Jean Claverie Dela Bourgogne au Tenessee
En traînant sur les réseaux sociaux, on rencontre, abondamment likés, les concerts de jazz d’un Jean Claverie, mais aussi les dessins d’un… Jean Claverie. Des homonymes ?
Que nenni : il s’agit bien d’un seul et même personnage, qui manie avec le même enthousiasme le crayon et le pinceau que la guitare. Depuis près d’un demi-siècle, cet artiste illustre, avec exigence et sensibilité, des œuvres pour la jeunesse et aussi, parfois, pour adultes. Il peint nus et paysages, et il chante le blues avec un dynamisme généreux qui électrise son public. Rencontre avec un artiste de grand talent, incontournable sur la scène éditoriale, dont le dernier livre, Le Cygne, un conte cruel écrit par Roald Dahl, vient de paraître au Canada. Par Janine Kotwica
Jean Claverie
De la Bourgogne au Tennessee
À quand remonte votre vocation artistique ?
En vrac : mon père nous avait fait, à l’aquarelle, un grand portrait de Geronimo, un poster avant l’heure. Et en peintre du dimanche, amoureux de Sisley, il peignait notre village d’enfance. Ma mère m’aidait à illustrer les poésies de l’école, je me souviens de « La Mort du loup » d’Alfred de Vigny et de la difficulté à représenter un loup vu de trois quarts dos : le secret, c’était les planches gravées du Larousse 1912, la documentation en quelque sorte.
Quelle a été votre formation ?
Mises à part les lettres et l’histégé, après de ternes années lycée, j’ai intégré les Beaux-Arts où enfin mon talent a été reconnu ! Mais j’avais eu de bons professeurs de dessin au lycée et même avant, en primaire.
Vous habitez toujours dans votre Bourgogne natale. Peut-on dire que vous êtes le produit d’un terroir ?
Nous gardons cette maison de famille avec déraison. Le grenier d’enfance, la cave qui fait un peu peur, le pressoir vermoulu ; oui, certainement, le lieu d’enfance imprime toutes sortes de goûts, sensations, envies…
Vous avez longtemps enseigné, aux Beaux-Arts où vous avez été élève, et aussi à l’école Émile Cohl. Comment qualifieriez-vous votre rôle dans ces établissements ?
J’ai connu la fin des ateliers où le patron était capitaine en sa matière. Dans ce cadre, j’enseignais un peu tout : le graphisme, la typographie, l’affiche et l’illustration en fin de cycle… Les réformes successives ont remplacé cette organisation par des départements avec des équipes pluridisciplinaires. J’étais heureux d’enseigner en compagnie d’autres spécialistes (photo, vidéo, son…), mais à cette époque (fin des années 1970), le dessin dans les cycles d’initiation commençait à s’appauvrir : départ des vieux professeurs et anathème du monde de l’art contemporain sur cette pratique jugée d’un autre âge. Dès lors, il devenait difficile d’enseigner l’illustration dans les niveaux supérieurs. Aux Beaux-Arts, j’ai donc davantage travaillé la mise en page, la typo, la conception éditoriale, l’imprimé… ce qui ne nécessitait qu’un dessin assez sommaire.
L’apprentissage du dessin disparaît-il ?
Nous n’étions que cinq professeurs au début de l’école Émile Cohl. Le dessin était alors la matière reine. C’était le socle sur lequel nous pouvions bâtir la formation d’un élève. Je me souviens d’ateliers bondés où régnait une concentration inouïe. Les progrès des gens doués étaient fulgurants mais il y avait aussi l’envers de la médaille : certains peinaient pour rester dans le peloton et d’autres décrochaient, tandis qu’aux Beaux-Arts, c’était un peu comme en fac.
Vous y aviez des confrères plutôt intéressants…
Oui, j’ai rencontré dans les deux écoles des gens de talent, professeurs comme élèves. Lors de mes premières années aux Arts déco de Genève aussi. De vrais initiateurs : René Chancrin et le dessin ingresque, Louis Charrat et la couleur, Martina pour le paysage. Puis des confrères : Gérard Gasquet, Jean-Michel Nicollet, Yves Got, Christian Lax, Daniel Maja, Pierre Ballouhey… et d’autres qui, d’élèves, sont devenus compagnons : Julie Wintz-Litty, Philippe Dupasquier, Philippe Pauzin, Jean Grosson, Matthieu Blanchin, Benoît Chieux. Mais je n’en finirais pas, alors je clos l’exercice avec Coco, grande dessinatrice de presse, qui m’a « e-mailé » récemment que mon cours aux Beaux-Arts était l’un des rares où elle ne s’était pas ennuyée. Cela fait plaisir !
Comment s’est enclenchée votre vie professionnelle ?
Après quelques stages en imprimerie, j’ai écrit aux éditions Harlin Quist et c’est François Ruy-Vidal qui m’a donné mon premier travail : dessiner son logo. Il a sur-le-champ téléphoné à Robert Massin chez Gallimard qui m’a confié des couvertures pour la collection Blanche. En même temps, des agences de publicité me demandaient affiches, annonces de presse, illustrations dans divers styles (ce qui est une formidable école à condition d’en sortir). Un peu plus tard, j’ai rencontré, à Bologne, les pionniers Brigitte et Dimitri Sidjanski de NordSüd Verlag. Et de là, les premiers livres se sont enchaînés à l’international. C’était l’âge de la coédition. Après une année anglaise en famille, les collaborations se sont multipliées : avec Mathew Price, avec Sebastian Walker, avec Albin Michel (Hervé et Claude Lauriot-Prévost, Jacques Binstock puis Lucette Savier), avec Gallimard (Pierre Marchand puis Hedwige Pasquet), avec Bayard Presse (Benoît Marchon et Claude Delafosse), avec Creative Company (Rita Marshall) et, récemment, Le Poutan (Jacques Branciard) et D²eux (Yves Nadon). Et des expositions m’ont aussi sorti de ma cachette, celle du centre Pompidou, Que ma joie demeure, par Christiane Abbadie-Clerc avec Michel Tournier, celle du centre Saint-Martial d’Angoulême organisée par Anne Paillard poursuivie à la Maison de l’image et du son de Villeurbanne avec Maddy Volle. Puis celle du musée de l’Illustration de Moulins, sans compter les innombrables expos pour les bibliothèques ou salons du livre, souvent clôturées par un concert de Little Lou Tour. Des articles, publications et émissions se sont avérés d’une grande aide : Janine Despinette, François Vié, Jean Perrot, Denis Cheissoux et bien sûr toi, Janine…
Est-ce de votre passage initial par la pub et le graphisme que datent votre intérêt pour la typo et vos dons d’affichiste ?
En partie. Il y avait un goût pour la lettre que j’avais étant gosse. Je m’étais amusé, vers douze ans, à contrefaire une page d’antiphonaire, puis, avec le goût du jazz, j’avais imaginé des affiches pour le Festival de Newport, et ce, bien avant d’entamer des études artistiques. Le passage par les Arts déco n’a fait que nourrir et développer cet appétit.
Comment avez-vous commencé à illustrer des livres pour enfants ?
J’aimais follement mes quelques livres d’enfance : Samivel, ceux de ma mère : Pinchon, Henri Morin, et un peu après, Forton, Hergé… Plus tard, chez un libraire de Genève, je tombe sur Les Délicieuses Prunes du méchant roi Oscar de Rick Schreiter. L’alliance de l’image dessinée et de la qualité graphique et typographique a été une révélation. Là était la voie. Des gens que je découvrais, et dont certains sont devenus des amis, empruntaient eux aussi semblable direction : Georges Lemoine, Dušan Kállay, Gary Kelley, Michel Guiré-Vaka, Roberto Innocenti, Étienne Delessert, Binette Schroeder… tous « gens de dessin », observateurs à l’imaginaire aisément stimulable.
Vous avez très tôt illustré des textes de votre épouse Michelle Nikly, qui est elle-même une remarquable artiste, sculptrice en particulier. Le Royaume des parfums vous a permis d’explorer l’orientalisme avec une subtile touche de sensualité.
Nous nous sommes connus aux Beaux-Arts. Michelle n’a cessé de m’étonner par la variété de ses appétits issus de son goût pour la lecture : écriture et traduction, illustration, sculpture… Un jour, elle m’a amené sur les lieux de son enfance tangéroise, là où, descendant de l’avion, on tombe sous le charme du jasmin… Elle a glissé cela dans une histoire où l’on retrouve aussi son sentiment sur la question de la place des femmes dans la cité.
Vous avez, ensemble, concocté une trilogie pour bébés intellos – L’Art du pot, L’Art des bises, L’Art de lire – qui a eu un succès planétaire…
Bébés intellos ? En tout cas, pour parents soucieux de s’amuser eux aussi en racontant des histoires. Pour L’Art du pot, j’avais, à la demande de Villeurbanne, créé une affiche pour un colloque sur les rythmes de l’enfant. L’affiche a plu et, au sortir du colloque, les médecins m’ont demandé de la dédicacer. Il en est resté une série de variations sur le temps du pot. Michelle a eu l’idée de rassembler ces croquis et d’y adjoindre des petits bouts rimés. C’est vrai que ce bouquin a connu un beau destin, de même que L’Art des bises et L’Art de lire qui ont suivi.
Les originaux sont au Japon, je crois, pays avec lequel vous avez tissé des rapports particuliers…
Oui, certains originaux sont au musée Chihiro Iwasaki d’Azumino et les autres sont au Canada, chez une fidèle collectionneuse. Le Japon, nous y avons un fils qui a certainement été influencé par les albums de sa mère. Elle était enceinte quand elle écrivait Le Prunier, son premier livre japonisant. D’autres ont suivi, tous antérieurs à nos voyages pour retrouver notre fils qui vit là-bas.
La trilogie des Arts met en lumière votre don pour peindre les frimousses enfantines, les Arthur, Jérémie, Jeanne et autres Julien. Portraiturés d’après nature ?
Je dessinais les bouilles de mes enfants et aussi ceux des autres. Il m’est aujourd’hui encore difficile de résister à la beauté de ces visages où il arrive cependant qu’on puisse sentir ennui, tristesse ou souffrance. Alors je croque sur le vif ! Puis la mémoire fait le tri des traits essentiels communs à tous les enfants, ce qui permet d’en faire des personnages. Effectivement, un peu comme Jean Perrot a pu le faire avec Dans les rêves de grand-père, qui décrit des émotions sensiblement partagées par tous les grands-parents. Comme je regrette que ce livre atypique n’ait connu qu’un succès limité.
Les contes traditionnels occupent une belle place dans votre bibliographie, et certaines de vos lectures très personnelles de Charles Perrault, La Barbe bleue, Riquet à la houppe ou Peau d’âne, sont éblouissantes de raffinement, et d’une originalité audacieuse dans leur interprétation.
Merci pour l’éblouissement, Janine ! Oui, Perrault est pour moi du pur diamant : rien de trop et tout ce qu’il faut. À chaque lecture une nouvelle perle se montre pour nous dire : j’ai encore tant de choses à te dire. Désir et cruauté pour La Barbe bleue, dons réciproques de l’amour dans Riquet à la houppe, amour incestueux et fuite pour Peau d’âne. Avec, pour chaque conte, des chemins de traverse qui nuancent l’idée principale et sont autant de pistes pour que le dessin s’amuse, s’égaie pour mieux revenir au propos majeur. Le tricotage images sur mots, mots sur images y est un régal sophistiqué.
Le texte, réputé difficile, de ces trois contes de Perrault a été publié scrupuleusement dans son intégralité, ce qui contribue à l’élégance des publications.
Je ne comprends pas cette mode de réécrire ces contes, en « élaguant la langue ». Si ce n’est pour des raisons commerciales bien sûr. J’ai travaillé avec le Garamond contemporain de Perrault et pour Peau d’âne, je me suis seulement autorisé à faire figurer en gris les passages un peu difficiles pour les enfants. Mais ô combien jouissifs pour les parents ! Les versions poche peinent à rendre compte de l’habillage voulu mais, comme le disait Pierre Marchand : de quoi te plains-tu ? Être en poche, c’est être un classique. N’empêche !
Vous vous êtes parfois amusé à jouer la carte des contes défaits, en perturbant leur morale par exemple…
Pour La Princesse au petit pois réécrite en Princesse sur une noix, Michelle voulait montrer que les filles d’aujourd’hui ne sont pas que des chochottes d’intérieur. Saine réaction aux talents de sa belle-mère ?
Vos anachronismes dans Le Petit Chaperon rouge sont jubilatoires.
L’essentiel est que la chevillette ait bien chu. Sinon le petit anorak rouge, munie de sa pizza et de son petit pot de coulis de tomate part voir sa mémé qui justement regarde des cassettes sur sa télé (les séries n’existaient pas encore). Comme on peut voir sur son poste, la gondole en plastique témoigne de son dernier voyage en car troisième âge à Venise. Le loup est un blouson noir, peu de changement. La forêt a disparu, cédant la place à une sombre casse de tacots rouillés bien attirants pour notre héroïne. Le Petit Chaperon rouge, c’est comme le jazz, on s’empare du thème et on s’amuse sur les variations. Certes, il y avait eu de nombreuses versions du Petit Chaperon rouge, mais toutes conformes à l’esprit du conte. L’importance du tirage laisse à penser que le mien n’a pas été étranger à la déferlante des nouvelles variations.
Nous savons, depuis vos Trois Petits Cochons, votre intérêt pour les travaux de construction. L’architecture est toujours savamment étudiée dans vos images.
Ma professeure de piano qui me tapait sur les doigts était l’arrière-petite-nièce de Viollet-le-Duc. Quand elle sentait que j’en avais marre de sa baguette, elle m’ouvrait les grands In-folio où j’admirais La Rochepot, Pierrefonds, Carcassonne, Notre-Dame de Paris avec plein de détails de charpente, de taille de pierre en pinacles, en gargouilles et autres corbeaux. Pour le complexe château de Barbe bleue, je m’en suis bien souvenu : reste de donjon médiéval pour le cruel Barbe bleue, ancien compagnon de Jeanne d’Arc, façade ouverte de croisées et rendue moins brutale pour le Barbe bleue tel qu’il se montre en société, salle de mariage sur le pont enjambant la rivière-fil de la vie, bref toutes les parties architecturales y jouent leur rôle, sans oublier l’indispensable échauguette pour Sœur Anne.
À diverses reprises, vous avez aussi pratiqué les architectures de papier. Je pense à Me voici ! Me voilà, Peekaboo, La Guerre des taupes et surtout aux Trois petits contes au théâtre.
Pour Peekaboo, Mathew Price flairait le best-seller. Il voulait un pop-up costaud. Alors, muni d’un rapporteur et d’un compas, je me suis attelé au paper engineering (il n’existait pas de tutoriels comme maintenant). Je ne suis plus certain du tirage, mais cela a été phénoménal en petit ou grand format. J’aimerais que ressorte ce livre à mécanismes, mais avec une gravure moins pâlotte. Pour La Guerre des taupes, avec Peter Dickinson, l’humoriste du Times, ça n’a pas été le succès escompté : images peut-être trop compliquées pour des enfants. Trois petits contes au théâtre, que nous avons adoré faire avec Michelle, était sophistiqué et fragile. Seules quelques anciennes petites filles soigneuses nous en parlent encore.
Vous avez exploré le patrimoine germanique, avec le charmant coffret des contes de Ludwig Bernstein aux légendes réécrites par Kurt Bauman. Un monde bien différent du Grand Siècle français où vous naviguez fort à votre aise.
Un grand collecteur de contes, ce Ludwig Bechstein ! Quel plaisir de traduire puis de dessiner ces histoires étranges, un peu macabres. Le précieux coffret édité par NordSüd Verlag a eu un grand succès dans les pays germanophones et nordiques. On ne m’a pas donné à vérifier ma traduction pour la version française et une belle coquille s’y est nichée : administration pour admiration ! En me donnant la « Pomme d’Or », la Biennale de Bratislava s’est adjugé les originaux d’un des trois mini albums. Mais auparavant, le Rattenfänger von Hameln a connu des tirages fantastiques un peu dans tous les pays. Il faut dire que la coédition battait son plein à la fin des années 1970. Moi, j’avais en tête les dessins de Samivel qui avaient tellement compté dans mon enfance. J’ai voulu un peu tuer le père en traitant la légende à la sauce sociologique à la mode de cette époque, mais Kurt Bauman a dû écrire sur des images déjà réalisées, exercice difficile. Michelle Nikly en a fait une version sans redondance qui est téléchargeable sur www.livres-au-bois-dormant.fr.
Vos goûts littéraires sont éclectiques. Vous avez mis en images Oscar Wilde (Le Prince heureux), et Le Vagabond de Noël de Benoît Marchon en renouvelant la tradition sulpicienne.
J’avais en tête les images d’Harry Eliott pour Le Prince heureux. Souvent placé dans des univers un peu poético-fantaisie avec châteaux disneyisants par les illustrateurs d’Europe de l’Est, ce joli conte réclamait, selon moi, une vraie atmosphère britannique. Mais comme il est un peu gnangnan sur la fin, je me suis plu à donner le contrepoint à la chute. Dieu demande les plus belles choses que l’ange pourra lui rapporter et ce dernier découvre l’oiseau mort et le cœur en plomb du prince près de vieux ressorts à matelas et autres déchets dans une décharge boueuse. Pour Le Vagabond de Noël de Benoît Marchon, j’ai aimé mettre en images cette vision originale de la nativité, par un enfant qu’aujourd’hui on qualifierait de « mineur non accompagné ».
Chez Gallimard, dans la fabuleuse collection Enfantimages des regrettés Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron, vous avez illustré Que ma joie demeure, une nouvelle d’un Michel Tournier au mieux de sa forme. L’inspiration musicale est prégnante dans ce conte de Noël tragique et désabusé auquel la dédicace à Darry Cowl ajoute une note burlesque et désolée à la fois.
Vous avez tout dit, Janine. La longue déchéance du pauvre pianiste doit s’achever sur une note pathétique : tandis qu’il interprète J. S. Bach, un chapelet de charcuterie doit s’échapper du piano, déclenchant l’hilarité des spectateurs. Et soudain son ange gardien s’élève dans les airs dans une assomption qui fait taire les rieurs. C’est ce final de Michel Tournier que je me suis amusé à détourner : vu des cintres, l’angelot porte un baudrier et est hissé par un machiniste. Pas de miracle, notre pianiste est leurré encore une fois.
Êtes-vous spécialiste des contes de Noël ? Les éditions Actes Sud ont fait appel à vous pour Le Noël d’Auggie Wren, un texte de Paul Auster. Nous imaginons que la collaboration avec ce phare de la littérature américaine a dû vous plaire…
Hé hé, vous vous moquez, Janine ! Mais oui, j’ai illustré pour Astrapi et Pomme d’Api des histoires de Noël. Bien sûr, comme tout le monde, j’avais adoré Brooklyn Boogie et Smoke dont l’origine est ce conte commandé par le Washington Post à Paul Auster pour son numéro de Noël. Oui, je me suis régalé à restituer les multiples sens de ce texte riche. Nous sommes allés, mon fils et moi, à Brooklyn pour en parler avec Paul Auster et, au sortir de la pizzeria, le Nikon s’est mis en rideau : donc pas de photo de cette rencontre, historique pour la famille.
« Black is beautiful. » Les jeunes Noirs sont omniprésents parmi vos personnages, ainsi de Mamadou, petit écolier dont Le Théorème fut concocté avec Azouz Begag en 2002.
Je suis souvent celui à qui on fait appel pour portraiturer des héros noirs. Et ça continue aujourd’hui puisque Rita Marshall, directrice artistique de Creative Company, me demande d’illustrer la vie de Bessie Stringfield, la reine de la Harley-Davidson. Mamadou, l’enfant appliqué et curieux, est de ceux-là ; il m’a donné l’occasion de rencontrer Azouz Begag, dont l’enfance s’est passée pas si loin de chez moi. J’ai regretté après coup de ne pas avoir donné à son personnage des traits d’enfant arabe… pour changer un peu.
Plus récemment, Mon frère et moi, sur un texte d’Yves Nadon, joue subtilement des métamorphoses.
Étrange texte très bref et tout entier dans l’action. Tout devient possible quand on passe au dessin, y compris de faire du héros un enfant noir. Ce qui n’était pas du tout suggéré dans le texte et qui m’a valu, dans la communauté noire très active aux États-Unis et au Canada, de sacrées bonnes critiques. Après, les métamorphoses étaient évidentes et très amusantes à réaliser à la façon d’un « morphing » de dessin animé.
La Batterie de Théophile conjugue l’humour et votre amour de l’Afrique à votre virtuosité dans la représentation des animaux. Et surtout votre addiction au jazz et à ses sources.
Pour ce livre, mes lecteurs sont des musiciens, des parents de musiciens, des profs d’école de musique… À l’époque, car c’est un vieux livre, mon ostéopathe m’avait demandé si j’avais des rêves d’Afrique alors que je n’y avais jamais mis les pieds. Allez comprendre !
La trilogie de Little Lou, qui commence comme Certains l’aiment chaud dans l’Amérique de la prohibition, se poursuit dans la torpeur des États du Sud et se termine avec la libération de Paris par les boys, est un hommage magnifique au blues et à ses interprètes.
C’était en 1986, il n’y avait pas de bouquin pour la jeunesse sur ces musiques. Il me fallait un auteur et je n’en trouvais pas. Pas si facile d’écrire pour les enfants quand on est spécialiste. Alors j’ai commencé à dessiner puis à légender et à épaissir lentement mon texte… et ça s’est fait. Mon éditeur anglais d’alors, Sebastian Walker, croyait pouvoir en faire un livre de luxe pour Noël. Las ! quand il l’a proposé à Baron’s, il a essuyé un refus : pas de Blancs qui parlent du monde noir ! Donc j’ai récupéré mes dessins qui ont dormi dans un tiroir. Cinq ans plus tard, Allen Eady, l’un des rares éditeurs noirs à l’époque, à qui je racontais mes déboires, s’est gaussé de ma naïveté : tu as tiré la sonnette d’une major et c’est chez un petit que tu dois proposer ton bouquin. Tom Peterson, de Creative Company, l’a pris en s’associant avec Gallimard. Il a ramassé tellement de prix dans la foulée, et surtout celui de Montreuil, qui signifiait beaucoup pour moi car le peintre Henri Cueco était dans le jury et Tomi Ungerer m’a remis le Totem.
Il y a, dans ces trois albums, votre fascination pour l’Amérique noire et ses musiques. Vous y faites des prouesses narratologiques, en passant du récit aux images sans texte et à la BD. Du grand art !
Oui, j’aime ce monde depuis l’après-guerre et la radio, quand ma mère me confiait qu’elle aurait bien aimé danser dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Il faut dire que nous habitions la Bourgogne profonde. Pour ce qui est des allers-retours entre pavés de textes calmes illustrés tabulairement et parties d’action traitées en BD, c’est venu assez naturellement, sans effort. Je me suis souvenu des Bécassine avec des petits pavés de texte et des Pieds nickelés ou Bibi Fricotin qui jouaient aussi de ces combinaisons qui satisfont le lecteur de texte et celui d’image. Pas toujours réunis en une seule personne.
L’anthropomorphisme animal est rare chez vous. Il est à l’honneur dans Le Dernier Bal, une fable écologique pleine de la nostalgie des bals populaires d’autrefois.
C’est difficile de passer après Benjamin Rabier ou Michel Guiré-Vaka. Bizarrement, Le village vert se rebiffe était déjà une petite histoire écologique mettant en scène des souris révoltées contre l’industrialisation de leur fromage. Michelle avait composé l’histoire pour le journal communal et quand Pierre Marchand l’a prise pour Gallimard, Brice Lalonde en a écrit la préface. Donc Le Dernier Bal pourrait passer pour une clôture d’exercice. Le bal, la guinguette, l’accordéon, la limonade pour nous les gosses, c’est impossible à oublier, comme le premier baiser.
Cette « zique à papa », comme vous l’appelez dans une des chansons que vous avez composées, vous ne faites pas que la dessiner. Vous la vivez aussi. Votre groupe musical s’appelle le Little Lou Tour, en souvenir de votre trilogie à succès.
Mon père jouait du tango, son père jouait des polkas. Dans cette logique patrimoniale, que pouvais-je faire sinon jouer du rock’n’roll ? Et puis en effet, le besoin de parler de tout ça m’a poussé à créer un petit bonhomme héros de la première histoire Little Lou. Entre deux aquarelles, le temps que ça sèche, je décrochais ma guitare et c’est ainsi que le groupe s’est formé pour partir en minibus avec la batterie, le saxo, le piano, la guitare, les valises et quelques blagues douteuses.
Que vous apporte cette pratique musicale ?
Tout ce dont la solitude de l’atelier me prive. Des gens qui dansent ou tapent des mains ou simplement sourient au son de votre musique, c’est une sacrée expérience. Certes, je suis bien loin de la religiosité qui accompagne la musique sérieuse mais « j’assume ma roture avec félicité », selon le mot de François Vié.
Vous avez composé et chanté avec malice « L’image ne nourrit plus son homme, c’est de la faute au CD-ROM ». Comment vivez-vous l’évolution du statut de l’image dans le monde contemporain ?
« Computer took my job away » est un blues des années 1980 chanté par Buster Benton. Dans ma chanson, trente ans plus tard, je fais le parallèle avec l’image dessinée menacée par le numérique. Cela dit, un clou chassant l’autre, le CD-ROM disparaissait à son tour ! Mais les nuages noirs planent toujours sur ce métier. Ils sont de diverse nature : trop de monde, précarisation des auteurs, multiplication des titres et baisse des tirages… Il reste que la dématérialisation de l’image a porté un sacré coup à la notion d’original, d’image « fait main » avec son enracinement dans des questions et pratiques séculaires. Je me suis intéressé à l’image 2D au tout début avec la palette graphique Grace de Luc van Kang, aidé en cela par Christiane Abbadie-Clerc alors au centre Pompidou. Thomson avait semblé intéressé puis s’est retiré en déclarant que l’outil n’avait pas d’avenir alors que, quelques mois plus tard, Apple proposait une version grossière du logiciel qui allait tout changer, ou presque : Photoshop. Je dois avouer que perpétuellement insatisfait de la pâleur des impressions, je rends grâce à ce même Photoshop qui me permet de préparer, depuis chez moi, les documents pour l’impression.
Vous exposez des portraits de femmes nues dans la pure tradition des modèles d’atelier. Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Au risque de déplaire à certaines et de paraître bien peu original, je suis, comme la plupart des hommes, fasciné par le corps de la femme. Je ne la siffle pas dans la rue, je ne me retourne pas à m’en dévisser les cervicales… je la dessine comme des générations d’artistes l’ont fait, en me posant certainement les mêmes questions. « Quand je dessine un homme, je fais de l’anatomie et quand je dessine une femme, je fais de l’art. » Je ne sais plus qui a dit cela, Degas peut-être ?
Plus zozé, comme disait Zazie, vous avez publié Le Point de vue de l’observateur, un recueil de textes érotiques, magistralement écrits et illustrés. Ces « cupidons zélés » ont dû quelque peu surprendre les groupies de vos livres jeunesse !
Je crois qu’au contraire ce bouquin les amuse. En grandes lectrices, ces dames en connaissent un rayon sur les mystères du « sexe opposé » et s’amusent du regard porté sur elles au travers de ces petites histoires et ces dessins lestes. Mais c’était avant tout une sorte de récréation après avoir loyalement servi les petits lecteurs. Et après tout, sans érotisme, l’être humain n’a plus vraiment de raison de se reproduire.
Avez-vous pensé à ce que deviendra votre fonds d’atelier dans l’après-Claverie que l’on souhaite, bien sûr, très très lointain ?
Oui, j’y pense et puis j’oublie. La perspective du classement, du tri, du feu de joie ou des allers-retours à la déchetterie me fait refermer le tiroir.
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Publié le 03/09/2022 dans Les Arts dessinés N° 20