chipiâtres curetons” qui envahissent l’île pour tenter de juguler la liberté verbale et étouffer tout bonheur de créer. La Belle Lurette et son amoureux rejetteront les envahisseurs et fileront des jours heureux dans ce “paradifoimieux” retrouvé que texte et illustration ont su évoquer avec brio.
Jubilation de la création, amour de l’écriture et des mots, anticonformisme et fantaisie d’images joyeuses et oniriques, luxuriance des couleurs, il est décidément très très Galeron, ce livre-là!
Et c’est un bonheur de pouvoir disposer de ses esquisses pour illustrer la couverture de Parole.