Les Romans pour la jeunesse de Maryse Condé
LL es romans pour la jeunesse de Maryse Condé
Le 2 avril 2024, mon amie Maryse Condé est décédée, à l’hôpital d’Apt, d’une méchante maladie dégénérative héréditaire, qui avait endeuillé sa famille, et contre laquelle elle a lutté héroïquement durant de longues années. Elle avait 90 ans. J’ai pu l’accompagner à ses émouvantes obsèques le 12 avril en l’église parisienne de Saint Germain des Prés et au bouleversant Hommage national qui lui fut rendu ensuite dans la somptueuse Salle ovale de la Bibliothèque nationale de France. Couronnement ô combien mérité d’un parcours personnel et d’une carrière hors du commun.
Celle que le président Macron nommait, non sans humour, « l’indépendantiste la plus décorée de la République », fut, en effet, couverte d’honneurs à Paris (Grand-Croix de l’ordre national du Mérite, Officier de l’ordre de la Légion d’honneur et Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres). Elle croulait sous les prix littéraires, et j’ai eu la joie d’être à ses côtés lorsque, le dimanche 9 décembre 2018, elle reçut le Prix Nobel de littérature alternatif de la Nouvelle Académie de Stockholm.
Le principal aéroport de la Guadeloupe, son île natale, porte désormais son nom.
Maryse Condé était née à Pointe-à-Pitre le 11 février 1937. Cadette d’une famille de huit enfants, très tôt orpheline, Maryse Boucolon, fit sa scolarité secondaire en Guadeloupe, puis des études de Lettres classiques à la Sorbonne, découvrant alors sa négritude au travers du racisme ambiant.
Au cours de ces années françaises, elle épouse, en 1960, le comédien Mamadou Condé et part avec lui en Guinée, espérant ainsi déterrer ses racines africaines. Après son divorce, elle séjourne dans divers pays du continent noir avec ses quatre enfants, un fils et trois filles. De retour en France en 1973, elle se remarie avec « l’amour de sa vie », son traducteur anglais Richard Philcox rencontré au Sénégal, qui restera fidèlement à ses côtés jusqu’à son décès : une aide affectueuse pour sa vie et aussi son écriture. Journaliste dans la presse écrite, elle a aussi œuvré à la BBC et à RFI, et elle a enseigné, à partir de 1986, à la Columbia University de New York où elle a dirigé le département des littératures francophones.
Sa notoriété, elle l’a obtenue par son travail de journaliste, et surtout par ses nombreux romans, pièces de théâtre, nouvelles, essais et anthologies, écrits, comme elle disait, « en Maryse Condé », un style original, très personnel, où la langue classique se teintait de créolité.
Chantre féminin de la mémoire caribéenne, blessée par l’esclavage et le colonialisme, elle est moins citée pour ses livres d’enfance qui, s’ils ne sont que sept, sont tous de très haute tenue et certes pas inférieurs à son œuvre pour adultes.
On y trouve, en effet, des thèmes communs. Si un seul d’entre eux traite directement de l’esclavage, ses séquelles transparaissent dans la plupart des récits dont trois se déroulent dans sa Guadeloupe natale, un dans la proche Haïti, un en Géorgie, terre d’esclavage, et deux sur le continent africain.
Ses héros, fort sympathiques, ont l’âge du lectorat visé, en fait ses propres petits-enfants, et vivent le passage plein d’embûches de l’enfance à l’adolescence : révolte latente, besoin d’indépendance, crainte devant l’avenir mêlée d’espoir en une vie meilleure, foi en l’amitié. Quatre de ces héros sont masculins, et trois sont des filles qui rappellent étrangement les femmes étonnantes de ses autres romans. Les jumeaux y sont omniprésents. Tous vivent des situations dramatiques du fait des guerres et des désordres politiques. Les mères sont courageuses, certes, mais fragilisées par les difficultés sociales et, souvent, l’absence du père parti combattre ou travailler à l’étranger. Les paysages y sont décrits avec lyrisme et réalisme et la mer exerce, sur tous, une fascination ambiguë.
D ans Haïti chérie (Bayard-Je bouquine, 1987 ; réédité en 2001 sous le titre Rêves amers avec une couverture de Bruno Pilorget), l’héroïne, Rose Aimée, analphabète qui rêve de s’instruire, a 13 ans. Elle vit à la campagne dans une famille misérable. Ses parents l’envoient comme bonne dans une famille de Port–au–Prince. Sur fond des exactions et de la corruption des Tontons Macoutes, exploitée, elle s’enfuit et tente, avec une jeune fille de son âge, de gagner l’Amérique malgré ses peurs et son amour de sa terre natale. Les passeurs, à la vue des garde-côtes, les jettent à la mer avec tous leurs compagnons de misère. Cette fin tragique, à laquelle des événements récents confèrent une triste actualité, est transcendée par un espoir spirituel dans l’au-delà.
C’est un livre bouleversant, avec de magnifiques descriptions de la vie haïtienne, du pittoresque des bus, des costumes, des coutumes et des rites vaudous.
Victor et les barricades (illustrations de Marcellino Truong, Bayard – Je bouquine, 1989) nous raconte l’aventure d’un gamin dont la famille vit à Montebello où Maryse Condé a vécu. Comme il rate son certificat d’études, il est envoyé par ses parents, déçus, chez un oncle à Pointe–à–Pitre pour y travailler dans son garage. Il y arrive au moment de révoltes inspirées par les Cinq glorieuses qui provoquèrent la libération de Georges Faisans. En compagnie d’un garçon déluré, il va découvrir le passé esclavagiste de la Guadeloupe, s’éveiller à la conscience politique et gagner, par là même, la considération de ses parents.
En Guadeloupe, Hugo le terrible (Sépia, 1991) nous fait la chronique serrée d’une catastrophe naturelle vue à travers les yeux d’un jeune garçon qui, dans une famille heureuse et équilibrée, vit les débuts de son adolescence. A cause de l’ouragan qui frappe différemment pauvres et riches,
il prend conscience des inégalités sociales. Avec humour, dans son discours à la New Academy, Maryse Condé rappelait qu’en France, on ne parle de la Guadeloupe qu’en deux occasions, la Route du Rhum et… les cyclones !
La Planète Orbis (Jasor, 2002) est un étonnant livre de science-fiction qu’on verrait bien porté au cinéma. Les illustrations sont de l’artiste italienne Letizia Galli, qui devint alors une amie chère. Le héros, José, orphelin de 10 ans, a perdu ses parents dans un accident de voiture. Pour oublier son chagrin, il se porte volontaire, dans un groupe de trente enfants issus de la Guadeloupe, pour un voyage vers la Planète Orbis, univers glacé et futuriste où de bizarres extraterrestres vont l’éduquer et lui infuser un message d’humilité, d’amour et d’harmonie. A son retour, il est adulte et va mettre en pratique son idéal au Rwanda, pays des mille collines et des sept volcans.
L’héroïne de Savannah Blues (illustrations de Sylvain Bourrières, Bayard – Je bouquine, 2004 ; Sepia, 2008) est une fillette de 13 ans, aînée de la famille, dont le père est allé tenter sa chance au Canada. Sa mère, licenciée de son emploi de serveuse, déprime, tombe malade et ne quitte plus son lit. Elle a deux frères jumeaux, des chenapans, et une petite sœur qu’elle adore. Lorsque la mère doit être hospitalisée, les services sociaux menacent de séparer la fratrie. Heureusement, le père rentre et la vie reprendra « comme avant », aussi précaire, mais avec une famille unie dans l’affection.
Très beau livre sur la mémoire de l’esclavage que Chiens fous dans la brousse (illustrations de Christel Espié, Bayard -Je bouquine, 2006, 2008). L’histoire débute au Mali, à Ségou, si cher à Maryse Condé, au 18ème siècle, dans la famille d’un vaillant chasseur bambara. Ses fils, jumeaux de 13 ans, poètes et musiciens, suivent, contre leur gré, leur père à la chasse. Un soir, ils se sauvent pour écouter un griot et sont faits prisonniers. On les sépare et l’un est emmené à Fès où il préfère se suicider plutôt que de devenir esclave. L’autre, à la suite de tribulations diverses, se retrouvera sur un navire négrier en partance vers le Brésil avec une fillette dont il assure bravement la protection. Un récit sur le commerce triangulaire qui évoque, sans langue de bois, la complicité des Africains ainsi que le rôle des Touaregs et des marchands arabes.
Sublime A la courbe du Joliba (Grasset jeunesse, 2006), magnifiquement illustré par son amie Letizia Galli, est le seul opus qui ne soit pas édité en collection de poche. Maryse Condé nous y présente l’Afrique contemporaine qu’elle aime, avec ses paysages (savane, désert, fleuve), sa végétation, son bestiaire, ses petits métiers pittoresques (brodeuse, écrivain public, pêcheurs…), ses m archés, ses tissus, son artisanat, sa cuisine, ses termitières, ses bus et bateaux, ses mosquées avec leurs mendiants et les talibés des écoles coraniques, les manuscrits anciens des bibliothèques. Comme le livre raconte un voyage, on découvre plusieurs lieux fascinants, Mopti, Bamako, Tombouctou, et on côtoie des ethnies diverses. Mais c’est loin d’être une carte postale car le livre évoque aussi les guerres tribales, la mutation d’une jeunesse tentée par la mondialisation, la coexistence, plus ou moins imbriquée, plus ou moins harmonieuse, d’une culture traditionnelle et du monde moderne. On dépose l’aînée à Bamako chez des cousins un peu snobs qui lui font miroiter les séductions du McDo, du cinéma et des voyages aériens. Le reste de la famille embarque sur un bateau sur le Niger où les deux autres fillettes, jumelles, rencontrent un rappeur débrouillard amateur de Coca-Cola et deux jumeaux afro-américains qui, eux aussi, vont leur ouvrir de nouveaux horizons. A la description émerveillée mais lucide d’un continent, Maryse Condé, mère de quatre enfants dont trois filles, joint la richesse et la complexité des rapports familiaux, des filles entre elles, et, surtout, de la mère et de ses filles qui entrent dans l’adolescence.
Ce magnifique album a été traduit en suédois chez Papamoscas en 2008 (Dâr Joliba gôr en Krôk), lorsqu’elle reçut le Nobel alternatif.
Sept romans exceptionnels qui méritent qu’on les remette à l’honneur, car leur écriture flamboyante et leur saisissante thématique sont dignes de leur charismatique auteur.
Comme le claironnait avec conviction François Ruy-Vidal,
« Il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature ».
Janine Kotwica
www.janinekotwica.com
publié le :28/02/2025
par : Lu et partagé
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