Des images, pas si sages…
Lorsque, au début des années septante, jeune professeur agrégée de lettres, j’ai été nommée dans un établissement de formation pour enseignants, frustrée de littérature générale et de langues anciennes, j’ai commencé à m’intéresser aux albums de jeunesse et j’ai d’emblée été éblouie par leur opulence et leur qualité esthétique. Et depuis, je n’ai eu de cesse de les promouvoir et de clamer qu’ils forment un genre artistique et littéraire original et irremplaçable. Surtout, moi l’amoureuse des textes, j’ai pris conscience des possibilités émotionnelles infinies de l’image et j’ai saisi, en missionnaire enthousiaste, mon bâton de pélerine pour le claironner au monde entier, par des stages de formation, des conférences, des articles, des expositions, des catalogues…
Le héros de mon enfance fut Le Petit prince, mais très vite, j’étais passée à la Comtesse de Ségur, à Alexandre Dumas, à Jules Verne … Et si les gravures des édition Hetzel et Hachette m’avaient d’ores et déjà impressionnée (je n’ai jamais oublié la Cosette d’Émile Bayard, devenue si célèbre après son affichage à Broadway !), les livres d’images n’avaient guère illuminé mes jeunes années. Ma rencontre avec l’illustration, ce fut à l’âge adulte, avec Léo Lionni, Tomi Ungerer, Maurice Sendak, Alain Le Foll, André François, Edy Legrand et bien d’autres que je ne peux tous citer, et mon émerveillement, depuis, n’a pas cessé. Beaucoup de ces illustrateurs sont devenus des amis. J’ai découvert que dessiner pour les enfants, ce n’était pas tremper son pinceau dans la confiture de rose ou la crème au chocolat. Tous les sentiments, toutes les hantises, toutes les peurs, toutes les joies sont présents dans les albums de choix, parfois avec violence et âpreté, et une qualité artistique qui peut laisser pantois les plus exigeants des esthètes. Et lorsque j’ai étendu mes recherches à l’ensemble des arts graphiques, je n’ai pu que constater que les plus grands artistes ne se penchaient pas vers les enfants mais les élevaient au contraire, et qu’ils n’édulcoraient pas leurs dessins sous prétexte qu’ils seraient publiés dans des collections pour la jeunesse.
Ce qui m’a frappée dans mes publics d’étudiants, d’enseignants ou de bibliothécaires, c’est qu’à l’époque, ils ne mémorisaient même pas le nom de l’illustrateur. Ma tâche a alors consisté à attirer leur attention sur la variété des styles, des techniques, des gammes chromatiques de chacun, de la spécificité des inspirations, afin qu’ils prissent conscience que, derrière chaque livre, derrière chaque image, il y a un être sensible et unique, un esprit singulier à qui il faut rendre justice. Quand, en 1954, André François illustra Beau masque de Roger Vaillant pour les éditions Gallimard, son nom ne figurait ni sur la couverture, ni sur la page de titre, et les huit pages dessinées du roman étaient seulement très discrètement signées de ses initiales : une anecdote qui en dit long sur ce qu’était alors le statut de l’illustrateur et de l’illustration sur la scène éditoriale. Et cette insignifiance a longtemps perduré, même si l’auteur des dessins est désormais bel et bien crédité. Mes étudiants ont, je l’espère, bien retenu la leçon, et ne risquent plus de passer sous silence l’auteur des images.
Lorsque j’ai eu la chance de nouer des relations amicales avec Étienne Delessert, dont j’admirais le talent, et qu’il m’a exposé son projet de Fondation des Maîtres de l’imaginaire, je n’ai pu qu’y adhérer et le conforter dans son engagement. D’autant plus que, outre la valorisation d’images de qualité, choisies avec soin, leur analyse pédagogique et un réel souci de transmission patrimoniale, il répondait à une attente de ses confrères dont beaucoup s’inquiètent de l’avenir de leurs œuvres lorsqu’ils auront disparu. Et que j’ai été touchée par sa générosité et son altruisme : il n’est guère si fréquent que des artistes, dont on dit couramment qu’ils sont égocentriques voire nombrilistes, se démènent pour promouvoir, avec conviction et énergie, le travail de leurs collègues.
La liste des illustrateurs qui ont fraternellement confié des œuvres à la Fondation témoigne des goûts personnels de son président, et fait la part belle aux artistes américains parfois peu connus en Europe (Étienne Delessert vit aux États-Unis) et aux œuvres des années septante. Elle témoigne en effet de l’extraordinaire révolution éditoriale qui a bouleversé les années soixante-huitardes : un âge d’or de créativité débridée, de liberté de pensée et d’exigence intellectuelle, culturelle et artistique, où les préoccupations mercantiles passaient au second plan. Mais elle ne s’y cantonne pas et s’est ouverte à des artistes plus jeunes, venus de plusieurs pays.
J’ai modestement poussé, pas toujours avec succès, quelques dossiers de figures qui me semblaient incontournables. Le corpus choisi déborde largement des limites de la littérature de jeunesse pour rendre compte de l’universalité des arts imprimés. D’autres artistes viendront à l’avenir rejoindre la cohorte des élus.
Nous sommes heureux que la Fondation soit désormais abritée dans un établissement aussi prestigieux que le Musée d’Art et d’Histoire de Genève qui a accueilli tous ces dessins et monte, cet automne, à sa manière, la première exposition des Maîtres de l’Imaginaire en Suisse, après les succès de nos présentations à Strasbourg, Paris, Bologne et Pékin. Nous la découvrirons avec curiosité et gourmandise, en regrettant seulement que tous nos amis n’y figurent pas.
Janine Kotwica
Une exposition qui a eu lieu à Musée d'Art et d'Histoire de Genève
du 08/10/2022 au 28/01/2023