A la courbe du Joliba, paru chez Grasset, écrit par Maryse Condé et illustré par Letizia Galli, raconte la remontée initiatique du Niger, en bateau à aube, par une mère et ses trois filles. La grande romancière caribéenne avait publié en 2002 chez Jasor La Planète Orbis, également mis en images par Letizia Galli. Une indéniable connivence unit l’artiste à l’écrivain.
La réussite de cet album naît de sa richesse dans des domaines divers. Et d’abord la pertinence des rapports mère-filles, en l’absence du père. Vous êtes-vous inspirée, Maryse, de votre expérience personnelle de la maternité?
M. C. Cette histoire est en partie autobiographique. Quand mes filles étaient petites, je vivais avec leur père en Guinée. A cause de la dictature de Sékou Touré et de la rébellion d’une partie des Guinéens, le pays est devenu invivable et dangereux. Nous avons dû le quitter. C’est ce départ que j’ai actualisé en changeant les conditions et le cadre politique. J’ai remplacé la Guinée par la Côte-d’Ivoire qui, après avoir été un havre de paix, connaît maintenant une situation de guerre civile. Quant au Mali, il a toujours occupé une place privilégiée dans mon imaginaire. J’ai donné de l’importance aux ethnies dont le rôle compte énormément dans l’histoire politique de l’Afrique.
Vous avez dépeint un beau personnage de mère, désemparée, douloureuse, sensible, qui éprouve des difficultés à se situer entre la nécessité de l’autorité, de repères, et l’indispensable apprentissage de la liberté. C’est donc difficile d’être mère?
M. C. Oui, je crois que toutes les femmes le savent. Etre mère est un beau métier, mais très difficile.
Vous avez su évoquer aussi le seuil délicat de l’adolescence avec ses révoltes, ses tentations et ses incertitudes. Ce sont des souvenirs personnels?
M. C. Mon fils est décédé et j’ai élevé trois filles. J’ai suivi leur évolution, leurs problèmes, je les ai aidées à les résoudre quand je le pouvais. Je sais au prix de quels efforts les liens avec elles sont toujours demeurés profonds.
Vos portraits, Letizia, sont craquants: les avez-vous peints d’après nature?
L. G. Une ancienne photo de ses filles que Maryse m’avait prêtée a été sûrement un des points de départ de mon inspiration, mais, par la suite, les mots de Maryse et son récit de fiction m’ont, bien sûr, conduite plus loin.
Vous êtes née en Guadeloupe. Pourquoi avez-vous fait ce long séjour en Afrique après la Caraïbe et Paris?
M. C. Je suis allée en Afrique après mes années d’université en France. J’ai suivi mon mari qui était alors un Guinéen. Ce mariage avait une portée symbolique. C’était une façon de revenir vers mes origines africaines et aussi d’adopter un pays qui, lors du referendum de 1958, avait dit Non à la France.
Vous avez, chacune avec ses moyens propres, rendu merveilleusement la beauté de la nature – majesté du fleuve, séduction du désert – sans tomber dans les clichés du folklore touristique. Letizia, vous connaissez peu l’Afrique, et pourtant vos images des car, taxi-brousse, bateau à aube, petits métiers, sont justes, vivantes, pittoresques. Quelle documentation avez-vous utilisée?
L. G. Les photos ou la documentation ne me sont pas très utiles, car on n’est pas dans une juxtaposition texte-image.
Il y a dans vos petits tableaux une stylisation qui vous fait retrouver, dans un contexte africain, les avant-gardistes russes que vous aimez. Mais, ici, c’est très différent de vos livres antérieurs.
L. G. Je suis heureuse que vous ayez remarqué une évolution dans mon travail. Je ne sais pas si les avant-gardistes russes m’ont beaucoup influencée ou si je les rejoins dans ma recherche personnelle sur la perception visuelle.
Vous ne faites, aux difficultés sociales et politiques de l’Afrique, que des allusions subtiles. Guerres intestines, pauvreté, carences dans la scolarisation, relents de colonialisme sont évoqués, certes, mais avec tact, sur la pointe des pieds, comme de petites brèches ouvertes où peuvent s’engouffrer les questions des enfants. Haïti chérie – Rêves amers était beaucoup plus dur. Pourquoi avoir adouci le ton?
M. C. En fait, c’était une recommandation de l’éditeur: les guerres font fuir les jeunes lecteurs. Car les enfants ont une autre approche du danger. Dans des situations de grande angoisse, ils savent s’ouvrir des fenêtres de divertissement et de plaisir.
Je ressens une cohabitation plus qu’un affrontement entre la culture traditionnelle incarnée par le griot, et la révolte du rap qu’exprime Fama.
M. C. En effet, il n’y a pas d’affrontement à mon avis. Il y a intégration d’éléments culturels différents venus d’ailleurs.
Pour l’une comme pour l’autre, la musique est une composante importante, surtout quand on parle des ados. C’était déjà le cas dans La planète Orbis. Etes-vous musicienne, Maryse?
M. C. Je ne suis pas musicienne au sens que je ne joue d’aucun instrument, mais la musique compte énormément pour moi.
Avez-vous pensé, Letizia, à un musicien précis en croquant de façon si vivante le jeune Fama?
L. G. Le rap est maintenant entré dans le patrimoine des jeunes générations. C’est un langage bien plus important que ce qu’on voulait croire au départ. Tout vient de Malcom X, de Linton Kwesi Johnson qui ont développé ce style dans leurs speechs poétiques et idéologiques.
Le rêve américain est présent, avec la séduction mondialiste (Mac Do, cinéma) incarnée par les cousins de Bamako. Je n’ai pas eu le sentiment que vous critiquiez ces envies, mais plutôt que vous les compreniez…
M. C. Je ne suis pas un donneur de leçons. Je pense qu’il est très grave de prétendre enfermer l’Afrique et les Africains dans des schémas rigides. Ils ont le droit de s’ouvrir aux influences qui leur plaisent.
Vous avez toutes deux un couple mixte, comme en négatif l’une de l’autre: est-ce que cela vous a rapprochées?
L. G. Non, pas particulièrement, mais il est vrai que la communication entre Maryse et James, mon mari, qui sont tous deux originaires de Guadeloupe, est très proche et facilitée par des codes communs.
M. C. Je ne sais pas pourquoi je suis si proche de Letizia. Rappelez-vous Montaigne parlant de son amitié avec La Boëtie.
La race compte moins que la culture, disiez-vous dans l’Histoire de la femme cannibale. Dans Joliba, il n’y a presque aucun Blanc: les auriez-vous expulsés de façon délibérée d’une Afrique où ils n’auraient légitimement plus rien à faire?
M. C. Le voyage des enfants et de leur mère a lieu sur un bateau, le Général Soumaré, où il n’y a pas de Blancs. Ce genre de locomotion est surtout utilisé par les autochtones. Je n’ai aucune intention d’expulser les Blancs d’Afrique. D’ailleurs ils apparaissent dans le chapitre où les enfants sont à Mopti.
J’ai lu Ségou avec passion à une époque où je travaillais souvent en Afrique. Pourriez-vous écrire un Ségou lisible par un jeune public?
M. C. Mais Joliba est une sorte de Ségou!
Oui, mais en plus édulcoré. C’était une fresque historique touffue, très riche, souvent cruelle. Est-ce que vous pourriez parler par exemple de la Négritude comme si vous vous adressiez à vos propres petits-enfants?
M. C. Je ne dirais pas plus édulcoré. Je dirais moins pédagogique, moins historique, car le livre s’adresse à des enfants qui aiment le mouvement et sont sensibles à la modernité. Il n’est pas question de leur faire un discours sur la Négritude.
Letizia, vous avez beaucoup publié sur vos racines italiennes, puis vous avez diversifié vos sources d’inspiration. Que vous apporte la collaboration avec Maryse?
L. G. J’ai illustré ce récit, tout en essayant de transmettre aussi ma connaissance de Maryse et mon admiration pour la grande romancière qu’elle est, pour son usage étendu des parlers francophones, son métissage linguistique, ses néologismes. Son écriture exerce sur moi une fascination qui va au-delà des sujets de ses romans.
C’est votre seconde œuvre commune. Comment vivez-vous de voir sur le papier le contrepoint en images de vos mots?
M. C. Un écrivain n’est jamais satisfait de se voir «voler» ses images, que ce soit au cinéma ou dans un album illustré. Mais j’ai aimé le travail de Letizia. Je ne me suis pas sentie trahie.
Envisageriez-vous une autre collaboration?
L. G. Si Maryse écrit le texte sur l’esclavage que je lui ai plusieurs fois demandé, je serais très fière de l’illustrer! Elle a présidé le Comité pour la Mémoire de l’Esclavage. Cette reconnaissance est essentielle: on ne doit ensevelir cette mémoire nulle part, et surtout pas à l’école!
MC. Une autre collaboration, certainement, puisque Letizia en est d’accord. Mais je dois avouer que je ne suis plus tentée par un livre sur l’esclavage. J’ai déjà écrit un texte sur ce sujet pour «Je bouquine», Chiens fous dans la brousse. Je crois que nous pouvons toutes les deux rêver à autre chose…