L’atelier où Michelle Daufresne me reçoit lui ressemble, riche, spontané, généreux, et … désordonné. La table est couverte de pots et de tubes, croule sous les outils de toutes sortes, pinceaux, crayons, ciseaux, sous les papiers de dessin ou d’emballage, les matériaux à coller, plumes, écorces, bois flottés, coquillages, galets… et le sol est jonché d’un épais tapis de dessins plus ou moins froissés, essais rejetés par l’artiste insatisfaite.
Les murs sont couverts de toutes sortes de papiers épinglés, de cartes, de photos, d’affiches.
Un merveilleux capharnaüm dont Christophe Besse écrivit un jour qu’on y trouvait tout, mais vraiment tout, sauf… une gomme !
En effet, elle travaille vite, ne retouche pas, jette beaucoup et recommence souvent. Elle projette ses couleurs avec vivacité, presque avec violence parfois, aspergeant copieusement de peinture ou d’eau de Javel le grand tablier bleu qui la protège des giclées et éclaboussures.
Parlant un jour de sa façon de peindre, elle m’avait dit : « Je suis une brute ! » À voir l’état des lieux, je pourrais être tentée de la croire !
Étalés un peu partout dans l’appartement, les planches de ses deux prochains livres.
Janine Kotwica : Ces portraits d’animaux en copeaux et écorces collés sont très drôles. Qu’allez-vous en faire ?
Michelle Daufresne : Ce sera un Petit Bestiaire littéraire aux éditions de l’Art à la page. J’ai associé Monsieur Jourdain à un éléphant qui danse, la Princesse de Clèves à un insecte orné de perles, Gargantua à un crocodile. Il y aura aussi Jean Valjean et Cosette, Les Trois Mousquetaires, Le Malade imaginaire, Figaro, Don Diègue et Rodrigue,… et même Proust ! Tous en animaux ! Je me suis bien amusée !
J.K. : Votre connivence amicale avec Marie-Thérèse Devèze est sensible aussi dans l’imagier si réussi qu’elle vient, après May Angeli et Sara, de vous consacrer.
M.D. : Il y a des détails intimes dans cet abécédaire, et je n’aurais pas pu le faire sans une entière confiance dans ma partenaire. Je ne peux d’ailleurs pas travailler autrement. La plupart de mes livres sont issus de la collaboration harmonieuse avec des éditrices. Suzanne Bukiet pour les Contes du Poulailler, Frédérique de Buron pour Le Sourire de Sara ou Mais, mais, mais, Françoise Mateu pour Les Jardins en comptines, Dominique Barrios-Delgado pour La Bible et, en ce moment, je travaille avec Christine-Marie Léveillé. L’angoisse du verdict autoritaire des « Monsieur l’Éditeur » de ma jeunesse est heureusement très loin !
J.K. : Ce mystérieux point d’interrogation en nuages est donc pour Bilboquet ?
M.D. : Oui, l’album s’appellera Peut-être ? et s’interroge sur la mort d’un être cher.
J.K. : Comme pour la belle affiche que vous avez créée avec, déjà, des écorces automnales, pour le dernier « Lire en fête » à Margny-lès-Compiègne, c’est la récente disparition de Jean-Claude, votre mari, qui vous a inspirée. Pourquoi en parler aux enfants ?
M.D. : Les enfants se posent les mêmes questions métaphysiques que nous, et comme nous, ils connaissent le doute, le chagrin et le deuil. On peut partager avec eux autant les joies que les soucis. Il ne faut pas faire semblant d’ignorer leurs inquiétudes. On a été surpris lorsque, il y a bien des années, j’ai évoqué mon refus de l’acharnement thérapeutique dans un album pour très jeune public mais les enfants à qui je l’ai lu ou raconté étaient profondément touchés et m’ont comprise, je crois.
J.K. : Ce Sourire de Sara est un livre extraordinaire plein de tact et du pudeur, et d’une très grande beauté plastique. C’est aussi un chant d’amour pour votre mère, très présente dans votre œuvre.
M.D. : Comme elle l’a été dans ma vie ! C’est elle, bien sûr, la girafe du Secret de Théodore et l’aïeule de Ni oui ni non qui relate une conversation sur la mort qui a réellement eu lieu avec un de mes petits-fils.
J.K. : Et c’est elle aussi la petite taupe qui aspire à la lumière dans Noémie à qui Lucie montre la beauté du monde. Il y a de la révolte contre l’éducation traditionnelle et l’enfermement des filles dans ce livre, comme dans les Contes du poulailler qui ont eu tant de succès. Irma Bec en l’air, la fantaisiste, l’anticonformiste, c’est vous, évidemment !
M.D. : C’est vrai que beaucoup de mes personnages s’inspirent de gens que j’ai rencontrés. Les vieilles poules médisantes, cancanières, malveillantes, jalouses, je les ai bien connues ! Maman Pélican, la mère abusive, trop présente, étouffante pour sa nichée, je l’ai, elle aussi, rencontrée !
J.K. : Il y a une forme d’engagement chez vous. Du féminisme, certes, de la compassion pour ceux qui souffrent et de la révolte contre les injustices. Vous avez valorisé les métissages, stigmatisé le racisme, l’exclusion, plusieurs fois, et cela dès vos débuts, avec Vieux frère de petit balai…
M.D. : Je me promène toujours avec mon carnet de croquis et l’omniprésence de ces balayeurs noirs, solitaires, m’avait interpellée à une époque où l’on parlait peu de l’immigration. Je ne suis pas une militante, mais j’essaie d’être authentique et d’exprimer ce que je ressens.
J.K. : La proximité affective qui unit de jeunes enfants avec les grands-parents est très présente dans vos histoires.
M.D. : C’est une relation privilégiée que j’ai observée dans mon entourage et que j’ai vécue aussi.
J.K. : Il y a aussi de belles intrigues amoureuses dans vos albums, des joyeuses et des mélancoliques. Et on reconnaît vos petits-enfants dans vos chatons, vos chouettes, lapins ou hérissons…
M.D. : Histoire d’yeux m’a été inspiré par la coquetterie précoce de mes petites-filles. J’ai peur et Accident par des événements plus douloureux survenus chez mes proches et Les Éclats de mer de Victor et Mon biberon, ta pipe se déroulent sur la plage de Cabourg, lieu de nos vacances familiales..
J.K. : Vous avez toujours dessiné et peint les paysages que vous aimez, la mer, le désert, Venise, les jardins et les maisons… Mais au fil des années, vos techniques ont considérablement évolué.
M.D. : Autrefois, je privilégiais l’aquarelle et les encres.
J.K. : D’où des tableaux très poétiques, d’une grande subtilité… mais votre créativité se double souvent aussi d’humour…
M.D. : Je m’ennuierais si je faisais toujours la même chose. J’ai constamment envie d’expérimenter d’autres outils, d’autres matières. J’ai exposé régulièrement des tableaux dans diverses galeries d’art. Cela m’a poussée à innover, à chercher des fonds plus raffinés, à les sabler, à peindre sur d’autres supports, du papier de verre, du carton, des toiles diversement préparées. J’utilise de l’eau de Javel que je projette à la pipette. Mon mari appelait cela mon « souffle au cul » ! J’adore les collages inattendus, les recyclages. Je garde tout et n’importe quoi, sûre que mes trouvailles pourront être utilisées un jour. Je me suis beaucoup amusée avec les plumes multicolores que vous m’aviez offertes, et récemment avec mes bouts d’écorces. Je m’amuse aussi à bricoler des sculptures, à habiller des galets. Pour les parures de 1,2,3, allons au bal !, j’ai même découpé des vieilles lingeries et réutilisé leurs dentelles pour des collerettes et des chouchous ! Les progrès de l’imprimerie permettent désormais de reproduire dans les livres des oeuvres qui présentent des reliefs, comme mes insectes, et on peut même photographier des installations, comme dans Le Petit théâtre de pierre. Alors, désormais, on peut se permettre toutes les fantaisies ! J’avais été très admirative de la dernière exposition d’André François à Beaubourg où l’on sentait si fort cette jubilation de créer avec les matériaux les plus incongrus.
J.K. : Vous écrivez aussi, et avec bonheur, des poèmes très beaux, dont certains, sur l’absence, la tristesse, la vieillesse, la solitude, sont bouleversants de justesse et d’émotion contenue.
M.D. : Vous êtes trop gentille : j’essaie seulement d’être sincère !
J.K. : La plupart du temps, vous écrivez vous-même vos textes, minimalistes et très profonds, mais il vous est aussi arrivé de mettre vos pinceaux au service des mots des autres.
M.D. : J’avais été très émue d’illustrer les Vers d’un peu partout d’Ulrike Blatter : sa sensibilité me touche beaucoup et Bilboquet en a fait un très joli livre. J’avais aimé faire aussi Le Rire des cascades pour Møtus dont le travail d’éditeur est très raffiné et, évidemment, Le Sourire de Jules (Renard) qui a été très plaisant à imager.
J.K. : Vous avez même osé, vous, l’agnostique, vous attaquer à la Bible !
M.D. : Ce fut une très belle aventure, mais ce ne fut pas évident du tout ! Passer après les plus grands noms de l’histoire de l’art était paralysant et pouvait sembler présomptueux. J’ai essayé de m’éloigner de l’imagerie sulpicienne. J’ai évité les portraits, et mis en lumière les atmosphères et les décors en représentant des personnages tout petits perdus dans de vastes tableaux réalisés avec des techniques mixtes. Mais, tout au long de mon travail, j’ai douté !
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Rassurons-la : le résultat est magnifique et il fallait le talent, la sensibilité et l’humilité de Michelle Daufresne pour réussir cette gageure. Peut-on seulement imaginer, en voyant sa fraîcheur, son inventivité, sa jeunesse, qu’il y a plus d’un demi-siècle que paraissaient ses premiers dessins dans La Semaine de Suzette ?
Une anecdote réjouissante qui en dit long sur sa modestie, sa désinvolture et son caractère facétieux…
J’avais organisé, en vue d’une exposition à Saint-Valéry-sur-Somme, la rencontre d’illustrateurs avec une amie galeriste. Georges Lemoine est arrivé le premier. Il a ouvert de beaux cartons où les dessins étaient soigneusement rangés, emballés chacun dans un papier de soie, méticuleusement répertoriés sur des fiches artistement calligraphiées.
Notre espiègle Irma bec en l’air est arrivée ensuite, porteuse d’un grand sac poubelle, qu’elle a vidé sans ménagement sur la table de la galerie, sous l’oeil incrédule et médusé de son confrère… Enchantée de ce succès inopiné, cabotine et mutine, elle a renouvelé la scène devant un groupe de mes étudiants ravis de ce spectacle ô combien pittoresque.
Délicieuse, généreuse, fantasque et libre Michelle Daufresne qui, malgré ses dons exceptionnels ne se prend guère au sérieux…