Quand les illustrateurs de jeunesse dessinent pour les grands
© Léo Kouper, 2010
Pour adultes seulement
Quand les illustrateurs de jeunesse
dessinent
pour les grands
Censored Exhibition
Extraits du catalogue
Un Salon des Refusés
Dans le secret des ateliers
Ma fréquentation amicale des ateliers d’illustrateurs depuis près de quatre décennies m’a fait découvrir des fonds de cartons bien étonnants. C’est ainsi que j’ai dû, au fil des années, me rendre à une évidence rassurante et réjouissante : s’ils sont illustrateurs publiant, pour la plupart, essentiellement pour les enfants, ces artistes n’en sont pas moins hommes… et femmes ! Et certains dessinateurs que l’on pouvait croire spécialisés en nounours et autres petits lapins n’ont pas fini de surprendre voire de choquer.
Certes, nombre d’entre eux ne sont pas cantonnés dans le livre d’enfance et ont illustré des œuvres pour adultes et publié des dessins de presse. Certains mènent aussi parallèlement une carrière de peintre ou de publiciste et certains ont même exposé et publié des œuvres érotiques. Mais, sauf pour quelques cas comme Tomi Ungerer, Nicole Claveloux ou Lionel Koechlin, ces publications et expositions sont restées méconnues et ce pan de leur œuvre est souvent demeuré dans l’ombre.
Et c’est ainsi que j’ai eu envie d’éclairer la face (fesse?) cachée de certains artistes habiles, jusque là, à dissimuler leurs fantasmes amoureux.
Mes trouvailles ont été très séduisantes. De plus, très vite, des artistes qui n’avaient jamais fait de dessins coquins ou érotiques en ont dessiné spécialement pour l’exposition (Christophe Besse, Michel Boucher, Alan Mets…). Beaucoup de sourires graphiques pleins d’humour et de joie de vivre (Gilles Bachelet, Jean-Charles Sarrazin), des réminiscences mythologiques (Isabelle Forestier, André François, Pierre Cornuel) ou bibliques (Claire Forgeot, Daniel Maja, Nicollet), des références culturelles (Bruno Heitz, Georges Lemoine), des scènes de genre (Marcellino Truong, Albertine Zullo), des compositions surréalistes (Alain Gauthier, David Merveille) et des nus élégants (Michel Backès, Jean Claverie, Frédéric Clément, Louis Joos, Zaü), dans la grande tradition des ateliers des temps jadis, de ceux dont William Blake disait qu’ « ils s’emparent de l’objet le plus sensuel, celui qui nous concerne directement, le corps humain, et le placent hors des atteintes du désir et du temps ».
Hors des atteintes du désir et du temps et loin de l’intention de choquer…Voilà l’esprit de cette exposition.
Je m’étais demandé à qui confier l’affiche et la campagne de communication d’une exposition collective d’illustrateurs. Pour ne pas faire de jaloux, j’ai sollicité mon ami Léo Kouper, affichiste de grand talent qui avait glorieusement créé l’inoubliable affiche du film Emmanuelle et qui n’a, à ce jour (mais il n’a pas dit son dernier mot!) illustré aucun livre. Il n’a pas été facile de choisir entre ses six pétillants projets.
La précaution inutile
Un partenaire et un lieu restaient à trouver. Or cela fait de longues années que je travaille en complicité avec Hervé Roberti, conservateur en chef de la Bibliothèque départementale de la Somme. La perspective de cette exposition inédite a immédiatement enchanté ce disciple d’Epicure, membre éminent de l’Association des Bibliothécaires gourmands et des Amis du Cochon.
Sa truculente expertise dans tous les bonheurs de la vie est connue et reconnue et à l’heure où la retraite sonne, il a voulu que cette «exhibition» soit son chant du cygne de bibliothécaire. Et il envisagea alors de fêter son départ en retraite au milieu de cette malicieuse exposition
Cette escale dans l’Enfer des ateliers des illustrateurs de jeunesse, je l’avais voulue bon enfant et mes premiers choix ne flirtaient ni avec la pornographie, ni avec le mauvais goût. Cependant, ils ont été encore soigneusement édulcorés par Monsieur le Conservateur qui, même s’il est un porcinophile convaincu, est loin d’être un … cochon. Et il a sévèrement éliminé des dessins proposés tout ce qu’il croyait susceptible d’effaroucher la décence des bibliothécaires et des lecteurs picards. Il a ainsi amputé (sic!) l’exposition de tous les sexes priapiques et écarté (re-sic!) les postures trop accueillantes, nous privant de quelques œuvres majeures (William Wilson en particulier) qui eussent peut-être pu choquer. Je me suis inclinée à grand regret. Vous ne verrez, hélas! aucun shivaïque lingam ni aucune lacanienne origine du monde à nos pudiques cimaises.
Au bout du compte, une exposition jubilatoire, aussi variée dans son inspiration que dans les techniques employées, et d’une belle qualité esthétique. Quelques œuvres furent d’ores et déjà publiées, souvent dans des collections confidentielles, mais la plupart sont inédites: de titillantes découvertes en perspective.
L’Enfer en Picardie? Certes non, mais plutôt une joyeuse promesse de Paradis.
Anastasie en Somme
La Bibliothèque départementale de la Somme est un établissement qui dépend du Conseil général.
David Andrieux, Directeur du Développement culturel du département de la Somme, nous a cordialement reçus, Hervé Roberti et moi, dans son bureau en février.
Je lui ai montré un grand nombre d’originaux qui ont suscité, de sa part, étonnement et admiration. Il a, en outre, été séduit par les différents essais de Léo Kouper pour l’affiche et a entériné notre choix.
Il nous a alors soufflé l’idée, quelque peu iconoclaste et provocatrice, d’accrocher l’exposition, « trop prestigieuse, disait-il, pour être cantonnée dans la Bibliothèque départementale », dans la superbe Chapelle des Visitandines d’Amiens, au fond du cloître de briques où s’ouvrent les bureaux de la Direction Régionale des Affaires Culturelles. De quoi réjouir aussi Dominique Baillon-Lalande, notre conseillère au livre…
Malgré sa frustration de ne pas voir sur les murs de sa chère Bibliothèque son ultime «exhibition», Hervé Roberti s’est laissé séduire par cette piquante perspective. Et Marie-Christine Ferrand de la Conté, Directrice régionale des Affaires culturelles, a accepté de nous accueillir dans sa maison.
Hélas ! Monsieur le Préfet n’a pas été de cet avis et lui a opposé un veto catégorique.
Alors, Hervé Roberti, finalement heureux, a récupéré l’exposition pour les murs de sa bibliothèque.
De la « poésie pure ». C’est ainsi que Marcel Pagnol qualifiait les déplacements des indésirables « pissotières à roulettes » dans Topaze…
Le 4 mai, réunion au Conseil général pour avaliser le carton d’invitation. Je confie à David Andrieux, non sans une certaine fierté, un exemplaire de travail du catalogue et tout le monde se sépare dans la joie et la bonne humeur.
Patatras! Deux jours après, un courriel laconique du même David Andrieux annonce à Hervé Roberti la décision régalienne de Christian Manable, président du Conseil général, d’annuler brutalement l’exposition.
Aucune explication. Le fait du prince. A onze jours de l’ouverture…
Les Habits neufs de l’Empereur
J’ai attendu vainement un courrier explicatif. Rien.
L’Anastasie n’a laissé à cette exposition aucune chance. Une condamnation sans procès, sans plaidoirie, sans appel. Le Procureur Pinard auquel on n’a pas manqué de comparer le Sieur Manable, amputa Les Fleurs du mal de quelques pièces, mais laissa le livre paraître. Cru Pinard 2010 (le sobriquet est de Louis Joos, l’un des artistes censurés) a eu un comportement dictatorial indigne d’un élu du peuple.
J’ai donc pris ma plume et envoyé une lettre musclée à Christian Manable, lui demandant de lever cette censure inique et lui prédisant, s’il maintenait cette décision absurde, une communication sans précédent.
Il a persisté et signé, malgré les interventions de la Ligue des Droits de l’Homme et de l’Observatoire de la Liberté de création, de l’Observatoire de la Censure, du Secrétariat national à la Culture du Parti socialiste, ou du Syndicat national des Artistes plasticiens.
Ma promesse a été tenue au-delà de mes attentes.
Le Courrier picard (Daniel Muraz) s’est déchaîné, mais aussi Le Monde (Michel Guerrin), Libération (Bruno Icher), Le Canard enchaîné (David Fontaine), Le Figaro, Le Nouvel Observateur (Delfeil de Ton), Le Soir de Bruxelles (Lucie Cauwe), La Provence (Julie Zaoui), Art-Press (Jacques Henric), Politis, Beaux-Arts Magazine, Livres Hebdo (Laurence Santantonios), La Gazette des Communes, Bibliothèques… et FR 3, France Bleue Picardie, France inter (Procès verbal & Esprit critique), France Culture (Jusqu’à la lune et retour)… et de nombreux sites et blogs dont Ricochet, La Charte, ABF, CRILJ, Observatoire de la Censure, Ligue des Droits de l’Homme, Association Orphéon, Motsaïques, Art Clair, Actualitté, Starwizz, Graphivore, Vudubalcon, Jean-Marc Morandini, Proxinews, Elsia, Albert Montagne, City vox, International News Digest, Depapierenman…
Et cette liste est loin d’être exhaustive !
Sans doute n’a-t-il pas mesuré la gravité de son acte. A-t-il été mal conseillé ? Son entourage l’a laissé sortir tout nu, comme l’Empereur du conte d’Andersen…
Quoi qu’il en soit, notre néo-tartuffe – le pauvre homme !- n’a pas été ménagé. Et je crains qu’il ait de la peine à décrocher de sa queue (encore sic !) la casserole que la presse lui a si cruellement attachée
Pas d’art sans liberté
Bernard Joubert, auteur d’un Dictionnaire des Livres et Journaux interdits (Cercle de la Librairie, 2007) qui fait autorité, s’est exprimé avec générosité et compétence et son aide, dans cette épreuve, a été inestimable.
Les soutiens, nombreux, du milieu professionnel du livre (CRILJ, Ricochet, La Charte, Citrouille…) ont été précieux. Parmi ceux-ci, particulièrement, celui de l’Association des Bibliothécaires de France, qui a publié, très vite, un communiqué sur son site et un article richement illustré dans sa revue, et de Dominique Lahary, son vice-président, qui a répertorié, sur son blog, tous les articles qui dénoncent cette censure. Enfin, son président, Pascal Wagner, et Philippe Levreaud, rédacteur en chef de la revue Bibliothèque(s), relayés par Danièle Chantereau, déléguée générale, ont proposé d’éditer le catalogue. La renaissance de ce « feu catalogue », comme l’a appelé Aline Pailler dans son émission Jusqu’à la lune et retour au cours d’un chaleureux éditorial (17 juillet 2010), est une première bouffée d’espérance après l’asphyxie et, enfin, la perspective tonique de substituer l’action à la révolte.
Inattendue a été l’annonce, dans le Courrier picard, de la proposition de Hubert Delarue, Bâtonnier de l’Ordre des Avocats d’Amiens, d’accueillir l’exposition dans ses locaux. Leur situation, en face du Palais de Justice et à deux pas des tours de Notre-Dame, est plutôt séduisante et la force symbolique de cette assistance particulièrement signifiante.
L’heureuse possibilité de montrer les œuvres interdites de mes vingt-six artistes dans la ville même où ils furent frappés d’ostracisme, protégées par des avocats qui s’érigent en défenseurs de la liberté d’expression et de création, est une belle réhabilitation après l’humiliant camouflet qui leur a été sottement infligé.
D’autres lieux, d’autres partenaires potentiels continuent à se manifester, comme, à Amiens encore, Sophie Douchain qui souhaite intégrer notre anastasie dans une manifestation des Arts Factories de la Briqueterie sur la censure artistique ou encore l’Association Chemins de traverse qui propose de contribuer au financement du catalogue.
Les dessins « Pour adultes seulement » ne seront pour personne, avait annoncé Aurélie Charon sur France Inter (Esprit critique du 23 juin 2010).
Voire…
Et, enfin, voir…
Une affiche de Léo Kouper
L’affiche poétique et discrètement coquine de cette exposition a été créée par le grand affichiste Léo Kouper, petit gamin farceur de 84 ans dont le regard pétille d’une malice toute juvénile et qui a trouvé dans son art le secret d’une éternelle jouvence.
C’est Hervé Morvan, dont Léo Kouper devint l’assistant en 1945 à l’âge de 19 ans (il est né à Paris en 1926) qui lui apprit son métier en favorisant son « élan de création ».
Il réalise, dès 1952, de nombreuses campagnes commerciales (Vitapointe, Petits pois Cassegrain, Eau chaude gaz, Confort électrique…) mais c’est par l’affiche culturelle qu’il accède à la notoriété.
La création, en 1955, pour Les Artistes Associés, de l’affiche du film de Billy Wilder 1, 2, 3 inaugure sa carrière dans le cinéma. En 1954, Charlie Chaplin, dont il a su saisir, en trois traits alertes, la maladresse cocasse, le choisit comme graphiste pour les affiches des versions françaises de ses films et il créera en particulier celles du Dictateur, des Temps modernes de Limelight, du Kid, ou de La ruée vers l’or, avalisées par de cordiaux échanges téléphoniques avec Charlot lui-même ou avec sa femme Ohana depuis leur résidence de Vevey. Lors de son unique rencontre avec l’acteur, il fut salué par un «Hello, Léo!» dont le souvenir l’émeut toujours.
La pomme verte et fessue d’Emmanuelle, dont l’épluchure indiscrète se déroule lascivement en serpent paradisiaque, lui vaut le Prix spécial de l’affiche au Festival de Cannes de 1974. On en retrouve l’esprit dans l’un des quatre projets qu’il proposa pour notre «exhibition».
Outre les films de Jacques Tati (Mon oncle), Jean-Pierre Mocky (Le miraculé) ou Philippe de Broca L’Homme de Rio), il a honoré les textes de Rostand, Feydeau, Havel, Molière, Carco ou Guitry en collaborant avec de nombreux théâtres, La Bruyère, La Fontaine, Tristan Bernard, La Mare au Diable, Sylvia Montfort, Montparnasse, Rive Gauche, Théâtre de Lausanne, Théâtre 14, Ranelagh, Mouffetard et L’Espace Pierre Cardin où, à l’occasion de la reprise de Jésus la Caille dont il dessina l’affiche, une rétrospective lui fut consacréePour l’Opéra de Massy, il peint une étonnante Carmen, merveilleusement espagnole avec son oeil sombre figuré par un noir taureau, alors que l’oeil de L’Arlésienne est un mas provençal ombragé de longs cyprès en guise de cils.
Il ne délaisse pas pour autant la publicité commerciale. Ainsi, il prend la suite du grand Cappiello, comme son ami Alain Gauthier, pour des variations sur la croix rouge du Champagne de Castellane et celle du grand Savignac pour la comunication de la ville du Havre. Comme Alain Gauthier encore, il crée les visuels du champagne Ayala
A l’instar d’André François, cet humaniste convaincu appelle «coups de gueule», les «cris silencieux sur un mur» qui dénoncent, et il a vigoureusement stigmatisé l’extrémisme, les désastres écologiques, les magouilles du milieu sportif, les guerres, l’attentat du 11 septembre ou la peine de mort dans de frappantes images sans concession.
Il a réalisé avec Monique, sa femme, dont les talents de cordon bleu ensoleillent les déjeuners de leur campagne normande, un savoureux manuel de cuisine qui fleure bon l’Europe de l’Est et où lui-même nous dévoile sa recette de… l’affiche!
De nombreuses expositions lui furent d’ores et déjà consacrées dont une importante rétrospective à l’Espace 1789 de Saint Ouen où il a son atelier et une très récente à l’Espace Rachi.
Des idées efficaces, une immédiateté toujours réussie, une simplicité percutante, une drôlerie parfois un peu leste, un érotisme teinté de malice, du charme, de l’humour, de l’élégance, infiniment de poésie….et malgré sa notoriété et toutes les qualités de son oeuvre, une gentillesse et une modestie à toute épreuve.
Et, en plus, plein de générosité, puisqu’il participe à l’oeuvre caritative des Tréteaux blancs en faveur des enfants hospitalisés.
Hello and Thank You, Léo!
Œuvres de :
Gilles Bachelet, Michel Backès, Christophe Besse, Michel Boucher, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Frédéric Clément, Pierre Cornuel, Isabelle Forestier, Claire Forgeot, André François, Alain Gauthier, Bruno Heitz, Louis Joos, Lionel Koechlin, Georges Lemoine, Daniel Maja,, David Merveille,,,, Alan Mets, Jean-Charles Sarrazin, Marcelino Truong, Tomi Ungerer, Zaü, Albertine Zullo
Une exposition qui a eu lieu à Ordre des avocats, Amiens
du 14/10/2010 au 05/11/2010