Mes non-entretiens avec Stasys le Magnifique
Intrigant visuel que celui de l’exposition Stasys L’Homme Cent têtes qui se déroule jusqu’au 30 août au Centre André François de Margny-lès-Compiègne. Une version iconoclaste du classique Centaure qui conjugue l’homme au cheval, avec un mulet azur entravé sur la tête d’un vieillard, un paysan moustachu d’une déconcertante noblesse, au visage buriné, gris violacé et au regard bleu d’une infinie mélancolie. L’équidé est littéralement « les quatre fers en l’air ». Mort ? On peut légitimement le supposer même si la vivacité de sa couleur et la fantaisie du motif de sa robe constellée de petits motifs blancs mettent audacieusement Thanatos à distance. Peut-être avons-nous là une réinterprétation funèbre des chevaux bleus de Franz Marc et des images éblouissantes du Blaue Reiter ? Ou peut-être une parodie très personnelle des têtes d’Arcimboldo ?
Le mystère de cette image suscite bien des interrogations.
Non-entretien du 12 novembre 2010
D’aucuns seraient tentés de vérifier ces hypothèses auprès de l’artiste lui-même. Impossible avec Stasys Eidrigevičius qui ne se prête guère au jeu des questions-réponses d’un entretien traditionnel et pratique avec maestria l’art de l’esquive. Je l’ai vécu à mes dépens lors de la sortie de l’album Le Garçon au cœur plein d’amour écrit et publié par François David chez Motus en 2010. François raconte la gestation de ce livre dans le catalogue de L’Homme Cent têtes. J’avais été la marraine de ce bébé-livre car j’avais mis en relation l’auteur-éditeur avec l’illustrateur que je connaissais de longue date. Lorsque Stasys est venu en France pour promouvoir cet opus à peine éclos aux Boréales de Basse-Normandie, la Bibliothèque de L’Heure joyeuse a organisé, le 12 novembre 2010, un débat avec lui dans ses locaux de la rue des Prêtres Saint Séverin et sa directrice, Viviane Ezraty, m’a demandé d’animer cette rencontre. Tétanisée par la stature du maître, j’avais préparé la chose avec soin. J’avais scanné de nombreuses images afin de les projeter pour étayer nos propos et je les avais scupuleusement classées dans un ordre thématique qui m’avait coûté un long temps de réflexion. Stasys est lituanien et vit à Varsovie. J’avais donc sollicité le concours d’une traductrice polonaise, en l’occurrence de Janka Smith, épouse du cinéaste Andrzej Papuziński : ses liens d’amitié avec l’artiste et ma connivence avec elle auraient dû faciliter la communication.
J’avais sélectionné des images d’œuvres peu connues en France, ses premiers ex-libris qui ont assis sa notoriété de miniaturiste, ou les illustrations de ses premiers livres non traduits dans la sphère francophone. Or, en 2001, pour une exposition à Amiens, Croûtes de pain, je lui avais emprunté des originaux du Chat botté (Nord-Sud, 1990), les pages paysannes de la culture du blé, avec leurs inquiétants faucheurs mortifères. L’image d’un moulin a réveillé la mémoire de cette exposition et a déclenché un long monologue sur les souvenirs agrestes de son enfance, du blé qu’il emportait à moudre avec son père à dos de mulet, de la farine qu’ils rapportaient à la maison, de sa mère pétrissant la pâte, de l’odeur du pain chaud qui embaumait la cuisine, des croûtes qui craquaient sous ses doigts gourmands. J’ai eu beau m’échiner à tenter de le ramener à notre propos, il s’esquivait avec un sourire malicieux et revenait interminablement aux miches fondantes de sa jeunesse, pour le plus grand amusement du public qui me voyait ainsi patauger désespérément dans la farine.
Les Sept mystères d’après Stasys
Lors de l’inauguration de l’exposition Stasys L’Homme Cent têtes, j’ai projeté Les Sept mystères d’après Stasys, un filmréalisé par Andrzej Papuziński en 1994 que j’avais pu découvrir, avec étonnement et admiration, lors de sa sortie au Centre culturel polonais de Paris. Le réalisateur eût dû être des nôtres mais un retard sur un tournage en Pologne nous a privés de sa présence.
Son film déambule dans sept métaphores successives de l’artiste, la pierre, le pendule, la soif, la faim (où l’on retrouve le pain!), le labyrinthe, l’espoir, la libération. Stasys, vêtu d’un scapulaire monastique, auréolé de la crinière léonine de sa jeunesse, y joue discrètement son propre rôle, observant ses compositions et leur appropriation par les gamins de l’orphelinat de Pyry auquel fut joint son fils Ignacy. Sur une musique sublime de Bronislovas Kutavičius se déroule un cérémonial muet à la mystique diffuse qui apparente ce film aux mystères médiévaux. L’omniprésence des enfants qui luttent pour leur liberté confère une innocence poétique aux épisodes qui se succèdent et renouvelle la thématique stasysienne du masque et de l’enfermement.
Le public, ému, se tait d’abord après les applaudissements. Puis viennent quelques questions traduites en polonais, avec un grand professionnalisme, par Michel Lisowski, interprète ami de Stasys, fils de Anna Zaleski qui a parrainé le catalogue de l’exposition.
Ainsi, de l’illustratrice May Angeli :
– Pourquoi l’univers de ce film est-il totalement masculin ?
Non réponse de Stasys :
– Il faudrait le demander à Andrzej Papuziński … qui n’est pas là ! C’est lui, le réalisateur du film !
De la salle :
– Vous n’avez pas participé à l’élaboration ?
– J’ai essayé de lui faire des propositions mais il n’en a jamais tenu compte. Ce fut la même chose avec Jacques Debs pour Bouzkachi Le Chant des steppes dont la première a eu lieu à Paris en 2005 et qui a été présenté dans des festivals en Pologne. Qui a vu Bouzkachi ? (Peu de doigts se lèvent). Bon, vous pouvez l’acheter en DVD. Et Janine va le projeter ici durant l’exposition.(rires)
Le réalisateur, pendant le tournage, a récusé toutes mes suggestion en me disant : « Quand tu feras ton propre film, tu feras tout ce que tu voudras ! » J’avais tourné une scène que j’aimais bien et où je jouais avec des enfants mais je ne sais pas pourquoi cette scène a disparu au montage.
De la salle :
– Est-ce que votre prénom a une étymologie commune avec la Stasi ?
– Mon Dieu non, c’est la version lituanienne de Stanislas !
De la salle :
– Comment situez-vous votre œuvre par rapport à celle de Tomi Ungerer ?
– Quand j’ai été finaliste pour le Prix Andersen en 1998, Tomi Ungerer a été mon principal concurrent… et il a gagné ! (rires)
– Dans le film, on voit des jouets en bois. C’est vous qui les avez fabriqués, comme Tomi Ungerer, justement, ou comme André Hellé ou Benjamin Rabier ?
– Pendant le tournage du film, il y a de très longs temps morts. Alors, je me suis amusé à fabriquer des jouets de mes mains avec des planches et des clous. Le tournage devenait ainsi une sorte de performance. Nous étions dans un grand espace où on tournait des films et on y a installé une grande estrade en bois. Depuis cet atelier est passé de mains en mains. Il y a eu là des festivals biélo-russes où les gens pique-niquaient de spécialités culinaires typiques, oignons, pain et lard. (rires)
De Jean Perrot :
– Dans ce film, comme dans les œuvres exposées, vos héros sont souvent emprisonnés et cherchent à se libérer. Est-ce qu’il y a une différence entre les œuvres réalisées avant et après la chute du mur de Berlin ?
– On trouve dans toutes mes images et à tous les moments de ma vie un grand besoin de liberté. Vous avez tout à fait raison de le remarquer. La recherche, le désir, la quête de liberté, sont toujours dans tous mes travaux, que je représente un chat, un chien ou un homme. C’est très fort chez moi. Un Japonais qui a écrit sur moi a dit que mon œuvre était le commentaire poétique d’une journée grise. (applaudissements)
Non-entretien du 17 mai 2014
De JK
– Cette image me semble une métaphore de ce que nous espérons de cet après-midi, c’est à dire pénétrer dans vos pensées, et peut-être dans vos sentiments.
– J’ai une anecdote sur cette image. Une agence publicitaire m’avait commandé trois affiches. J’ai créé les visuels et elle a placé les mots et les lettres. A Cannes, il n’y a pas seulement un Festival du Cinéma. Il y a aussi un Festival de l’Affiche et ce poster a été primé.
– C’est une photo prise dans mon atelier à Varsovie. Sous ce masque, il y a Tadeusz Rosewicz, un grand poète polonais et un ami très cher, décédé le 24 avril 2014.
– Vous avez créé beaucoup de produits dérivés.
– Vous photographiez depuis votre adolescence. Récemment vous avez réalisé de superbes nus masculins et j’ai découvert aussi vos grandes toiles avec des fonds calligraphiés.