Chaque rencontre avec Pef nous offre une surprise. Ce conteur infatigable a toujours une nouvelle histoire à raconter, drôle, ou émouvante, ou grave, c’est selon, mais jamais creuse ou gratuite. Sa notoriété internationale ne lui est pas montée à la tête. Riche d’une bibliographie de près de cent-cinquante livres dont il est tour à tour auteur, illustrateur ou les deux, il continue, avec une gentillesse et une simplicité désarmantes, de rencontrer ses jeunes lecteurs sur toute la planète, tous séduits par sa faconde, émus et étonnés par son inépuisable générosité, et bouleversés par sa capacité à partager joie et compassion. Pef? Un grand…
Tes parents ont tous deux joué un grand rôle dans tes choix…
Mes parents, enseignants, se sont rencontrés à un congrès syndical à Paris. Ma mère venait de Bourgogne et mon père de Nîmes. Non seulement la fée militante était donc ainsi convoquée au-dessus de mon futur berceau, mais la fée des arts ne pouvait que la rejoindre puisque, dès le premier soir, mes futurs parents sont allés assister à une représentation de Carmen à l’Opéra. Plus tard, j’ai survécu à la guerre dans un petit village du Midi. Mon père, premier prix du Conservatoire d’art dramatique de Nîmes, devint metteur en scène de théâtre. Je fis ainsi, à cinq ans, mes débuts sur scène. Quant à ma mère, elle fut très vite attachée aux droits des enfants. Toute sa vie, elle mena un combat discret pour arracher des gosses à la broyeuse de vies.
L’expérience de journaliste de ta jeunesse a-t-elle influencé ton parcours?
A vingt ans, j’ai tenté en vain des études universitaires. Je dessinais, mais sans grand succès. J’ai trouvé du boulot dans un petit journal qui était diffusé dans les écoles. Cinq cents reportages m’ont offert un paysage humain exceptionnel. J’ai rencontré des conducteurs de train, les derniers fabricants de sabots de bois, Jacques Brel, des pilotes de course automobile, des architectes ou un chef de meute de chasse à courre…
Pourquoi Pierre Elie Ferrier est-il devenu Pef?
Mes premiers dessins d’humour noir étaient tous axés contre la guerre. Il y en avait encore une qui fouissait la jeunesse de France, la guerre d’Algérie. Pour éviter les ennuis, je me cachai derrière un pseudonyme formé de mes initiales. En souvenir de cette époque, je l’ai gardé. Il fonctionne bien avec les enfants.
Comment est né ton premier livre, Moi, ma grand-mère?
La faim accompagna mes débuts dans la vie. J’étais maigre, on m’appelait «fesse de rat». J’avais léché les planches des camions de farine qui arrivaient devant la boulangerie. Revenu en Bourgogne par le train de la paix, je n’ai connu ma grand-mère qu’à la Libération. Elle m’a emmené sur son vélo de sage-femme dans une ferme et là, on m’a offert une vraie tartine de pain avec du beurre et des petits morceaux de chocolat.
Dès ce premier titre, pourtant débordant d’amour, tu as rencontré de vives protestations des féministes…
Chaque écolier y vante sa grand-mère en affabulant. L’un a une mamie pilote d’essai d’ascenseur, l’autre apprend à nager aux baleines. Mais la dernière est la mienne : elle fait ce genre de tartines que j’ai évoqué. Et les autres enfants se pâment d’admiration ou d’incompréhension. On m’a effectivement reproché de faire revenir les femmes à un état de servilité bonnasse, alors que le temps était venu pour elles d’accéder à des métiers d’homme. Et la tendresse, bordel, il fallait l’oublier ?
Tu as aussi écrit beaucoup d’histoires d’amour. Autobiographiques? Un grand sentimental, Pef?
L’amour, il accompagne souvent mes livres. Il accompagne toujours les gens, toute leur vie. Il se voit partout, dans le regard des enfants, dans leurs gestes, leurs rêves, leurs poupées ou leurs petits avions. L’amour de ma grand-mère, le premier amour de lycée, les premiers poèmes, l’amour contrarié d’un éléphant pour une bicyclette, l’amour impossible du jeune garçon pour Aurélie qui préfère le grand Bernard lequel préfère Suzette la majorette. Et l’amour du Prince de Motordu pour sa maîtresse d’école…
Après toute une série de livres pleins de fantaisie, dont la célébrissime saga des Motordu, c’est Le dimanche noyé de Grand-Père qui aborde avec tact le thème douloureux, peu traité alors, de la déchéance sénile. Qu’est-ce qui t’a décidé à illustrer ce texte de Geneviève Laurencin?
Ce texte m’a percuté de plein fouet. J’ai vécu la déchéance de mon grand-père, un solide mécanicien qui m’avait appris le maniement de la lime en inventant des machines étonnantes qui produisaient des copeaux merveilleux et bouclés. Je l’ai revu un jour dans un lit, copeau triste de la vie, aphasique et perdu dans sa propre machinerie déréglée. Je l’aimais et, comme dans le livre, je le vis s’éloigner de la rive des vivants.
Malgré ta notoriété, tu as peiné à trouver un éditeur pour Je m’appelle Adolphe, un livre que tu portais en toi depuis ton enfance.
Imaginer un gosse né avec une mèche et une moustache, qui rencontre une vieille déportée partagée entre le désir de le tuer et celui de lui raconter sa propre histoire, à lui qui ne sait rien des horreurs passées… La découverte à six ans des premières photos des camps me hantait depuis longtemps. Pourquoi ignorer ce choc ? Et puis une enfance en friche de l’Histoire est un domaine à toujours labourer et semer d’un avant inconnu. C’est pourquoi j’ai choisi un enfant naïf, à qui il faut dire tout, avec des mots avancés comme des pions de connaissance brûlants mais tellement utiles. Après des refus polis en France, il m’a fallu éditer ce livre en Suisse.
Ton sens de la dérision et ton refus de tout manichéisme ont été très mal compris et t’ont valu une volée de bois vert.
Cette approche de l’holocauste prenait des chemins déconseillés par les gardiens obligés de la mémoire. On m’en a voulu. On m’a même reproché, en tant que non-juif, de me mêler de ce qui ne me regardait pas. On m’a accusé d’avoir profité de mon capital de sympathie pour attirer les enfants vers une lecture révisionniste de l’Histoire. Personne n’a vu que cette vieille déportée rendue misanthrope accomplissait elle aussi un bout de chemin pour retrouver de l’affection envers l’humanité. Je suis fier que ce livre ait existé, entre Nuit et Brouillard, La Vie est belle ou La liste de Schindler. Je manque de modestie. Ceux qui ont refusé ont manqué de courage. Qui a la meilleure place?
Tu t’es senti proche du Benini de La Vie est belle?
Oui, je lui ai offert ce livre, après la sortie de son film. Il m’a répondu et remercié pour ce cadeau extraordinario. Lui et moi nous nous sommes battus pour que l’Histoire soit faite de mille histoires. La pensée unique est unijambiste, masqueuse d’ombres. Elle ne montre jamais assez qu’une route est faite de milliers de petits cailloux qui se cachent sous le goudron noir des autoroutes du raisonnement officiel.
Pour Le soleil sur la langue, tu as aussi galéré avant de pouvoir l’éditer, mais pour d’autres raisons?
Là, on rentre dans le système des cases qui, dans l’édition, font des éditeurs des magasiniers. J’ai reçu une douzaine de refus. Quand on fait des livres d’images à succès, se prendre pour un écrivain et pire, pour un poète, est une démarche incongrue et suicidaire. Raconter trois cents soixante levers de soleil en dérapant sur la mort de mon père, les martiens, Marguerite Duras ou le vol d’une buse, que voilà une errance sans avenir éditorial ! J’ai repris le chemin de la Suisse. Marlyse Piétri, des éditions Zoé, a eu ce courage. Le livre n’a pas eu de succès, mais il existe.
Tu as été vivement critiqué pour Une si jolie poupée.
Je ne dirais pas cela. Gallimard a répondu immédiatement à ma proposition. C’est l’histoire d’une poupée qui croit à son destin de douceur, alors qu’elle est une mine déguisée en jouet. Cette horreur à destination spéciale des enfants, horreur voulue par des gens certainement parents eux aussi, m’a révolté. Je suis fier de ce livre même si, à Belgrade, j’ai subi la haine de psychologues, d’historiens et de spécialistes de la littérature enfantine. A Sarajevo j’ai, par contre, été remercié avec émotion. D’un côté, il y avait des gens qui avaient posé des mines et, de l’autre, des enfants qui continuaient à sauter dessus.
Zappe la guerre est intimement lié à des souvenirs familiaux..
Je n’ai pas connu mon premier grand-père. Il est mort dans les blés blonds de 14. Mon grand-oncle est mort dans l’explosion de son propre canon. Le grand-père paternel de Geneviève, mon épouse, est mort, laissant quatre enfants à sa veuve tuée plus tard, noire de misère. Ces morts me courent toujours après, irrémédiablement. Je n’ai jamais supporté le granit et le bronze de la plupart des monuments aux morts dédiés aux «enfants du pays» morts pour la France. Quand on aime les enfants on ne les envoie pas se faire étriper pour le plus grand bonheur des marchands d’industrie lourde. Faire revenir parmi nous des soldats, dans l’état écarlate de leur mort, pour moi, c’était leur rendre justice.
Cette période de la guerre de 14-18 est attachée aussi à des souvenirs littéraires. Je pense à Blaise Cendrars…
Ça, c’est un pote de papier, depuis mon adolescence. Avec Barbusse. A vingt ans, j’ai même fait un petit film en super-huit à partir de photos parues dans le journal «L’illustration». Cendrars, j’ai un jour d’errance dans l’Est, entre deux classes, longé l’endroit où il a perdu son bras. Je suis descendu dans les trous d’obus de la ferme de Navarrin. J’ai vu l’horizon sans arbres où régnaient encore les fantômes des artilleurs de hasard. Et j’ai trouvé une dent, une dent de chien, mais plus sûrement l’une des dents de l’ogre de la guerre qui en perd une à chaque bataille. Et je rêve d’un jour où cet ogre n’en aura plus. Il lui sera désormais impossible d’arracher les vies des soldats. Mais, je l’ai dit, je rêve…
Tu as écrit les textes inattendus, avec une touche d’absurde ou de fantastique, de Zappe la guerre, Une si jolie poupée et Je m’appelle Adolphe. La trilogie plus conventionnelle de Didier Daeninckx sur la Seconde Guerre mondiale cible clairement un public enfantin dans un contexte de transmission intergénérationnelle de la mémoire. Tes images sont magnifiques, vigoureuses et déchirantes, et la tragique mise en couleurs de Geneviève particulièrement inspirée. Comment as-tu fait pour ne pas te sentir à l’étroit dans ces récits plus pédagogiques?
Les trois secrets d’Alexandra est pour moi une part importante de ma vie d’illustrateur. Je conteste le mot pédagogie. Je lui préfère celui de compte-rendu de ma propre vie. J’ai travaillé de façon violente. J’ai pris le parti d’un trait aigu dont toute rondeur était bannie. Les enfants me demandent souvent pourquoi je fais aussi des livres tristes. Ma réponse est qu’ils ont aussi dans une de leurs mains cette valise de tristesse qui équilibre la valise de l’autre main, celle de la rigolade.
On pourrait voir, dans ces têtes hâves et tragiques, des réminiscences de Schiele, Munch ou Spillaert. Pourtant tu pratiques peu la référence artistique explicite, sauf dans La mer en vrai où tu jubiles à détourner Fernand Léger.
C’est une superbe idée d’Alain Serres. C’était pas facile, Fernand n’ayant jamais dessiné ou peint des trains ou des villas. Il a fallu que je le pille joyeusement, que je le digère et le dégurgite. C’est un peu ça, la Culture, non ?
Alain Serres, qui a le sens des commémorations, vient d’écrire et de publier un album éducatif, avec un beau titre, Tous en grève! Tous en rêve! , que tu as illustré: une couverture et des pleines pages très graphiques. Tu ne dois pas manquer, toi-même, de souvenirs de 1968. N’as-tu pas été tenté de faire un livre plus personnel ?
J’y pensais, mais j’étais dans d’autres projets. Avec Alain on s’est téléphoné pratiquement au même moment. Il avait la volonté de s’y atteler. Il a écrit un texte simple sur un soixante-huit de province, loin des pavés et du choc des photos. Rendre compte des petites gens dans cette grève dure à entamer, dure à vivre et dure à finir, loin des monuments médiatiques, loin de l’icône-Bendit. Et puis je suis un illustrateur, je ne demande qu’à illustrer. Mes propres projets, en tant qu’auteur, sont plus lents à mettre en œuvre. Je suis souvent devancé par des auteurs qui dégainent plus vite que moi. Mais je suis très fier de ces coups de main donnés aux autres.
Comment vis-tu la dérive mercantile qui emporte le livre de jeunesse?
Quand on a, comme moi, signé tant de livres, il faut rester discret sur le sujet. J’ai fait des livres qui ont déjà disparu. Je porte ce petit deuil, mais les livres sont comme les gens, ils ne font que passer. Les histoires de mode, faut pas trop s’en approcher. Ça fait vendre et ventre, mais la fragilité tendue de l’enfance y est un peu absente. L’enfance est ailleurs, dans les cheveux d’un gamin qui jouent avec le vent, par exemple.
Crois-tu qu’il y a encore un avenir pour l’audace dans un univers éditorial de plus en plus commercial, frileux et convenu, et où règne souvent l’autocensure?
Quand on écrit, il ne faut pas penser à tout ça. Il faut être soi, rien de plus, rien de moins. S’autocensurer, c’est déjà une automutilation. A la fin, il ne reste plus rien de vous. Même pas besoin de signer. Vous êtes un autre, un disparu. Alors, à l’inverse, quand vous affirmez votre petit courage, les gens vous sont reconnaissants. Vous les représentez, vous êtes leur voix, leur ambassadeur de papier.
Tu as écrit, par évidente antiphrase, Moi, j’ai horreur des gosses et aussi la superbe Liste générale de tous les enfants du monde. Peux-tu nous dire ce qu’est un enfant?
Je ne ne sais pas encore. Je me souviens de moi, et encore, pas toujours. Ce petit blondinet qui était moi, il me donne encore de ses nouvelles, et surtout de son fonctionnement qui n’est autre que son regard épaté par la vie sous toutes ses formes. Je reste prudent sur le sujet. Des enfants, il y en a des centaines, dans mes livres. Je leur accorde une place que ce monde de chiens leur fait perdre au fil des ans. Il y a sur l’enfance tant de données convenues. Un enfant c’est mignon, on le soigne, on le jouettise, on en fait ses médailles familiales, on fait ce qu’on peut. Il sera prix Nobel ou balayeur, on est sûr de rien. On pleure et on rit de lui, de cette étape obligée. Mais je reste très à ses côtés, par solidarité humaine. Ne vient-on pas de supprimer le mot « poésie » des programmes scolaires au profit de celui de « récitation ». Alors que la poésie est la mère de toute littérature. Aucun homme politique ne parle jamais de son enfance. C’est à eux qu’il faudrait poser la question. Je veille sur mes lecteurs en sachant qu’ils s’éloignent et dérivent. Je ne maîtrise rien mais je suis là, je leur tiens la main , j’en suis un ancien, d’enfant, et je ne l’oublie pas, ils me doivent leur présent et je leur dois mon avenir.