Il y a quatre siècles, naissait Jean de La Fontaine. Pour célébrer cet anniversaire hautement littéraire, les éditeurs francophones rivalisent avec des parutions nombreuses et inégales. Brigitte Morel, créatrice et directrice des Éditions des Grandes Personnes, a laissé Henri Galeron, talentueux illustrateur s’il en est, imager 42 fables de son choix. Pari magnifiquement réussi : son interprétation fera date dans le corpus de notre fabuliste national.
Entretien avec un artiste discret et élégant qui a éclairé un demi-siècle d’illustrations de sa fantaisie empreinte de distinction, de son savoir-faire et de son imagination malicieusement anticonformiste.
Henri Galeron
le « paradifoimieux » de l’image
Entretien avec Janine Kotwica
N’est-il pas intimidant de mettre ses pas dans ceux de Rabier, Granville, Chagall, Doré et tant d’autres ?
Oui, certainement, et lorsque Brigitte Morel m’a proposé ce petit challenge, je ne connaissais pas la totalité de ces interprétations pour les fables sauf celles de Doré et Granville. Impossible de faire mieux ! Tout est dit chez Granville.
Pourquoi La Fontaine ?
Parmi les auteurs du XVIIème dont il fallait apprendre les textes « par cœur » en classe, je gardais un bon souvenir de ces fables aux morales réjouissantes car au détriment des puissants.
Vous avez choisi quelques fables très célèbres, d’autres plus confidentielles comme Le Singe. Qu’est-ce qui a guidé vos choix ?
Nous avons pensé avec Brigitte qu’il fallait choisir des fables très connues pour ne pas décourager le lecteur qui s’attend à les trouver dans l’ouvrage et compléter ce choix avec d’autres moins connues et dont le propos pouvait être transposé à notre époque.
Ce n’est pas la première fois que vous illustrez un auteur ancien. Vous avez déjà servi Andersen et les frères Grimm. Qu’est-ce qui vous a séduit chez eux ?
Les frères Grimm ont surtout compilé des contes populaires, Andersen est un créateur et le conte est pour lui un mode naturel d’expression.
Le Vilain petit canard (très autobiographique) parle de la difficulté d’être différent de ceux qui vous entourent et de l’absence de tolérance.
Mais parmi les conteurs, pourquoi pas Charles Perrault ?
Et pourquoi pas ? Bien que ses contes soient encore plus souvent publiés et illustrés que les fables de La Fontaine.
Je vous sens proche de Lewis Carroll. Vous aviez fait, pour le Centre Pompidou, un inoubliable portrait d’Alice, et votre Lettre d’anniversaire est un petit chef-d’œuvre. D’où vient cette connivence ?
J’ai toujours été attiré par l’onirisme, l’absurde et le non-sens et l’on trouve tout ça chez Lewis Carroll, ce qui permet de concevoir des images tout aussi absurdes et vides de sens !
Lettre d’anniversaire a été publié, chez Gallimard, dans la mythique collection Enfantimages. Vous y avez oeuvré plusieurs fois, et toujours pour de grands textes de la littérature universelle, Jules Renard (Histoires naturelles), Franz Kafka (Le Pont), Le Clézio (Voyage au pays des arbres), Jacques Prévert (La Pêche à la baleine). On y ressent combien votre complicité est jubilatoire.
Je dois ces choix et ces propositions à Pierre Marchand fondateur avec Jean-Olivier Héron de Gallimard jeunesse. C’était plus une complicité réelle avec lui qu’avec les auteurs. Je voulais le surprendre.
La méchanceté d’Alphonse Allais, dont vous avez imagé Trois Contes élégamment reliés en coffret par Les Grandes Personnes, vous a aussi réjoui.
C’était un projet que j’avais en tête depuis longtemps et les éditions des Grandes Personnes m’ont permis de le réaliser. Alphonse Allais n’est pas seulement méchant, il est cruel avec humour. La réunion de ces trois contes choisis dans son œuvre illustre bien cette tendance alors que Charles Perrault est cruel mais sans humour.
Beaucoup de ces textes sont considérés comme « inillustrables ». Cette gageure vous a stimulé ?
C’est au sujet de la nouvelle Le Pont de Kafka que Marthe Robert, traductrice et spécialiste de son œuvre, avait affirmé : Kafka est inillustrable et s’était même opposée à ce qu’il le soit. Pierre Marchand était passé outre et m’avait confié la nouvelle. Sans vouloir rien prouver, ce défi m’avait plu.
Vous avez, c’est évident, une attirance particulière pour les jeux de mots et les situations absurdes. Je pense au Chacheur, aux Virelangues et Trompe-oreilles, à L’île du droit à la caresse, à Paysageux, à Dans mon oreille…
Dans la chronologie des livres contenant des situations absurdes, L’Ile du droit à la caresse de Daniel Mermet est un de mes premiers. C’est une évidente référence au Jabrecocq de Lewis Carroll que je n’ai pas eu le plaisir d’illustrer.
Vos images sont, comme disait Daniel Mermet, « paradifoimieuses ». Vous trouvez des équivalents graphiques très astucieux aux pirouettes verbales. Est-ce spontané ou le fruit de longues cogitations ?
Les mots, à la première lecture sont parfois des déclencheurs d’images qui paraissent évidentes. Parfois trop. Et c’est pour en trouver de moins évidentes que le travail de réflexion va commencer. Je m’intéresse plus à l’idée qu’à la forme, mon style étant de ne pas en avoir.
Edward Lear (L’Homme qui voulait apprendre à marcher aux poissons) vous a particulièrement inspiré.
J’ai toujours voulu illustrer un choix de Limericks irrévérencieux et absurdes d’Edward Lear tiré du Book of Nonsense. L’idéal aurait été de le faire sur les traductions et adaptations d’Henri Parisot.
Y a-t-il un lien entre ce goût du jeu verbal et iconique, et votre début de carrière où vous avez créé des jeux pour Nathan ?
Non, je n’en vois aucun sinon le mot « Jeu ». Je me suis particulièrement ennuyé pendant tout ce temps chez Nathan en essayant, sans y réussir, de contourner les contraintes des commerciaux.
Vos débuts dans l’édition ont été guidés par le couple satanique Quist-Vidal, si important dans les années septante. Comment les avez-vous connus ?
C’est la 4ème page de couverture de la revue N°131 de Graphis en 1967 qui m’a fait découvrir quelques uns des premiers livres d’Harlin Quist. Sans fin la fête d’Étienne Delessert , L’Arbre d’Étienne Delessert et Éléonore Schmid, Les délicieuses prunes du méchant roi Oscar de Rick Schreiter, Jabber wocky and other Frabjous Nonsense de Lewis Carroll illustré par Simms Taback, etc. Je voulais absolument rencontrer l’éditeur de ces beaux livres. Au bas de la page, une adresse : 54 rue de Montreuil, Paris et un N° de téléphone. Au bout du fil, François Ruy-Vidal après de multiples appels dans le vide.
J’ai appris plus tard que Patrick Couratin avait entrepris la même démarche. La même année, j’ai rencontré Harlin Quist à la Foire du livre de Francfort.
Après Quist-Vidal, votre parcours éditorial a été jalonné de collaborations avec de riches personnalités, Massin, Pierre Marchand, Patrick Couratin, François David, Brigitte Morel. Que vous ont-ils apporté ?
Massin, par la variété de ses commandes pour Folio, m’a permis de découvrir des titres et des auteurs que je ne connaissais pas ou mal, et de me confronter à l’exercice du dessin de couverture, proche de l’affiche mais précédé par la lecture du texte, un plus !
Avec Pierre Marchand, c’est la possibilité d’illustrer les œuvres des grands auteurs de la maison Gallimard.
Patrick Couratin a été un modèle pour son exigence et sa recherche de la perfection dans le domaine de la typographie et de la mise en page.
François David pour l’illustration de ses propres poèmes et autres textes ainsi que des poèmes d’autres auteurs tel Michel Besnier.
Et Brigitte Morel a accueilli avec une grande bienveillance quelques projets que je tenais à réaliser depuis longtemps.
Vous admiriez le Push Pin Studio…
J’avais découvert les travaux des membres du Push Pin dans les revues Graphis mais c’est l’exposition au Musée des Arts Décoratifs en 1970, accompagnée d’un catalogue que je conserve précieusement qui m’a permis d’en avoir un aperçu plus complet.
Quels sont vos phares parmi les illustrateurs ?
Enfant, je n’aimais que Benjamin Rabier avec Gédéon comédien, un des deux seuls livres illustrés de la maison avec L’Auberge de l’Ange Gardien de la Comtesse de Ségur.
Beaucoup plus tard et en vrac : Grandville, Sendak, Milton Glaser, Seymour Chwast, Topor et beaucoup d’autres… Brad Holland, Saül Steinberg…
Avec L’Enfant et les sortilèges qui conjugue les talents de Colette et de Maurice Ravel, vous avez connu une expérience intéressante…
C’est un jeune metteur en scène, Alexandre Camerlo, qui ayant souvenir des images de quelques uns de mes albums m’a contacté pour me proposer de réaliser les décors et les costumes de cet opéra pour le théâtre du Capitole à Toulouse.
Après avoir hésité, je me suis rendu compte que mon travail consisterait à dessiner à échelle réduite tous les éléments du décor et tous les costumes sous différents angles. Les soudeurs, les menuisiers, les peintres, sous la conduite du chef décorateur seraient là pour répondre aux problèmes techniques. De même avec les costumières et couturières de l’atelier de l’opéra.
Ce sont toutes et tous de grands professionnels et leurs réalisations ont été très fidèles et parfaites.
Ce travail me posait néanmoins quelques problèmes, notamment celui de l’adaptation à des échelles différentes entre les personnages, animaux et objets qui ont tous pu être résolus grâce à un système de costumes-accessoires portés par les chanteurs.
Je garde de cette unique aventure un grand souvenir, nourri de plaisir et de découverte
On vous doit des affiches percutantes. Faites-vous une différence entre l’illustration des textes et la création d’affiches ?
On a le loisir de s’attarder devant une image illustrant un texte, alors que l’on a le plus souvent que peu de temps pour voir et comprendre le sens d’une affiche.
Il faut que l’image soit simple, débarrassée de détails superflus, attirante, inattendue, si possible colorée, drôle si le sujet s’y prête et compréhensible au premier regard. Difficile d’y parvenir !
Savignac, surnommé le Prince de l’Affiche, y est très souvent parvenu.
Et les timbres ? Vous avez travaillé pour La Poste…
Le Service Philatélique de La Poste a fait appel à moi en 1997 pour faire un timbre Meilleurs vœux. S’en est suivi une collaboration régulière avec des timbres uniques ou des carnets de 6 à 12 timbres : Voyage d’une Lettre, La Lettre au fil du temps, Vacances etc..
Le timbre se travaille comme une couverture de livre d’un tout petit format. L’illustration ne doit pas comporter trop de détails qui deviendraient illisibles et laisser de la place pour le titre et les mentions obligatoires.
Dans les Fables de La Fontaine, on retrouve vos magnifiques dons de peintre animalier. Vous les aviez exercés, en particulier, dans les séries documentaires de Gallimard…
En effet, j’ai retrouvé dans ces séries documentaires un des exercices essentiels aux Beaux-Arts d’avant 1968 : l’étude documentaire pour développer le sens de l’observation, la recherche de la ou des techniques et de la mise en page.
Vos chats sont exceptionnels. Monsieur est une superbe réussite…
Au départ, j’ai réalisé un chat ressemblant à « Monsieur » pour un « Première découverte » Gallimard. L’image a servi d’affiche pour un spectacle du Festival d’Avignon. Patrick Couratin a alors eu l’idée de demander à Marie-Ange Guillaume d’écrire un texte mettant en scène l’animal, ce qui m’a permis de le représenter dans plusieurs attitudes et expressions.
Connaissant votre amour des félins, j’ai été surprise par votre dernier livre chez Møtus, Nom d’un chien. Vous êtes un grand connaisseur en races canines ?
Je connais, comme beaucoup, les races des chiens les plus répandues mais ceux que j’ai préférés sont des corniauds qui ont accompagné mon enfance. Plus tard d’autres chiens, plus racés, ont perdu leurs poils sur nos canapés.
Vous êtes très à l’aise dans l’humour noir (Cuisine au beurre noir) ou même la provocation (Comment chasser un monstre ? Fastoche !).
Les dessins documentaires pourraient devenir fastidieux s’ils devaient se répéter trop souvent. Ils sont utiles pour l’apprentissage mais il est plus valorisant de tenter d’aborder tous les domaines variés de l’illustration, y compris l’humour noir.
Dans cet esprit, vous avez créé de nombreuses couvertures pour la collection Chair de poule.
Avez-vous lu tous ces romans ?
Oui, mais pas tous jusqu’à la dernière page ! Le plan et la construction sont toujours identiques bien que les thèmes soient différents et les éléments à dégager pour le dessin de couverture est très vite évident, ce qui permet de refermer le livre assez tôt !
Vous êtes souvent anticonformiste (Quand ? et Chacun son tour). Le monde à l’envers vous séduit ?
Le thème du monde à l’envers me fascine depuis longtemps pour l’incongruité des images qu’il propose. Il apparait dans les gravures et l’imagerie populaire dès le XVIème siècle en Europe. Ces images étaient colportées dans les villes comme dans les campagnes et pouvaient servir de défouloir. On y voit, par exemple, l’ouvrier forçant son patron à accomplir son propre travail ! Et aussi d’autres représentations quelques fois cruelles et toujours inattendues.
On raconte que vous fîtes souvent l’école buissonnière. Est-ce la raison pour laquelle vous présentez une vision grotesque, voire méchante, du monde de l’éducation ? Qu’en pense désormais le grand-père que vous êtes ?
Une présence régulière au collège puis au lycée aurait pu me faire gagner du temps pour la connaissance de certaines matières que j’ai apprises plus tard mais dans le désordre et avec de grandes lacunes. Amen.
Vous excellez dans des techniques très diverses, ajustées au texte. Par exemple, vous crayonnez des ombres subtiles dans Tom et son ombre, sur les traces romantiques de Chamisso. Qu’est-ce qui vous dicte le choix de vos outils ?
Pour Tom et son ombre, écrit par ma fille Zoé, le contraste du noir et du blanc s’imposait. L’utilisation de la mine graphite très grasse a pu rendre cet effet avec une grande économie de moyens. C’est le plus souvent le thème abordé qui dicte le choix de l’outil, mais il ne faut pas négliger l’humeur du moment !
Que deviendront vos œuvres « après Galeron » ?
Je compte bien survivre à mes dessins !
Les Arts dessinés N°17 – Hiver 2021