Sara et Alain Gauthier viennent tous deux d’être récompensés à la Biennale de l’illustration de Bratislava. Janine Kotwica et Bernadette Gromer ont rencontré et interviewé ces deux artistes au talent internationale ment reconnu.
Sara me reçoit dans son appartement parisien tapissé de livres. Partout, des livres. Un rempart de livres, des anciens, beaucoup de belles reliures, patinées. On s’y sent protégé… Sur les murs, quelques tableaux anciens, et de grandes toiles peintes par Sara. Au dessus d’elle, une tenture rouge tombe théâtralement sur une antique vis de pressoir. Posée sur une petite table, à côté d’elle, la « Pomme d’or » qui lui a été décernée, cette année, à Bratislava. Elle la tient et la caresse machinalement durant notre entretien.
Janine Kotwica : Comme l’Aphrodite du mythe grec, tu viens de recevoir la pomme d’or du jardin des Hespérides qui confère l’immortalité. Crois-tu que l’on devient immortelle en créant des livres pour les enfants ?
Sara : Je n’ai jamais pensé que je deviendrais immortelle ! Et surtout pas en créant des livres d’enfants !
J.K. : En fait, tu ne crées pas spécifiquement pour les enfants ?
Sara : Non, je crée parce que j’ai quelque chose à exprimer, mais je ne cible pas un public particulier. Quand j’ai fait mon premier album, À travers la ville, je n’avais pas d’intention d’édition. Je voulais vérifier que l’image racontait quelque chose en elle-même, indépendamment du texte. C’est en rencontrant des éditeurs que j’ai pris conscience que les livres d’images sont destinés aux enfants. Le » marché » est organisé comme cela! C’est très bien: qu’ils soient petits ou grands, je ne mets pas de distinctions ou de hiérarchie entre les êtres. C’est à l’être sensible que je m’adresse.
J.K. : Sur les murs de ton atelier, il y a partout des œuvres que tu as peintes, mais dans les albums publiés, on ne rencontre que des papiers déchirés. Imagines-tu publier un jour un livre illustré par de la peinture ?
Sara : Peut-être … La peinture à l’huile me sert pour construire une image dans laquelle formes et couleurs doivent vibrer et saisir un instant intense dont je ne me lasse pas de chercher l’avant et l’après. Un album, ce sont des images qui se suivent et racontent un temps distendu, seconde après seconde, afin d’en saisir la moindre sensation. Pour l’instant, pour mes albums, je préfère les papiers déchirés …
J.K. : Tu es la seule à utiliser exclusivement cette technique.
Sara : Il me semble que d’autres illustrateurs utilisent cette technique : Leo Lionni, Thierry Dedieu, et quelques autres.
J.K. : Mais chez eux, sauf, peut-être, pour Leo Lionni, c’est une technique parmi d’autres, tandis que chez toi, elle est exclusive. Pourquoi la privilégies-tu?
Sara : Parce qu’elle me permet d’exprimer mieux mes émotions. J’ai été directrice artistique dans la presse, et j’y ai souffert de l’impossibilité de se comprendre avec un certain nombre de journalistes autour d’un dessin ou d’une photo. Ils privilégient l’idée d’une image, le concept intellectuel qui la sous-tend, alors que pour moi c’est l’impression qu’elle dégage qui est importante. Il me semble que le dessin ou d’autres techniques s’adressent plus facilement à l’intelligence avant de toucher le cœur. Je crois avoir discerné qu’un certain nombre d’humains « comprennent » une image, en analysent d’abord le sens, avant d’éprouver des sentiments.
Il y a, dans mon geste lorsque je déchire, une immédiateté, une proximité avec mes sentiments, que je n’éprouve pas de cette manière avec les autres techniques. En fait, ma manière de faire est différente. Ce n’est pas une technique d’illustration. Je ne pense pas que je sois une illustratrice. Mes images n’illustrent pas. En quelque sorte, elles sont le texte. D’ailleurs, certains illustrateurs qui illustrent des textes considèrent que leur œuvre se« lit » sans le texte. Déchirer du papier, c’est un langage. J’utilise cet autre langage.
J.K. : Un langage sans mots ? Tes textes sont mlnlmalistes, et tu as publié plusieurs livres complètement sans texte. Tu te méfies des mots ?
Sara : En quelque sorte. Les mots sont souvent des armes, des munitions que les gens se jettent à la figure. J’aime bien les mots quand ils sont organisés dans un très beau style, à l’oral ou à l’écrit: le style, c’est la discipline qui oblige les mots à baisser les armes pour exprimer une pensée précise, par l’organisation la plus simple et la plus belle. En réalité, c’est une définition qu’on peut appliquer aussi aux images. Peut-être ai-je plus confiance dans les images!
J.K. : En fait, tu crois beaucoup à la communication non verbale. Est-ce pour cela que la relation avec les
animaux est si forte dans tes livres ?
Sara : Dans de très nombreux albums, les animaux sont très présents. La plupart du temps, ils ont l’apparence d’animaux, mais ils représentent des humains et vivent des vies proches de celles des humains. Dans d’autres, comme les miens, les animaux le restent même s’ils ont des pensées ou des paroles rapportées par l’auteur ou le narrateur. Je raconte leurs histoires, leurs pensées, leurs sentiments comme si je les connaissais et peut-être est-ce vrai parce qu’être en « sympathie « avec eux permet de les comprendre.
J.K. : Ton bestiaire, ce sont des animaux domestiques, des chats tristes, des chiens abandonnés …
Sara : Tu oublies les souris !
J.K. : Oui, mais Joséphine est une souris apprivoisée …
Sara : Et le rat… Ce n’est pas un animal domestique, un rat !
J.K. : Le tien est particulier quand même: il est musicien, et devient ami d’un homme ! La musique a de l’importance pour toi ?
Sara : Beaucoup d’importance. Pour mon courtmétrage À quai, cela a été une grande aventure et une grande émotion de trouver la musique et les musiciens qui l’ont créée. Nous avons travaillé une année à partir de mon story-board et de mes images et peut-être certains l’ont entendue souvent car les musiciens la mettaient au point en la jouant dans le métro, à Bastille.
J.K. : Et pourquoi cette prédominance des chiens parmi tes héros ? Tu les aimes, les chiens !
Sara : Oui mais j’ai été longtemps étrangère à ce qu’ils étaient. C’est à cause de ma fille aînée qui m’a quasiment obligée à avoir un chien que j’ai découvert ce qu’était une relation avec un animal: et cela dès le premier jour. Je voyais ce petit chiot ramper par terre, je m’apercevais, dépitée que cela sentait le chien! Je n’étais pas ravie de l’aventure. Mais ce chiot a tenu à venir sur mes genoux (je ne sais pas encore comment« elle » me l’a fait comprendre) et là, elle s’est endormie. Je n’ai pas osé bouger pendant deux heures. Quand elle s’est réveillée, c’était fait: j’étais devenue son esclave!
J.K. : Encore le non verbal …
Sara: Oui, encore, c’était un échange immédiat, direct. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je comprenais ce qu’elle voulait à son regard. C’était comme si elle était branchée à mon cerveau à un niveau dont je n’avais pas pleine conscience. Elle parlait à une partie inconnue de moi. Bizarre …
J.K. : Dans ton bestiaire, il y a le loup aussi, et un loup solitaire …
Sara : Je me suis renseignée pendant un an sur le comportement des loups avant de faire cet album. Je suivais des forums, interrogeais des spécialistes du parc de Yellowstone en Amérique du Nord. Les loups vivent en meute, et un scientifique m’a expliqué qu’on avait cru longtemps que le loup Oméga était rejeté par les autres parce qu’il était plus faible, mais qu’aujourd’hui, on se demande si les raisons ne seraient pas d’ordre » psychologique « .
J.K. : À l’instar de ce loup plusieurs de tes héros sont solitaires. Est-ce de la solitude, ou plutôt de l’indépendance ?
Sara: Les deux. Tout cela est ambigu, complexe: la vie en « meute » demande de renoncer à beaucoup de choses à l’intérieur de soi, en particulier l’indépendance. Et si on la refuse, alors c’est la solitude qui s’installe, affreuse par moments, mais vivifiante en même temps. Indispensable aussi.
J.K. : Les animaux abandonnés sont finalement adoptés, trouvent un compagnon. Tu as foi dans le couple, qui met fin à leur isolement?
Sara : Pas tant le couple, trop souvent conventionnel et réducteur des personnes qui le composent, que la rencontre qui peut éventuellement se faire à travers le couple. Qu’est-ce qu’on rencontre dans l’autre? Et par quel canal? La rencontre est mystérieuse, rare, bouleversante. Et elle dure.
J.K. : Est-ce pour cela que tes livres s’ouvrent vers d’autres possibles, semblent parfois inachevés ?
Sara : Oui, je n’aurais pas l’idée de faire des » fins » … À ce sujet, je me suis intéressée aux dessins animés de la TV. Et j’ai suivi des cours de scénariste. J’ai donc écrit des scénarios pour dessins animés ce qui demande une très grande logique pour construire des événements qui s’enchaînent à la vitesse d’une minute par page – il s’agit de ne pas lâcher son spectateur – dans une histoire implacablement menée jusqu’au » climax » final, assaisonnés de beaucoup de politiquement correct. Cela m’a beaucoup intéressée, amusée. Cela m’a aussi permis de comprendre en quoi cela ne me convient pas pour mes albums. L’histoire est un fil rouge qui maintient l’attention du lecteur ou du spectateur. Je ne m’adresse pas à l’attention mais à la capacité émotive et visuelle des lecteurs et spectateurs.
J.K. : Dans ton bestiaire, il y a aussi un lion …
Sara: Oui, dans Révolution … Le lion représente pour moi la jeunesse. La force, la puissance, la souplesse de la jeunesse.
J.K. : Cet album est encore un chant d’amour pour la liberté. Une révolte contre la violence subie et l’oppression. Et c’est encore une forme ouverte …
Sara : Je dois avouer que je ne crois pas au succès des révolutions toujours récupérées par des hommes de pouvoir. Mais je crois en la démarche, en la lutte, en l’espoir.
J.K. : Du coup, tu t’en tires par une pirouette surréaliste?
Sara: C’est une métaphore … Celui qui a lutté devient un modèle, un étendard pour le suivant.
J.K. : Tu as parlé de cinéma. On pourrait évoquer l’influence du cinéma aussi dans l’audace de tes cadrages.
Sara : Je dois être une « cadreuse » comme disent les photographes: travailler les masses, les lignes de force puis les faire basculer, les déséquilibrer pour qu’elles soient au bord de la chute à un moment de tension intense. Je recommence plusieurs fois mes images, jusqu’à ce qu’elles me satisfassent. Je simplifie, j’essaie de les épurer encore et encore …
J.K. : … Et les couleurs? Beaucoup de sobriété, là aussi. Brun, noir, rouge …
Sara : Et il Y a un peu de bleu, enfin du bleu qui tire vers le mauve, le violet…
J.K. : Pourquoi cette palette ?
Sara : Tu peux remarquer que cela fait contraste avec mes peintures qui ont des couleurs très fortes. Dans les albums, je ne distingue pas la couleur et la forme: je pense la couleur et la forme en même temps. Elles sont l’intérieur et l’extérieur d’un être ou d’une chose. Elles doivent servir la puissance d’expression. Donc pour des histoires simples, profondes et brutes, j’ai des couleurs arides, fortes, violentes.
J.K. : Proche d’un certain cinéma aussi, l’atmosphère. Celle, interlope, du film noir, des ports …
Sara : J’ai vécu une partie de mon enfance à Rouen. J’aime les quais, les atmosphères d’arrivée et de départ et suis sensible au débat intérieur du marin qui rêve de partir, libre de toutes attaches, sur la mer, et, dans ce but, s’enferme dans des cargos de métal et se sangle dans des uniformes raides, inconscient de ses contradictions.
J.K. : Là encore, ce n’est pas un univers de livres d’enfants …
Sara : Tous les enfants n’ont pas le même univers intérieur. Je me souviens de ce garçon de 10 ans qui venait d’acheter, tout seul, Révolution et s’éloignait, le livre serré sur son cœur. Inspiré. D’autres ne« verront » pas mes images. Je ne crois pas que les « univers partagés » soient une question d’âge. Le marketing essaie de classer les gens comme cela mais des cœurs de tous âges y échappent.
J.K. : Avec Révolution, c’est À quai qui a été primé à Bratislava … Ce sont deux livres difficiles, on pourrait presque dire « élitistes » … Un bon choix. Tu as fait un film de À quai.
Sara : Je ne parlerais pas d’élite: de laquelle s’agiraitil ? Il n’y a pas de formation sélective et diplômante pour apprécier mes albums. Plutôt une tranche, relativement mince et assez particulière d’êtres humains. Quand à À quai, c’est mon seul film jusqu’à présent. Et il a précédé l’album.
J.K. : Peux-tu raconter cette aventure ?
Sara : En suivant ma formation de scénariste, j’ai appris qu’il existait au Centre National du Cinéma une aide – qui a disparu depuis – au premier film d’animation, et j’ai proposé un projet qui, miraculeusement, a été accepté par le jury. J’ai travaillé avec d’anciens élèves des Gobelins. Grande et merveilleuse aventure que j’espère recommencer.
J.K. : Tu as participé à « Un posthume sur mesure « , l’hommage que j’ai fait à André François. Que représente André François pour toi ?
Sara : Son influence graphique et intellectuelle sur les dessinateurs contemporains est frappante. À la fois le trait d’esprit et le trait de crayon.
J.K. : Tu y as célébré son anticonformisme en revisitant avec un humour et une intelligence qui m’ont enchantée « Le Loup et l’agneau » de La Fontaine. Peux-tu commenter ton dessin ?
Sara : J’ai essayé de faire à sa manière, une transmutation du sens: c’est donc l’agneau, le dandy, qui s’appuie négligemment sur une canne dont le pommeau est une tête de loup.
J.K. : Quel sera ton prochain livre ?
Sara : Un livre sur les éléphants chez Thierry Magnier et un imagier publié par la Galerie l’Art à la page qui inaugure un côté « édition ».