J’étais instituteur, élève de l’Ecole Normale, et je suis entré en littérature de jeunesse à cause de Jean-Paul Sartre qui avait écrit notamment L’imaginaire. J’allais voir des films tels que La Chartreuse de Parme, Le troisième homme avec un professeur de philo fantastique qui m’a initié à l’herméneutique. L’herméneutique est la critique survalorisante d’une oeuvre. Je suis également devenu éditeur de littérature de jeunesse en me souvenant que lorsque j’étais enfant, j’étais un cri sans bouche. J’avais des émotions mais pas de mots pour les exprimer. Je voulais écrire les petites chroniques d’un enfant perdu dans les interrogations des adultes.
J’ai vécu la guerre d’Espagne puis la guerre sans pouvoir formuler mon ressenti. Publier des livres répondait pour moi à la nécessité de valoriser le statut de l’enfant qui pressent mais qui n’a pas les mots. Mon premier sujet a été de cerner l’indicible après une période consacrée au théâtre et c’est volontairement que j’ai choisi des auteurs non spécialisés en jeunesse.
Quand avez-vous publié votre premier livre ?
Je l’ai édité en 1964. Je montais alors une pièce de théâtre avec projection de diapositives pour resituer les plans. J’étais en contact avec Nicolas Genka, auteur de Jeanne la Pudeur, et Harlin Quist est venu assister à une représentation à Bobino. Mon fils Pierre-François riait de toutes ses dents à la représentation de La Cantatrice chauve de Ionesco. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de contacter Eugène Ionesco, Marguerite Duras, Jean-Claude Brisville. J’ai également parlé de mon projet à Mathilde Leriche, la fondatrice de la bibliothèque L’Heure Joyeuse, qui m’a ri au nez…
Pour en revenir à la compréhension enfantine, je voudrais vous faire remarquer que les enseignants continuent à demander aux enfants d’écrire leur compréhension, or ils peuvent comprendre sans avoir les mots pour l’exprimer.
Il n’existe pas de littérature pour enfants : sur le fond, il existe peut-être des sujets différents mais sur la forme, on est libre, il n’est pas nécessaire de babiller, il faut juste « ensemencer ». Pour paraphraser je ne sais plus qui, « Les mots sont des pistolets chargés. » Les mots sont des détonateurs de conscience. Pour moi, la lecture est une troïka, la lecture comporte trois éléments : le moyen de transport, le chemin, le paysage.
Et si nous poursuivions avec l’histoire de vos livres ?
Le voyage extravagant s’inspire d’un voyage à New York où je suis allé rendre visite à mon associé, Harlin Quist. Aux Etats-Unis, j’ai découvert un personnage très différent d’ici, loquace, faisant trembler la secrétaire. Il avait vraiment « une grande gueule » et me considérait comme une grande oreille. Il est revenu me voir en 1998 pour reprendre notre collaboration mais je ne l’ai pas souhaité. Les quatre contes écrits par Ionesco (qui sont en fait des pièces de théâtre pour enfants) ont été l’enjeu de batailles pendant sept ans (1960-1967). Ionesco a écrit à partir des relations avec sa fille alors âgée de 33 mois. C’est une intrusion dans un monde extraordinaire. Ionesco était lié par contrat à Gallimard mais Jean-Pierre Lemarchand, du comité des lecteurs, ne voulait pas de ce premier conte. Le texte arrive alors chez Robert Delpire (éditeur de Max et les Maximonstres) puis Harlin Quist signe mais uniquement pour les pays anglo-saxons. Les droits d’exclusivité sont à Gallimard mais je décide de publier les contes puisque Gallimard n’en veut pas. Etienne Delessert illustre le premier conte. Je lui avais soufflé l’expression « Les mots sont des chevaux de Troie ».
Qu’est-ce qui vous a amené à l’illustration ?
Le déclic a eu lieu lorsque je suis tombé sur un dessin de Dürer, La mule et la mort. Je suis nourri de Doré, Daumier, Brueghel. Brueghel surtout qui a peint des tableaux sur les proverbes flamands, qui met un sens supplémentaire et non immédiat dans ses tableaux. Par exemple, dans un tableau, on voit un personnage en train d’enfiler une cape bleue. Or, en flamand, endosser le manteau bleu signifie ne pas voir que son mari la trompe…
J’aime beaucoup Prince Pipo…
Prince Pipo est une histoire dans une histoire. Attention, l’enfant n’est pas dupe des bonnes intentions en littérature de jeunesse ! Ce qui m’amène à un questionnement récurrent : qu’est-ce que la littérature ? Je vous recommande d’ailleurs deux livres à ce sujet : L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980 de Michèle Piquard et L’image pour enfants : pratique, norme et discours sous la direction d’Anne Renonciat. Pour ma part, j’aime jeter de l’huile sur le feu car je pense qu’il faut changer les codes de la littérature de jeunesse. J’ai été en butte aux attaques de deux « Françoise » et non des moindres : Dolto et Giroud. Dolto, par des jeux d’alliance, a su me faire fermer les portes du Seuil et de la Joie par les livres. Françoise Giroud, quant à elle, qui tenait le premier secrétariat à la Condition féminine en 1974 n’a pas trouvé mieux que de brandir devant un parterre de journalistes Au fil des jours s’en vont les jours, le livre illustré par Danielle Bour et disant : « Voilà un livre réactionnaire, mesdames : on voit douze fois le personnage féminin cantonné dans sa cuisine sur les seize illustrations du livre. » Or ce livre s’inspirait de l’intimité de Danielle Bour qui est une illustratrice qui travaille effectivement à la maison ! Un livre neutre n’est pas possible : il faut s’appuyer sur quelque chose pour s’affirmer !
Dans les années 70, un livre doit être rentable aux yeux des enseignants, et « politiquement correct ». Je me souviens du tollé que vous avez provoqué en lisant un passage de La fugue du Petit Poucet que Michel Tournier avait écrit en écho à votre album Le Petit Poucet : il y était question d’un « lupanar à ciel ouvert »…
Il faut se souvenir que les contes sont interdits par le corps enseignant après la seconde guerre mondiale. Je pense que c’est à cause des traumatismes de la guerre. Or, Perrault s’est inspiré de la famine et des crimes de Gilles de Rais. Il s’agissait de réhabiliter la place du conte dans la littérature de jeunesse.
Quelles ont été vos relations avec les illustrateurs ?
Gallimard crée sa collection en 1972 et m’emprunte Danielle Bour et Alain Gauthier. Etienne Delessert obtient rapidement un grand succès, ce qui n’a pas facilité notre travail. Quand j’ai travaillé avec Claude Lapointe sur Le Petit poucet, je lui avais dit que je ne changerais rien au canevas de Perrault. Pour finalement modifier la fin ! Il est vrai que, dans un texte, on met sa propre trajectoire.
Vous avez édité un livre que j’aime beaucoup, La famille Adam…
Ce livre avait été censuré par un archevêque du comité des lecteurs chez Hatier où pourtant j’étais censé être libre. Je voulais faire un travail avec Michel Tournier qui m’avait apporté un recueil contestable mais dans lequel j’avais conservé La famille Adam. Je voulais casser l’étiquette de réactionnaire que me collaient les féministes en choisissant d’éditer des livres pour valoriser le statut de la femme.
L’album est sorti en septembre 2003. Or la SODIS qui était le distributeur a fait un retour deux mois après pour faire de la place à Harry Potter. On ne soulignera jamais assez le rôle primordial de l’enseignant ou du bibliothécaire prescripteur pour aider les jeunes éditeurs qui ne sont pas de taille face au marketing du livre organisé par les éditeurs, diffuseurs et distributeurs. Il faut créer un courant de résistance tel celui incarné par Eric Hazan et son livre Chronique de la guerre civile publié à La Fabrique. A propos, me revient la définition que donne Kafka de la littérature : c’est une clé qui ouvre les chambres de nos châteaux intérieurs. Ce qui a inspiré Peter Sis pour son album Les 3 clés d’or de Prague.
Racontez-nous l’histoire du Petit cheval de feu.
C’est un livre qui s’inscrit dans la triade que décline Hans Robert Jauss dans L’esthétique de la réception publié chez Gallimard dans la collection « Idées » : une œuvre est un élément d’une chaîne de civilisation/littérature, d’un contexte socio-politique-culturel et d’une équation personnelle de l’auteur. Marinetti venait passer les étés sur le Bassin d’Arcachon et il a écrit son manifeste qui a donné naissance au futurisme russe. Le futurisme russe a inspiré le manifeste des surréalistes. Je souhaite m’inscrire contre un conser-vatisme protecteur en éditant Le Petit cheval de feu.
Vous avez été un formidable découvreur de talents.
J’ai travaillé avec Henri Galeron, Denis Pouppeville, Danielle Bour, Nicole Claveloux. Certains illustrateurs me trouvent pourtant trop pédagogue. Mon nom a un temps intéressé l’attaché de presse de Valéry Giscard d’Estaing qui m’a proposé de l’acheter pour éditer des cravates…
(entretien avec Janine Kotwica, Bibliothèque de Limours, mai 2005. Relecture : octobre 2010. Présenté par André Delobel dans le N°2 des Cahiers du CRILJ )
Né à Paris en 1931, pédagogue avant tout, par goût et de formation, amateur fervent de littérature et d’art visuel. François Ruy-Vidal, instituteur de 1951 à 1963, travaille trois ans avec Miguel Demuynck au Théâtre de la Clairière. En 1966, il rencontre Harlin Quist, jeune éditeur américain, avec lequel il collabore pendant six ans, publiant une trentaine d’albums signés notamment, texte ou image, Eugène Ionesco, Marguerite Duras ou Jacqueline Held, Etienne Delessert, Nicole Claveloux ou Bernard Bonhomme, oubliant, dit-il, « la pédagogie pour qu’elle soit contenue dans des livres qui seront pédagogiques à différents degrés plus intéressants que le premier ». Rupture en 1972 et poursuite de son activité éditoriale chez Grasset, Delarge et aux éditions de l’Amitié jusqu’en 1984. Après une longue absence, François Ruy-Vidal crée en 2003 les Éditions Des Lires, pour rééditer certains de ses livres et en publier de nouveaux . Mais les temps ont changé et cette nouvelle aventure tourne court.
« C’est Jean Claverie qui dessina ce sigle, à ma demande, dans le courant de l’année 1969-70, au moment où j’avais pris la décision de ne plus partager mes initiatives de production avec mon associé américain. Jean Claverie conçut ce sigle en belle alliance avec la typograhie que John Bradford, notre directeur artistique de New York, nous avait proposé pour notre label Un livre d’Harlin Quist.«