© Succession André François
Extraits du catalogue
André François Remember
Textes de : Janine Kotwica, commissaire de l’exposition
Images de :
Beatrice Alemagna, May Angeli, Gilles Bachelet, Michel Backès, Christophe Besse, Quentin Blake, Serge Bloch, Michel Boucher, Alice Charbin, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Pierre Cornuel, Katy Couprie, Michelle Daufresne,Thierry Dedieu ,Etienne Delessert, Claudine Desmarteau, Malika Doray, Jacqueline Duhême, Philippe Dumas, Stasys Eidrigevicius, Pierre Etaix, Isabelle Forestier, Claire Forgeot, Henri Galeron, Letizia Galli, Alain Gauthier, Martin Jarrie, Louis Joos, Kitamura Satoshi, Lionel Koechlin, Léo Kouper, Georges Lemoine, David McKee, Daniel Maja,Alan Mets, Consuelo de Mont Marin, Sarah Moon, Pef, François Place, Yvan Pommaux, Claude Ponti,Denis Pouppeville, Laura Rosano, Tony Ross, Sara, Jean Charles Sarrazin, Ronald Searle †, Carme Solé Vendrell, Grégoire Solotareff, Frédéric Stehr, Tomi Ungerer, Christian Voltz, Anne Wilsdorf, Zaü
Exposition du 25 janvier au 3 mai 2014
Sommaire
Un Géant des Arts
Un « Posthume sur mesure »
De Temesvar à Paris
Au clair de la lune et des étoiles
Clown mon frère
L’école de Grisy
L’épreuve du feu
Les larmes de crocodile et autres enfantina
Baladar, Ubu et compagnie
The Tattoed Eléphant
Plages et galets
Nous les oiseaux
« On est tous beaux dans la famille, Dieu soit loué ! »
Les Rhumes
Sirénades
L’envol du papillon
« Le Temps… Il fut un temps.. Est-ce qu’il est encore temps… »
Animots
Le Prince de l’anticonformisme
L’artiste en fleurs
Eggzercise
Musiques
Un Posthume sur mesure
Un géant des arts
Parmi les créateurs -artistes, musiciens, écrivains…- qui honorent la diaspora roumaine, les Brancusi, Cioran, Eliade, Enesco, Fondane, Ionesco, Istrati, Nouveau, Steinberg. Tzara… , André François trouve naturellement sa place bien que cet exceptionnel graphiste, profondément admiré de ses collègues, soit demeuré trop méconnu du grand public. Modeste, il est resté discrètement à l’écart des lumières parisiennes dans une maison rurale du Vexin qu’il a «habitée», à tous les sens du mot, durant plus de soixante années avec sa femme Marguerite. Et pourtant sa carrière l’a promené de New York à Londres ou Tokyo et son œuvre est présente dans de nombreux musées du monde.
Même s’il n’a jamais recherché les honneurs, il reçut à Paris le Grand Prix national d’Arts graphiques et le Prix Honoré, à New York la Médaille d’or de l’Ars Directors Club, il fut membre honoraire du Royal Designers of Industry, et, depuis 1977, Doctor Honoris Causa du Royal Collège of Art de Londres.
Il a également présidé un jury d’Arts graphiques au Japon.
D’une créativité, d’une inventivité, d’une lucidité et d’une énergie impressionnantes, il fut dessinateur de presse, illustrateur de livres pour enfants mais aussi pour adultes, affichiste, peintre, sculpteur et décorateur de théâtre, de ballets et d’opéra, virtuose dans toutes les techniques: gravures diverses (lithographie, aquaforte, sérigraphie…), dessins à l’encre ou au crayon, au pastel ou au fusain, peintures à l’eau, à l’huile ou acrylique, collages incongrus de toutes sortes de matériaux, vaisselle cassée, bois flottés ou brûlés, ferraille, plomb fondu, objets détournés et mariés, dans des compositions dissonantes ou harmonieuses, avec un humour qui n’exclut ni le sens, ni l’exigence, s’exprimant dans tous les registres, du tendre au décalé, du poétique à l’érotique, du fantaisiste au tragique, de l’absurde au grotesque, du joyeux au macabre.
«L’inspiration, c’est quand la main est habile», disait-il. Et habile, elle le fut!
L’œuvre d’André François évolue au fil des années. Son trait garde bien évidemment son aisance souveraine, mais un arrière-plan philosophique se précise, les sources d’inspiration évoluent, s’approfondissent, s’érotisent, s’assombrissent, démultiplient leurs significations, et il crée désormais des personnages monstrueux, des sirènes voluptueuses, des clowns mélancoliques, et des situations vigoureuses et grinçantes, presque violentes, qui cousinent souvent avec un surréalisme très personnel.
Ce fut un géant des arts, et un grand homme, par la taille, certes, et par ses fabuleux dons artistiques, mais aussi par son humilité et son exceptionnelle qualité humaine: son humour, sa discrétion, son indulgence et sa générosité n’ont jamais été pris en défaut et expliquent la quasi vénération qu’il a suscitée chez la plupart de ses confrères.
L’ artiste, dit-il modestement, n’est qu’un «heureux infirme qui a réussi à se fabriquer des béquilles»
Ronald Searle, lié à André François par un très ancien compagnonnage dans les revues satiriques anglaises Punch et Lilliput, et qui a préfacé et édité The Biting Eye, a créé pour la Monnaie de Paris, en octobre 1980, une médaille qui présente le beau visage d’André François, et à l’avers, quelques éléments pertinents de son univers graphique.
Les modèles en argile se trouvent à Londres dans les collections permanentes du British Museum.
Ronald Searle est décédé le 30 décembre 2011 à Draguignan.
«Un posthume sur mesure»
J’ai eu le privilège d’être amicalement accueillie plusieurs fois dans sa maison de Grisy-lès-Plâtres .
Après la mort de son ami Savignac, j’ai promis à André François, lors d’une de mes visites, dans un moment d’amicale connivence, d’organiser, de son vivant, un hommage de ses pairs. Son regard s’est éclairé et il en a ri. Puis il a pris un crayon et une feuille de papier, a dessiné une vitrine de magasin à l’enseigne des Pompes funèbres, a gribouillé, pastiche joyeusement macabre de Boucle d’or et les trois ours, trois cercueils, un grand, un moyen et un petit. Puis, tapotant le grand du crayon, il m’a annoncé: «Vous verrez, vous me taillerez un posthume sur mesure».
Interloquée par son calembour, je n’ai même pas eu la présence d’esprit de subtiliser ce bout de papier!
Sa boutade était, hélas! fondée : mon projet n’a pu aboutir avant son décès.
Je connaissais la vénération de la plupart des artistes du siècle envers lui. Mais, lorsque j’ai sollicité leur concours, j’ai été surprise par leur extraordinaire mobilisation, unanimes dans leur reconnaissance enthousiaste vis à vis de cet aîné génial qui n’a eu de cesse de défricher des voies nouvelles.
Une belle cinquantaine d’artistes, illustrateurs, affichistes et dessinateurs de presse, et non des moindres, ont répondu favorablement à ma sollicitation. Avec le titre de Un Posthume sur mesure, une exposition de cet hommage a eu lieu dans la Médiathèque Jean Moulin de Margny-lès-Compiègne en décembre 2005 et a circulé ensuite. En 2006, elle s’est promenée en Roumanie, au Centre Culturel Français de Timisoara d’abord, ville natale d’André François, dans une demeure bourgeoise qui abrita les invités du sinistre Ceaucescu ; sous les lambris baroques du Palais-Musée d’Art de Cluj-Napoca ; dans l’hôtel particulier qui abrite l’Institut Français de Bucarest et au Centre Culturel de Iasi. De retour en France, elle a été accrochée sous les voûtes romanes de l’église Saint Etienne de Beaugency avant de poursuivre sa tournée à l’ombre des tours de Notre Dame de Reims et à l’Institut culturel roumain de Paris. Elle fut tonifiée par les cris des mouettes à la Médiathèque Jacques Prévert de Cherbourg qui avait accueilli Les Matières du rêve durant l’été 1993. Elle fut enfin présente lors des expositions Delpire & Cie aux Rencontres d’Arles, en l’été 2009, dans la chapelle Saint Martin du Méjan.
Maintenant qu’il existe un Centre André François, il allait de soi que cette exposition, qui s’est enrichie de nouveaux dessins au fil des mois, devrait y être présentée.
Dénommée désormais André François Remember, elle illustre la dette sincère et affectueuse de deux, voire trois générations, envers un précurseur souvent imité, un maître admiré, respecté et aimé, et elle a le mérite d’être à la fois une sorte de panorama des courants et des techniques de l’illustration contemporaine et, en même temps, une promenade guidée dans la vie et l’œuvre d’André François.
Car les allusions des artistes, qui sont plaisantes, graves, attendrissantes ou sérieuses, mettent en lumière des événements biographiques ou des clins d’œil aux livres et aux affiches qui les ont marqués et parfois accompagnés tout au long de leur vie.
Denis Pouppeville a préféré dédier à son ami disparu un beau dessin qu’il aimait et dont le climat grotesque eût plu au Maître.
Lionel Koechlin a repris un témoignage de son chagrin que la revue VST, à laquelle André François avait si souvent collaboré, a publié dans l’hommage qu’elle lui a rendu.
Le dessin malicieux de Pef rend compte de sa notoriété en la plaçant avec humour dans la noble lignée, excusez du peu! des «Léonard, Georges, Francisco, Edouard, Auguste et Pablo» dont l’impertinent «André», avec sa dégaine clownesque, bouscule la belle ordonnance.
Féru de mythologie, Daniel Maja, qui fut autrefois reçu à Grisy avec Ewa, sa femme alors enceinte de leur fils Axel, remplace la semeuse de Larousse par un faune dont le souffle éparpille des AF partout : une élégante manière de célébrer la fécondité de son influence…
Un bel hommage ô combien mérité…
De Temesvar à Paris
Issu d’une famille d’origine hongroise, né le 9 novembre 1915 à Temesvar (aujourd’hui Timisoara), au Banat, province de l’empire austro-hongrois qui s’intégrera à la future Roumanie, Andrei Farkas choisira un nom d’artiste éminemment français lors de sa naturalisation à la veille du second conflit mondial en mars 1939. Il s’est toujours souvenu de la Demoiselle Jacopin qui lui donna ses premières leçons de français et lui fit aimer cette terre lointaine qui deviendra un jour la sienne. L’élève fera honneur à cette vieille institutrice jamais oubliée de ses disciples : parfait polyglotte, il s’exprimera sans accent aucun, et son origine étrangère était impossible à déceler à l’oreille, au contraire de celle de son épouse anglaise qui a conservé, au fil des ans, un très pittoresque parler insulaire.
En 1993, la télévision hongroise fit un film, De Szabōfalva jusqu’à San Francisco, à l’occasion d’une exposition au Musée de Cherbourg, Les Matières du rêve. André François s’y exprime dans la langue de son enfance, avec fluidité, malgré le grand demi siècle qui s’est écoulé depuis son départ de Temesvar. Joëlle Dufeuilly, la traductrice qui a réalisé les sous-titres du film pour le Centre André François, remarque qu’il parle hongrois « comme un français ». Un bel exemple d’intégration réussie !
Le rébus de Nicole Claveloux (Andes-Raie-Franc-Soie) décortique savoureusement le pseudonyme choisi par l’artiste, tandis que la poétique apothéose de Georges Lemoine, grand amoureux d’alphabets, s’inspire, comme Pierre Etaix, des initiales devenues célèbres de sa signature.
Andrei n’avait qu’une sœur, Violette, un peu plus âgée que lui, qui, elle aussi, a rejoint la France où elle s’est mariée et où elle est décédée récemment.
Timisoara est une ville mélancolique, qui garde de son passé historique compliqué une passionnante superposition de civilisations. Depuis la Rome antique, il y a eu là, et des Français, et des Turcs, et des Autrichiens, et des Hongrois, et des Italiens…On y est juif, catholique, protestant, musulman, orthodoxe….Les architectures où domine un somptueux baroque, gardent la marque de tous ces passages et il en sera de même de l’œuvre inclassable et libre d’André François qui n’appartient à aucune école et où on peut savourer les miels épicés par tous ces métissages culturels.
Il veut devenir peintre, «un métier de crève-la-faim», disent ses parents et il doit leur promettre de préparer un professorat de dessin pour obtenir, à seize ans, l’autorisation de se rendre à Budapest pour y fréquenter l’École des Beaux-Arts. Il s’y ennuie, il rêve de Paris, il connaît les affiches de Cassandre et souhaiterait profiter de son enseignement. Enfin, en 1934, il part en France. Malgré son impécuniosité, son vœu est exaucé et il est accepté dans les cours de Cassandre , «un merveilleux endroit pour apprendre», dira-t-il de cet atelier. Et ce sera ensuite l’inévitable tour des agences de pub, le carton à dessins sous le bras.
Il décroche ses premiers contrats, un emploi salarié (le seul de son existence!) chez un entrepreneur qui travaille pour l’Exposition universelle de 1937, aux Galeries Lafayette pour lesquelles il peint des panneaux publicitaires, puis dans un laboratoire pharmaceutique où il réalise des «réclames».
Il publie ses premiers dessins de presse dans L’Os à moelle, Ric et Rac, Le Rire, Marianne, Paris-midi ou Paris-soir.
Et sa patte s’affermit peu à peu, développant progressivement une manière de plus en plus personnelle.
Juste avant le début du conflit mondial, il retourne à Timisoara pour présenter Marguerite à ses parents. Barbouillée, elle croit ne pas supporter la robuste cuisine locale. En réalité, c’est le petit Pierre qui s’annonce!
La jeune illustratrice Malika Doray, grande admiratrice d’André François, m’a mise en relation avec Stéphane Ré, alors Directeur du Centre culturel français de Timisoara.
La très belle médiathèque du Centre n’avait pas de nom. Depuis février 2006, elle s’appelle désormais Médiathèque André François. Grâce à la donation que j’ai initiée et coordonnée et à la générosité de Marguerite François et de quelques amis, collectionneurs et institutions, elle dispose désormais d’un fonds de livres, estampes, affiches, catalogues et documents divers du Maître.
Le conseil municipal devrait officialiser la décision de donner son nom à une rue de la ville.
Au clair de la lune et des étoiles
Après sa naturalisation, André Farkas-François est versé dans la classe 40 mais en raison de la défaite française, il ne sera pas incorporé.
André et Marguerite se marient au début de la guerre et se réfugient en zone libre
Ils partent d’abord, avec leur fils à peine âgé de trois semaines, dans le Lot-et-Garonne où ils sont reçus dans la propriété de Neel, directeur de l’École alsacienne où fut, un temps, accueillie Marguerite.
Puis ce sera Marseille. André participe à la décoration d’assiettes humoristiques et fournit quelques dessins à la presse locale et à des journaux parisiens cantonnés dans le Midi.
Leur logement marseillais, infesté de punaises, ils le quittent pour échapper à la menace du STO et gagnent la Haute-Savoie, occupée par les Italiens, avec Katherine, leur fille, née en 1941.
Il dessine autant que faire se peut en ces temps difficiles, participe à une brochure collective imprimée à Bellegarde, dans l’Ain, Devant le marché noir, avec plusieurs dessinateurs dont Aldebert, Effel, Peynet et Sennep et publie avec Auguste Bailly, à Clermont-Ferrand, son premier livre d’enfants, Pitounet et Fiocco le petit nuage. Puis il écrit et illustre C’est arrivé à Issy-les-Brioches qui ne sera publié qu’en 1949. Ces deux petits albums sont marqués encore par le style de Peynet, et un peu aussi celui d’Effel.
Est-il audacieux de voir, dans la dernière image de Pitounet et Fiocco, créé en 1943, une transfiguration optimiste de l’étoile alors si tragiquement discriminante?
Est-ce hasard si les clowns de Reste(s) portent une étoile jaune?
La lune, parfois drôle, parfois inquiétante, presque agressive même, est très présente aussi dans Reste(s) et dans de nombreuses autres images de ce Pierrot rêveur, à la fois sarcastique et poète, alors que le soleil l’a rarement inspiré, Ainsi le projet d’affiche avec son œil en soleil levant pour Le Matin de Paris en 1979 fait-il figure de rareté
Dans son hommage, Étienne Delessert se souvient avec émotion de la lune du N°44 de Graphis , cette prestigieuse revue d‘Art Graphique qui parut à Zurich dès 1944
et pour laquelle André François créa de nombreuses couvertures. Cette lune l’éclaire à jamais et il l’a emportée de Suisse en Amérique où il vit maintenant. Car, depuis cette découverte de son adolescence, il n’a cessé d’admirer le talent d’André François.
En 2003, il tourna un petit film sur lui, dans sa maison de Grisy, pour l’Art Directors Club de New York où André François était reçu dans le Hall of Fame. Hélas! le sac contenant le film vidéo fut dérobé à son arrivée à Kennedy Airport.
Etienne Delessert raconte que André François et lui ont eu «beaucoup de larmes et de regret» au téléphone lorsqu’il lui a raconté ce vol. Nul doute qu’il s’agit là d’une grande perte et que le regard sensible porté par Delessert sur son aîné eût été un témoignage très précieux.
Clown, mon frère
Le père d’Andrei Farkas, directeur d’une maison d’assurances, n’avait pas moins de douze frères et deux sœurs. L’un des oncles du jeune Andrei, Armand, un géant de deux mètres, hantera les souvenirs du futur artiste et sera la vedette de la légende familiale. A l’âge de 14 ans, il part de Temesvar avec un cirque de passage et devient jongleur et avaleur de sabres. Joli garçon, il séduit et épouse Wilhelmine, la veuve de Salomonski, entrant ainsi dans cette célèbre famille de gens du cirque. Et c’est ainsi qu’il devient propriétaire du Cirque d’hiver de Moscou, de celui de Riga et de quelques cirques itinérants. Et il aurait fait fortune, et il aurait acquis une propriété sur la Côte d’Azur, et il y aurait enfoui un trésor que personne n’a encore découvert et, et, et… et en tout cas, son aventure mythique a bien fait fantasmer toute la famille, et son neveu en particulier, et ancré dans son jeune imaginaire déjà bouillonnant un amour inextinguible pour les saltimbanques.
De là la fidèle amitié qui le lia à Pierre Etaix pour qui il réalisa les si belles affiches du Soupirant , du Grand Amour et de YoYo? Affection réciproque si on en juge par leur connivence dans le livre Je hais les pigeons qu’ils concoctèrent ensemble et la tendresse déchirante du dessin si lyrique que Pierre Etaix a offert en hommage à son cher ami disparu.
Dans le merveilleux capharnaüm de sa bibliothèque de Grisy, au milieu des livres, jouets, tasses, papillons, pots et autres boîtes de sardines, parade aussi une invraisemblable collection de clowns.
Sans nul doute faut-il voir encore, dans ces rêves d’enfant, la source d’une inspiration où le clown jouera un si grand rôle. Ce n’est certes pas hasard si c’est un auto-portrait en clown qui fait la nique à la mort sur le premier visuel de l’exposition Un Posthume sur mesure. Il est extrait de Reste(s), un livre à la sensibilité grinçante écrit par Vincent Pachès, où le clown, croqué avec une extraordinaire maturité graphique, est présent à chaque page. Il hante les dessins de presse et il est le motif central de nombreuses affiches, de cirque, naturellement, d’expositions, ou de publicité, ainsi celle du Grand Cirque de New York, hommage à Calder avec qui André François avait noué des liens d’amitié. Christian Voltz a bricolé, avec la même légèreté, un joyeux clown en matériaux de récupération, à l’instar du Maître chez qui le moindre objet déniché déclenchait immédiatement une créativité fébrile.
Dans la belle scène de cirque qu’il lui a dédiée, François Place, qui a toujours une pensée émue pour lui lorsqu’il pédale sportivement sur les chemins autour de Grisy-les-Plâtres, s’est sûrement souvenu. de la réclame pour Dop où le clown chevauche un lion ou de celle de Sandoz où il dort béatement sur le dos d’un cheval.
Prémonition, bien troublante aujourd’hui, que le cercle de feu tenu par un auguste et traversé crânement, dès 1981, par un petit bonhomme (l’artiste? C’est ce que l’on serait tenté de dire aujourd’hui…) sur l’affiche d’une exposition en Allemagne…
Sans doute aussi que le clown, ce personnage fellinien qui se gausse de tout et d’abord de lui-même, qui considère la vie et la mort avec, toujours, la distance de l’humour, qui transforme joyeusement en brimborions joyeux ou grotesques les ridicules et les tristesses du quotidien, fut-il pour André François, un double fidèle et fraternel.
L’école de Grisy
Parce que Paris est trop cher pour leur jeune budget, le couple, avec les deux enfants, s’installe après la guerre dans un village du Vexin.
Le bonheur rustique des «French Frogs» croqués si habilement par Tony Ross, est une allusion impertinente à l’installation paisible d’André et Marguerite à la campagne.
La charmante maison de Grisy-lès-Plâtres, ils choisirent ensuite d’y rester, loin des tumultes de la capitale, et elle vit défiler, grâce à l’accueil généreux et pittoresque de Marguerite, tout ce qui compte dans le monde du graphisme.
Sur un des merveilleux trompe-l’œil dont le propriétaire des lieux a couvert les murs au point de faire de sa maison une œuvre d’art, on voit, parmi les livres factices, un volume malicieusement consacré à…l’école de Grisy!
C’est ainsi que le tout jeune Philippe Dumas, est venu, un jour, à ladite «école de Grisy» pour montrer timidement ses dessins au Maître et solliciter ses conseils. André François a loué le travail de cet artiste débutant riche de promesses mais lui a annoncé que « ce sera difficile»… Philippe Dumas avait laissé sa femme et sa fille Alice dans la voiture. Marguerite, qui a entendu l’enfant pleurer, les a invitées à rentrer et a gardé tout le monde à déjeuner.
C’est le souvenir de ce mémorable repas que Philippe Dumas évoque dans son hommage.
Sur son dessin, on voit un bébé dans un couffin. C’est sa fille, qui deviendra elle aussi illustratrice : bon sang ne saurait mentir. Alice Charbin, dans une lettre reproduite dans ce catalogue, raconte, avec délicatesse et humour, presque avec tendresse, comment l’œuvre d’André François l’a accompagnée depuis son enfance.
Un autre point relie André François à Philippe Dumas: tous deux ont été mariés à des Anglaises. Aller chercher son conjoint outre Manche est une tradition familiale perpétrée par la descendance d’André et Marguerite : Judy, la femme de Pierre Farkas, est anglaise, comme le compagne de leur fils Nicolas. Et Katherine, la sœur de Pierre, a épousé un irlandais, Gerald Kemmet.
Alors qu’il avait un atelier rue Daguet, près des Jardins du Luxembourg, avec vue sur le Val de Grâce, André François a rencontré, et vite épousé, à la Mairie du Cinquième, le 16 décembre 1939, Margaret Edmunds, fille mineure d’un fonctionnaire de Sa Très Gracieuse Majesté, qui fut, aux Indes, en charge des Postes et Communications.
Le chien qui gambadait autour de la table dans le dessin de Philippe Dumas est mort depuis longtemps. André François, avec ce rapport distancié qu’il entretenait avec la camarde, avait alors confié à Pierre Etaix qui me l’a raconté : :«Nous n’aurons plus jamais de chien. Il serait trop triste quand nous mourrons!»
Philippe Dumas
C’est dans ce jardin que Sarah Moon, compagne de son grand ami Delpire, l’a photographié en 1992. Un portrait magnifique où la lumière se joue lyriquement entre les ramures.
Les lieux n’ont guère changé depuis. L’un des cerisiers est mort alors qu’André était déjà très malade. Il en a fait, avec l’aide d’un voisin qui l’assistait dans ses bricolages, sa dernière sculpture. Il l’a appelée La sauteuse à la corde. Elle témoigne de la jubilation à créer qu’il a gardée jusqu’au bout du chemin.
Un autre cerisier caressait de ses rameaux les fenêtres de sa chambre de malade. Il était en fleurs lorsqu’il mourut le 11 avril 2005. Ce sont ses branches qui ornèrent la porte d’entrée le jour des obsèques et ses pétales qui furent jetés sur son cercueil dans le petit cimetière sous le doux soleil printanier.
Un bel arbre, aussi, dans l’hommage de Claire Forgeot où, en disciple fidèle, elle a récupéré un bois flotté sur une plage pour en faire une émouvante «petite stèle de poche» en sa mémoire. Le tronc en est un crayon, outil privilégié de l’artiste, appliqué par collage, et ses feuilles sont, à jamais, vertes et bien vivantes. Ce petit bois peint fut hélas! dérobé en 2009 dans la Chapelle Saint Martin du Méjan lors des Rencontres d’Arles. Avec humour, Claire s’est déclarée flattée de ce larcin. Robert Delpire en a fabriqué un élégant ersatz en plexiglas.
L’épreuve du feu
Un drame épouvantable a endeuillé la fin de sa vie.
Une triste nuit de décembre 2002, l’atelier que son fils Pierre, architecte, lui avait construit au fond du jardin a été la proie d’un mystérieux incendie. Le bâtiment et toutes les archives et œuvres qu’il contenait ont été détruits.
La perte est immense: il n’aimait pas vendre, et avait différé les quelques donations prévues à des institutions. Heureusement, ses livres d’artistes venaient à peine d’être déposés à l’instigation de Vincent Pachès à la Bibliothèque Nationale au Fonds des livres rares et un exemplaire de chaque affiche était d’ores et déjà à la Bibliothèque Forney en vue de la grande rétrospective de son œuvre graphique de l’automne 2003. Mais toutes ses peintures, sculptures, les originaux de ses dessins de presse ou de ses illustrations, son stock de gravures, ses archives, ses livres, ses revues, tout a été dévoré par les flammes.
Il est tellement choqué qu’il doit être hospitalisé. «La vie, parfois, a la main lourde!», confia-t-il à Pierre Etaix.
Les graphistes du monde entier lui envoient de très nombreux courriers de compassion.
Un jour de printemps 2003, j’ai été reçue avec une de mes nièces à Grisy-lès-Plâtres par André, Marguerite et leur fille Katherine. Le beau temps leur avait permis de débâcher et de découvrir les dégâts du feu empirés par ceux des eaux des pompiers. Ils fouillaient dans le fond du jardin et ramassaient soigneusement les restes calcinés ou fondus ou les bouts de papier que le feu dévorant avait quelque peu épargnés. Ils s’extasiaient en retrouvant un morceau d’affiche ou un dessin aux bords léchés, avec une joie douloureuse qui m’a bouleversée. Contaminée par leur invraisemblable courage, j’ai contenu mon émotion en buvant le thé dans le jardin ensoleillé mais ai sangloté dans ma voiture tout le long du chemin du retour. Et malgré tout, Marguerite avait pris le temps de faire une délicieuse tarte aux pommes très british, parfumée à la cannelle!
Mais après quelques mois d’un profond état de choc, épaulé par sa femme, ses enfants et petits-enfants, il a vaillamment surmonté la tragédie et créé de nouveau, à 87 ans, en une forme d’oblation conjuratoire, des œuvres extraordinaires où il a intégré les débris récupérés dans les décombres.
Il s’était réinstallé dans son ancien atelier, sous les combles de la maison. A chacune de mes visites, il me découvrait les collages et peintures prométhéens qu’il réalisait chaque jour avec une fébrilité juvénile grandissante et un bonheur de créer miraculeusement retrouvé. Et, à petits pas, son humour revenait, et les calvaires tragiques et désespérés des premières semaines laissaient progressivement la place à des animaux incongrus ou à des portraits de femme inattendus.
Ces chefs d’œuvre crépusculaires et particulièrement chargés d’émotion ont été montrés à Beaubourg sous la houlette amicale de Robert Delpire, au printemps 2004 puis à Arles durant l’été 2009. Au cours de cette exposition rédemptrice, L’épreuve du feu, fut
projeté le très beau film qu’il inspira à son amie Sarah Moon. On y retrouve avec émotion les silences du maître, ses regards malicieux, la mémoire fabuleuse de ses œuvres brûlées heureusement photographiées avant le drame, avec, lancinant, le violoncelle alerte et tragique à la fois des Suites de Bach.
Une double page de Mr.Noselighter prend désormais l’allure d’une mauvaise blague prophétique, comme, aussi, un superbe pastel et crayon de 1975, nommé L’église de Grisy -Autodafé.
Les allusions à cet incendie, mais aussi à la résurrection de l’artiste après le drame, sont évidemment présentes dans l’hommage. Pierre Etaix brûle les herbes d’où émergent, à jamais vivaces, des tiges graciles où chante le petit oiseau de la Fête de la musique 2003. L’élé-phoenix de David McKee renaît courageusement de ses cendres et l’affichiste Léo Kouper, plein d’admiration, a représenté l’assomption d’un artiste incandescent, avec aussi une citation du célèbre mouton du Nouvel Obs.
Brûlée dans l’incendie, une chaise peinte dont se sont souvenues Alice Charbin et Consuelo de Mont Marin…
C’est la conscience douloureuse de ces pertes qui est à l’origine d’une des missions de Centre André François: réunir en un lieu ouvert au public son éblouissante œuvre sur papier. En 2012, quelque 180 des dessins brûlés, rescapés de l’incendie, émouvants avec leur bordure de dentelle calcinée, y ont été présentés, dans une exposition, intitulée André François le Phœnix.
Les Larmes de crocodile et autres enfantina…
A partir de 1949, André François publie de nombreux livres pour la jeunesse à New York et Philadelphie, dans la veine joyeuse de ses contributions à la presse américaine, sur des textes d’écrivains anglo-saxons comme John Symonds (The Magic Currant Bun, Travelers Three , William Waste, The Story George Told Me, Grodge-Cat and the Window Cleaner) et Roger McGough (Mr Noselighter) qui ne sont pas traduits à ce jour. Mais Arthur le Dauphin qui n’a pas vu Venise du poète et critique américain John-Malcolm Brinnin (Le Mascaret, 1997), Roland de Nelly Stéphane (Circonflexe, 1992) et le délicieux Little Boy Brown de Isobel Harris (MeMo, 2011), ont été édités en français.
On vous l’a dit? sur un texte de Jean l’Anselme récemment disparu, inaugure, en 1954 sa fructueuse collaboration éditoriale avec son ami Robert Delpire. Les images farfelues et désinvoltes de l’album seront reprises, en 1962, par l’édition américaine, An Idea is like a Bird, avec un texte de Peter Mayer;
Robert Delpire et André François verseront, en 1956, dans la collection Neuf des éditions Delpire, les célèbres Larmes de crocodile, avant-gardiste livre-objet qui a complètement bouleversé le paysage éditorial de la jeunesse. Immense succès d’un album inoubliable dont on compte au moins seize traductions et qui a été heureusement réédité à l’identique en 2004 et 2010.
Au diable les discours moralisateurs, les contraintes pédagogiques, le sérieux, l‘utile, le dessin sage et conventionnel, la mièvrerie, le ton bébête et puéril. Place à la fantaisie, aux jeux de mots, à l’humour, à la joie de vivre, au futile, au dessin libre, à l’audace graphique. On s’amuse de tout, et la créativité s’exerce aussi dans la reliure-objet : elle imite la longue caisse qui transporte l’animal vers une ville européenne depuis les rives de son Nil natal.
On ne s’étonnera pas que cinq artistes, dans leur hommage, aient fait allusion à ce petit chef d’oeuvre du livre d’enfance.
May Angeli a étiré en une élégante xylographie, technique où elle excelle, la longue silhouette de l’animal en pleurs, parodiant ainsi le format allongé du livre.
Malika Doray l’a représenté deux fois. Pour son croco-peintre, elle a eu la délicatesse d’appliquer, sur le fond, une toute petite boîte d’aquarelle, sacralisée car achetée à Timisoara, ville natale de l’artiste, imitant ainsi ses collages si créatifs.
Gilles Bachelet, a imaginé « le repos du crocodile », une amusante scène où notre reptile est bercé par deux éléphants sous le regard attentif de Kevin et Humphrey, le couple d’escargots vedette de sa page Facebook.
L’album a aussi inspiré Anne Wilsdorf qui l’associe à une appétissante sirène et Jacqueline Duhême qui, liée à André François par une vieille amitié, lui adresse une émouvante lettre d’adieu où elle unit son nom à ceux d’autres chers amis communs disparus, Robert Doisneau, Raymond Savignac et Jacques Prévert. Foin des tropes, les larmes de son crocodile, ici, sont sincères.
Plus tard, en 1963, Delpire éditera encore la version française de Tom et Tabby de John Symonds, éditeur de la revue Lilliput, avec des dessins énergiques et audacieux. Prince de l’humour, André François a été l’auteur-illustrateur de Qui est le plus marrant?, paru, en 1971 à L’École des loisirs, maison d’édition dont il a créé le célèbre logo du papillon-lecteur, album traduit en anglais, italien et allemand. Le livre a été réédité, avec quelques variantes, sous le titre Ri-di-cu-le en 2011.Jacques et le haricot magique, est heureusement toujours disponible dans la collection Grasset-Monsieur Chat dirigée de main de maître par Etienne Delessert qui s’est assuré la collaboration des plus grands noms du graphisme. Ce titre fut aussi édité par Rita Marshall, éditrice américaine, épouse d’Etienne Delessert, chez Creative Education.
Baladar, Ubu & compagnie….
L’album Lettre des îles Baladar, écrit par Jacques Prévert et illustré par André François, paru pour le Noël de 1952 dans la collection Point du Jour que dirigeait René Bertelé chez Gallimard, est vite devenu un grand classique du livre de jeunesse. Après plusieurs rééditions dans des collections de poche décevantes, il a été enfin publié à l’identique, en 2007.
Le titre de l’album évoque une lettre mais, de la forme épistolière, nous n’avons que l’enveloppe peinte sur la couverture à l’italienne qui préfigure le célèbre emboîtage des Larmes de crocodile ou la campagne publicitaire de Olympic Airways en 1967. André François y parodie l’envoi aéropostal mais le «par avion» y devient «par thon» (partons!), calembour annonciateur du bestiaire de l’album et lié au slogan touristique «Visitez Baladar» . Elle est joyeusement oblitérée de cachets à la datation très festive (Noël, Pentecôte, Pâques), avec des timbres jubilatoires à valeurs faciales drolatiques : une cafetière anthropomorphe (motif récurrent chez lui) valant 7 mouthon, un ange à 1 dicthon et un thon fumeur de pipe à 25 thons. André François aime les timbres, et on les retrouvera sur une très belle couverture du New Yorker en 1986.
Irrespectueusement, Claude Ponti s’est amusé à ajouter à ces oblitérations incongrues, un timbre à l’effigie de son Blaise masqué, héros récurrent de ses albums, et l’a accompagné d’une époustouflante fiche technique qui aurait grandement amusé les deux auteurs.
Le livre a été composé à quatre mains – Quatre-Mains-à-l’Ouvrage est le nom du héros de Baladar !- comme L’Opéra de la lune qui naîtra, un an plus tard, de l’étroite collaboration de Jacques Prévert avec Jacqueline Duhême.
Si l’on en croit les souvenirs de la famille Farkas, les rencontres de Jacques Prévert et André François qui auraient été présentés l’un à l’autre par Alexandre Trauner, se faisaient à Paris. André s’y rendait de Grisy en voiture. Sa fille Katherine se souvient encore de sa jalousie le jour où son père ramassa un hérisson au bord d’une route, et; au lieu de le lui donner à elle, l’avait emporté à Paris pour le donner à «Minette», la fille de Prévert.
Dans un entretien filmé par François Vié pour la télévision, André François raconte l’histoire du livre. Jacques Prévert «qui avait envie de faire un livre pour les enfants» a sollicité André François pour les images. Celui-ci a tout de suite été motivé par cette proposition, en particulier en pensant à Pierre et Katherine, ses enfants, qui ont alors une dizaine d’années..
Les compères se voyaient au moins deux fois par semaine. A chacune de leurs séances de travail, ils conversaient et «Prévert inventait un bout de l’histoire». André François, à partir de ces échanges verbaux, dessinait puis confiait au fur et à mesure ses dessins à Jacques Prévert qui ensuite écrivait sur les images. Le texte bref prévu initialement s’est progressivement étoffé et a pris la forme «d’un pamphlet politique sur l’indépendance et la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes.» J’avais écrit à André François, pour lui emprunter, pour une exposition consacrée aux images du désert, les originaux des chameaux de Baladar. Comme ils s’étaient malheureusement perdus « entre l’imprimeur et l’éditeur », il m’a dessiné un chameau sur sa lettre et j’ai exposé ce papier.
La Maison Jacques Prévert d’Omonville la Petite a exposé, durant l’été 2009, Balade aux îles Baladar, exposition consacrée à la genèse de ce livre audacieux et dérangeant, balayé par le souffle des indépendances coloniales. Le Centre André François de Margny-lès-Compiègne en a présenté une version enrichie au cours de l’été 2011.
Au fil des ans, l’humour d’André François, que sa femme appelle «la pudeur des tragiques», perd sa grâce naïve, se teinte de désespoir même dans ses publications pour la jeunesse. Ainsi sa connivence avec l’écrivain-éditeur François David est à l’origine de livres forts et parfois dérangeants. Le calumet de la paix et surtout Le fils de l’ogre sont proches de ses interprétations audacieuses de Balzac, Jarry, Diderot, Joyce ou Huxley. Le couple du Père et de la Mère Ubu, agrandi à taille humaine, introduisait avec truculence aux expositions de l’Épreuve du feu à Paris et à Arles. L’arrache-cœur sur un texte de Boris Vian ou Si tu t’imagines de Raymond Queneau expriment la douleur, la violence, le sarcasme, le malaise, un pessimisme existentiel souvent insoutenable avec un élan, une vigueur, une vitalité graphiques rarement atteints .
The Tattoed Elephant
En 2003, la Bibliothèque Forney a présenté une importante rétrospective de l’œuvre graphique d’André François. Cette grande manifestation a permis de prendre la mesure de son importance, quantitative et qualitative. C’est d’ailleurs en grande partie pour son travail d’affichiste, plus que celui du peintre plasticien ou de l’illustrateur, que les trompettes de la renommée ont retenti pour lui dans le passé.
Certaines de ses affiches publicitaires, culturelles, cinématographiques sont archi-connues, même si on ne sait pas toujours que c’est lui qui les a créées.
Celle qui annonce cet événement est intelligente et poignante à la fois, et d’une très grande force graphique. Elle représente un vieil éléphant fatigué, à la peau parcheminée, entièrement tatouée d’écritures serrées. La trompe, coudée, harassée, doit se soutenir sur le sol. Elle se termine par une main, sa main, qui tient un porte-plume en train d’écrire. Magnifique autoportrait d’un artiste à la fin de sa vie, avec une interpénétration du dessin et des écritures telle qu’il l’a souvent pratiquée dans ses œuvres, en commentant ses images par un texte calligraphié.
Le visuel de l’Hôtel de Sens prend la forme d’une confidence expirée par un vieillard de 88 ans dont la lassitude est extrême: c’est juste après l’incendie de son atelier…
Les pachydermes, il les aime, il les a toujours aimés.
En 1983, une affiche du Daily-Bul, avec un commentaire manuscrit, persiflait «un fonctionnaire culturel se félicitant de sa propre démarche». Là déjà, la trompe se termine par une main… qui serre sa propre patte avant .
Un éléphant à l’œil très expressif chatouille de sa trompe un éléphanteau sur la couverture des Scènes de ménagerie.
Lorsque K Libre, son dernier livre est paru aux éditions du Seuil dans l’hiver 2004, Vincent Pachès, qui était l’auteur des textes, le lui a apporté. Affaibli, il eut toutes les peines du monde à le signer et ne le fit plus pour personne d’autre. L’ouvrage réunit des dessins réalisés pour la revue de santé mentale VST de 1996 à 2004, avec une parfaite osmose, saluée par Pierre Etaix dans sa préface, entre l’auteur et l’illustrateur. Là encore, des éléphants, un père et un fils, méditent, avec une malice sentencieuse, sur le Consentement et la Vérité.
Ceux de sa jeunesse étaient franchement comiques, bon enfant, sans la dimension mélodramatique de celui de Forney, la gravité ironique de ceux de VST, ni la causticité de l’affiche belge.
Une couverture festive du New Yorker de 1972 le transforme en un rutilant Père Noël chevauché par un clown et une publicité pour le Centre national de la Photographie en antique appareil photo.
Dès le début des années 50, il a dessiné, pour Vogue, Punch, Lilliput, Neuf, Esquire Mademoiselle, Sports Illustrated, ou La Tribune des Nations, des croquis farfelus, d’un humour tendre, candide et joyeux, qui seront réunis en de savoureux recueils dont l’irrésistible drôlerie n’a pas pris une ride, ainsi Double Bedside Book ,The Tattooed Sailor ou The Half Naked Knight, édités aussi en Allemagne sous le titre de Heikle Themen et en Italie sous celui de François, 133 disegni. Les éléphants n’y manquent pas : juxtaposé irrévérencieusement à une dadame obèse ou étalé en vaste descente de lit, et certains sont d’ores et déjà, dans Double Bedside Book en particulier, tatoués de mystérieux grimoires.
Que David McKee, le papa du célèbre Elmer, ait choisi un éléphant pour son dessin, ne surprendra personne. L’élan vital qui l’élève au dessus des flammes de l’atelier marque son admiration étonnée devant le courage d’André François après le dramatique incendie.
Celui de Letizia Galli porte les outils du peintre et fait aussi discrètement référence au chien et à l’escargot des publicités du Nouvel Observateur tandis que deux pachydermes de Gilles Bachelet, lui aussi grand ami des éléphants, bercent un crocodile dans un hamac.
Plages et galets
C’est à Dieppe que, étonné et ébloui, il découvre la mer pour la première fois, en compagnie de Marguerite, à la veille de la guerre. Curieusement, elle lui rappelle les vastes plaines de son Banat natal et ses vacances à la ferme chez un de ses nombreux oncles, parmi les vaches et les chevaux.
Plus tard, il peindra les douces collines paisibles et familières du Vexin, son terroir d’adoption, qui ondulent comme des vagues..
L’eau, jusqu’alors, c’était pour lui les rivières de Roumanie où il se baignait l’été et les étangs gelés où il patinait l’hiver avec les galopins de son âge. Les horizons mouvants et infinis de la Manche le bouleversent. Le couple achète en 1969 une rustique maison au toit de schiste à Auderville dans un site exceptionnel, à la pointe venteuse du Cotentin. Boris Vian qui passait ses vacances d’enfant à Landemer, revient à Goury. La famille Prévert s’installe à Omonville-la-Petite où réside déjà l’ami Trau. Un cénacle amical se retrouve dans cette Finis Terra sauvage et poétique.
André François peint les éclaircies et les nuages de Normandie, ses collines et ses prés, ses rivages et ses tempêtes. Ses étendues marines sont souvent romantiques, avec le couvercle tumultueux de leurs ciels bas et lourds.
C’est ainsi qu’il a créé en 1990 pour l’éditeur François David, «l’homme qui voit passer les sirènes de sa fenêtre», une superbe affiche, Un dragon peut en cacher un autre, où le rivage prend une silhouette de monstre mythologique.
D’une inspiration très différente sont les vagues grotesques de l’affiche théâtrale Pas un navire à l’horizon peinte en 1981.
«La mer, dit-il à Vincent Pachès, dans un entretien filmé par Sarah Moon, c’est bien. Ce serait dommage qu’il n’y en ait plus.» Déclaration à l’humour laconique, bien dans l’esprit du personnage!
Les bois flottés, sur lesquels dessinera Claire Forgeot, et surtout les galets, «si éloquents, disait-il, et en même temps complètement anonymes», «ces morceaux de réalité incontestables», il les utilise dans toutes sortes de compositions et collages.
Ce sont eux qui ont inspiré l’anti-hommage plein d’humour de Yvan Pommaux.
La mer est le décor de Arthur le Dauphin qui n’a pas vu Venise dont les éditions bordelaises du Mascaret publièrent la traduction. On peut y goûter toute la vigueur d’un trait souverain. Les collages de Martin Jarrie, très graphiques, rappellent la double page de cet album,
Nous les oiseaux
En 2003, peu de temps après l’incendie de l’atelier, le Ministère de la Culture a confié à André François la création de l’affiche de la Fête de la Musique. Les hasards du calendrier ont voulu que, accompagnant Le Posthume sur mesure et encadrant un stage de formation de bibliothécaires, je me trouve en 2005 à l’Institut Culturel Français de Bucarest au moment où se préparait cette manifestation. J’ai alors découvert que le petit oiseau de 2003 y gazouillait toujours, mais, en raison du parrainage de certain célèbre opérateur de téléphonie, sur un fond…orange. Alertée, j’ai immédiatement donné à Patrice Peteuil, directeur adjoint de l’Institut, les coordonnées de Marguerite François afin qu’il sollicite son accord… en me doutant bien de sa réponse! Le personnel de l’Institut, qui croyait à une simple formalité, n’est pas encore revenu de la vigueur avec laquelle Marguerite a repoussé cette version. Et c’est ainsi qu’en 2006, «le p’tit zozio», comme on l’appelait là-bas, a repris fièrement du service sur le fond blanc initial si énergiquement défendu.
Ce «p’tit zozio», ou son frère, on le trouve à diverses reprises dans l’œuvre d’André François. Souvenons-nous, il assurait complaisamment l’hygiène dentaire de Crocodile à l’instar des trochiles égyptiens décrits par Aristote dans ses Récits merveilleux.
Gilles Bachelet n’a pas manqué de le représenter dans un verre à dents.
Il se juchait partout dans On vous l’a dit. Et il chante joyeusement sur plusieurs affiches, musicien et peintre à Argenteuil, économe sur la promotion du Chèque vacances.
Lui, ou son frère, a inspiré les hommages lyriques de Georges Lemoine et de Pierre Etaix, ainsi que la gravure de Kathy Couprie qui l’a imprimé sur une page de magazine en un original et expert palimpseste. Dans le spirituel collage de Laura Rosano, il tient dans son bec un cadran de montre.
Pour Animots sur des textes de Vincent Pachès pour le quotidien Le Monde, André François a niché son corbeau tout douillettement entre de plantureuses cuisses féminines. Ce dessin discrètement érotique a servi de visuel pour une exposition de Danièle Delorme à l’atelier Girard en 2001.
Pourtant, il n’aimait guère ces volatiles. N’a-t-il pas illustré Je hais les pigeons de Pierre Etaix?
Dans le film de Sarah Moon, il explique le malaise quasi hitchcockien qu’ils lui inspirent.
«Je les fréquente relativement peu, si je peux les éviter. Il n’y a rien de plus proche et de plus éloigné. Ils me font peur, surtout. Je pourrais avoir une autruche apprivoisée dans mon atelier, mais un petit oiseau qui vole autour de moi, ça m’inquiète beaucoup plus.»Les oiseaux en peintures et collages (plumes, plomb, écorce, vaisselle cassée…) de L’épreuve du feu, mis à part, peut-être, Le canard laqué ou Le cygne d’Auvers, éveillent une angoisse diffuse.
Palude, Le plombier palmipède, Léger léger et, surtout, Vilain oiseau ont quelque chose de morbide, presque mortifère.
On ne peut guère s’en étonner si l’on songe qu’ils sont nés des débris ramassés dans l’atelier brûlé…
Quentin Blake, professeur puis directeur du département Illustration au Royal College of Art de Londres dont André François était Doctor Honoris Causa, a offert à son ami un couple d’échassiers pécheurs, en marge de l’extraordinaire album Nous les oiseaux publié en 2005 chez Gallimard, un dessin qui exprime à merveille la vieille et profonde complicité qui les unissait.
«On est tous beaux, dans la famille, Dieu soit loué!»
Lorsque j’ai offert à André et Marguerite un petit cahier de photos prises à l’inauguration de l’exposition de la Bibliothèque Forney, ils se sont arrêtés sur celle de Violette, la sœur aînée. Comme je m’étonnais du port de tête et de l’allure élégante qu’avait gardées cette très vieille dame, ils se sont exclamés tous deux, simultanément, en riant: «On est tous beaux, dans la famille, Dieu soit loué!», m’expliquant que c’était une boutade, devenue proverbiale dans le clan Farkas, de la grand-mère d’André.
Est-ce la raison pour laquelle il a peint ou sculpté de si profonds autoportraits, avec un regard dont l’intensité ne cesse de nous poursuivre?
«C’est finalement assez commode, expliquait-il avec son sempiternel humour. Le modèle est toujours à portée de la main.»
Et, un brin mélancolique, il ajoutait:«Et puis on suit un peu le passage des saisons…»
Le passage des saisons…
Un dessin du printemps 1965 avec collage de dollars déchirés, La vie à New-York, évoque savoureusement la mémoire de sa jeunesse américaine dont demeurent quelques remarquables couvertures pour le New Yorker, de savoureux dessins de presse, quelques délicieux livres d’enfants et le souvenir ineffaçable d’affectueuses rencontres.
L’un des plus célèbres tableaux d’André François est un autoportrait dans son atelier avec une composition en abyme. J’aime particulièrement aussi Testament N°2 qui présente son atelier où s’accrochent deux toiles juxtaposées, une vue de Grisy et un très bel autoportrait, ou encore Outre-mer et outre-vert de juillet peint en 1975 où il revendique, dans une palette épaisse où l’azur domine, sa vocation de peintre: elle a toujours été plus importante pour lui que son travail d’affichiste et d’illustrateur.
Hélas! Tous ces chefs-d’œuvre de l’été et de l’automne ont presque tous disparu dans l’incendie et ne subsistent que dans les catalogues d’expositions ou quelques rares institutions et collections privées. Trois beaux portraits d’hiver, prêtés à Caroline Corre pour une manifestation au Centre culturel de Verderonne sur le thème du végétal, ont pu être ainsi sauvés du désastre. L’autoportrait en arbre est particulièrement beau. Un portrait avec collages de galets a été particulièrement admiré à L’Atelier Girard à l’automne 2009.
Ses confrères n’ont pas manqué, eux aussi, de le représenter dans cet hommage.
On connaît les photos inspirées, au noir et blanc quelque peu énigmatique, de la vidéaste et photographe Sarah Moon. Souvent publiées, elles témoignent d’une vieille amitié et expriment pudiquement la profondeur silencieuse de son regard. Celle qui ouvre ce catalogue, saisie dans le jardin de Grisy-les-Plâtres, fit la couverture de la revue suisse Parole en 2009.
Frédéric Stehr s’est souvenu d’un film montrant Picasso peignant son autoportrait devant un miroir tandis que Pierre Cornuel a combiné, sur le papier asiatique qu’il affectionne, les allusions à deux affiches, de la Maison des Arts de Montbéliard en 1971 devenue le logo de notre centre André François, et Shalom, Love, Life de 1989.
Michel Backès, comme Thierry Dedieu, l’a représenté à sa table de travail.
Serge Bloch évoque avec brio son tempérament libertaire.
Et il est portraituré aussi dans les compositions de Léo Kouper, Ronald Searle, ou Claudine Desmarteau.
Les Rhume
Le projet de ce «Posthume» a été enclenché du vivant d’André François. Il l’amusait beaucoup mais il n’a, malheureusement, vu aucun des dessins réalisés.
Il connaissait bien le travail des «anciens» de ma liste. Mais il s’intéressait aussi à celui des «jeunes».
Je lui ai montré quelques-uns de leurs albums et il a toujours lu avec curiosité les catalogues des expositions que je leur ai consacrées. Je lui ai en outre apporté des livres de leur collection personnelle qu’il a gentiment dédicacés.
Car, généreux, il se montrait toujours disponible pour signer, même fatigué, et il s’y prêtait de bonne grâce, durant des heures épuisantes, et même, à la toute fin de sa vie, aux inaugurations des expositions de Beaubourg et de Forney.
Je suis arrivée un jour avec une pile de livres de Grégoire Solotareff qu’André s‘est complaisamment mis à dédicacer.
Il fut alors très heureux de découvrir dans le lot Les Rhumes, album rare au tirage confidentiel édité par Robert Delpire en 1966 pour les laboratoires Beaufour. Promotion d’un produit pharmaceutique, elle fut diffusée dans les milieux médicaux. Or Grégoire Solotareff, on le sait, comme son père avant lui, avait exercé comme médecin durant plusieurs années et a pu ainsi entrer en possession de ce livre publicitaire.
En le feuilletant, André s’aperçut que la première page manquait. “Il faut l’inventer”, écrivit-il!
Et c’est ainsi que le dessin de Solotareff est le pastiche de l’ouverture supposée du livre. Toujours iconoclaste, Solotareff a peint la fécondation originelle de ces horribles et informes petites bêtes noires en une amusante scène de fornication. Du porno soft, rassurons-nous, mais suffisamment dérangeante pour qu’une bibliothécaire la décroche de ses cimaises lorsque des classes venaient visiter l’exposition!
Est-ce par ses accointances conjugales que Christophe Besse, marié à un médecin, a découvert Les Rhumes?
L’album lui a inspiré une impertinente bande dessinée mettant en scène, non sans un réalisme très réjouissant, les commentaires ridicules d’un couple de beaufs visitant, avec tous les lieux communs imbéciles des détracteurs de l’art contemporain, les tableaux d’une exposition représentant ces fameux Rhumes.
Quel honneur pour l’Ascorbate de Lysine Beaufour que ce merveilleux petit livre que Robert Delpire a enfin réédité !
Un pinceau trempé dans l’encre noire peint des silhouettes d’une maladresse très experte. Sur la page de gauche de la première édition, comme une litanie, un cartel en kraft portant le slogan publicitaire, et à droite, le dessin noir commenté de calligraphies habilement malhabiles, presqu’enfantines, à l’encre de couleur, variations jubilatoires sur toutes les expressions et locutions où entre le mot “rhume”. Les bons et les mauvais rhumes, les rhumes de Winchester (carabinés!), les petits rhumes de rien du tout, le rhume passager, le gros rhume… On l’attrape, on le fait passer, on le tient, il nous terrasse… Avec un décalage ludique entre le sens propre des images et le sens figuré du texte.
André François a toujours aimé chahuter les mots. Ils « ont été crés pour que l’on joue avec eux », confie-t-il à Danièle Sallenave au cours d’un entretien. Et lorsqu’il préparait un calembour, son regard riait d’avance de la blague qu’il allait proférer. Ainsi du titre quelque peu hasardeux de cet hommage…
Une anecdote significative de son sens de la dérision et de son esprit d’à-propos.
En 2000, il descend en voiture dans les Pyrénées orientales, pour inaugurer une exposition au Centre d’Art Contemporain de Saint Cyprien, avec Vincent Pachès qui m’a raconté cette histoire. La route est longue, André François, fatigué, fait un malaise à l’arrivée et doit être hospitalisé. Anesthésie et pace-maker. Au réveil, il dit à Vincent:
“J’ai rencontré la mort. Elle m’a demandé: Pile ou face? Et j’ai répondu: Pile!”
L’humour, une élégante manière de déjouer la mort…
Sirénades
«L’image de la passion», disait-il des sirènes.
Les éditions du Seuil ont publié, en 1998, Sirénades, album reproduisant une bonne centaine de ces créatures au trouble érotisme accompagnées de commentaires jubilatoires. Il n’est pas douteux que ce nouvel Ulysse, qui dédia à ses deux enfants, dès 1947, les illustrations d’un Odyssée du romancier et critique de théâtre Jacques Lemarchand, ait été définitivement séduit par leur chant aux pernicieux sortilèges.
Ce recueil est une pure merveille. Toutes les techniques y sont représentées, tous les bidouillages possibles et imaginables, et aussi, tous les registres de l’inspiration. A toutes les époques de son parcours artistique, André François a représenté des sirènes, depuis les dessins d’humour de la presse française et américaine de sa jeunesse, une célèbre publicité de Citroën, jusqu’aux peintures et collages du crépuscule. Et elles sont loin d’être toutes belles et gracieuses comme c’est communément de mise dans l’iconographie occidentale.
C’est surtout leur pouvoir mortifère qui l’a inspiré et il en a fait le plus souvent des monstres inquiétants et difformes. Leur chant est un appel vers les abysses et elles expriment la face sombre de son inspiration, une vision profondément pessimiste du destin, même quand l’humour préside au collage iconoclaste d’une Vierge à l’Enfant sur le ventre de l’une d’entre elles, à l’ombre de seins plantureux…
Elle est sanglante, cruelle, capable d’arracher l’œil d’un pécheur énamouré qui l’aurait prise à son hameçon. Et les plages vomissent «ces monstres neurasthéniques hybrides».
Certaines peintures remontent à la source du mythe antique, quand les sirènes étaient des femmes-oiseaux. D’où des œuvres où sont collées des plumes, comme mésange, mésusée, et désabusée et une aquarelle étonnante, intitulée La sirène grecque, qui sera tirée en lithographie. Dans une peinture à l’aquarelle et au pastel, L’essence du printemps, l’une d’elles «joue les filles de l’air».
Mais les légendes se mêlent toujours chez lui en un métissage joyeux ou grinçant, c’est selon : les ondines nordiques ou germaniques, les Hexen des récits de son enfance, sont présentes, elles aussi, «nées de l’ennui des marins le dimanche». Affublée d’un porte-jarretelles qui soutient un collant en forme de queue de poisson, vêtue d’une guêpière, portant des bottines adaptées à sa «bicaudalité», portant toutes sortes de pendeloques, la sirène est symbole de luxe et de luxure.
André François gardait une collection incongrue de boîtes à sardines qu’il entreposait au milieu des livres de sa bibliothèque. On n’est donc pas surpris de cette Sirène à l’huile Gaston allongée et coupée en deux dans une boîte de conserve.
Bien avant que je le connaisse personnellement, je l’avais sollicité pour des prêts de
«Sirénades» au Musée de Beauvais pour une exposition dans la salle de garde du XIVème dont le plafond est peint de magnifiques sirènes musiciennes.
Il avait accepté par une lettre pleine de calembours. Le projet a traîné et le conservateur a pris sa retraite et la chose ne s’est finalement pas faite.
J’ai finalement fait la connaissance d’André François à l’inauguration de l’exposition Sirénades, à Saint Germain des Prés, où je m’étais rendue avec Laura Rosano et Claire Forgeot, qui, comme moi, admiraient son travail depuis longtemps. Une jeune femme est entrée dans la galerie, les yeux dissimulés par des lunettes noires. Elle portait, en guise de queue de poisson, une jupe-fourreau brillante et moulante, et un petit soutien-gorge en coquillages. Une sirène, une vraie! Après hésitation, j’ai osé sortir mon appareil photographique et ai demandé si je pouvais en user. Permission accordée par André François, les yeux luisants de malice.
Je lui ai envoyé mes clichés d’ailleurs médiocres, il m’a remercié, et c’est ainsi qu’a débuté, grâce à une mystérieuse sirène qui m’est toujours restée inconnue, notre correspondance.
Une élégante ondine jaillit de l’onde sous le pinceau d’Isabelle Forestier qui, dans son commentaire, se souvient de l’affiche de l’exposition Sirènes au Musée de Trouville et d’un dessin du New Yorker où un marin sépare consciencieusement en deux, avec une scie, la queue d’une sirène placidement allongée sur une table de cuisine rustique.
La voluptueuse «Sirène des Mers du Sud» de Carme Solé Vendrell se pare d’un amusant collier recyclé, rappelant ainsi le goût de l’artiste pour les détournements dans ses collages.
Quant à la «6-Reine» très glamour d’Anne Wilsdorf, elle séduit André François lui-même, «croqueur croqué» de son célèbre crocodile : hommage amusé à son amour des calembredaines et des situations cocasses.
Et toutes trois n’ont pas manqué de se souvenir de son goût prononcé pour les poitrines féminines avantageuses
«L’envol du papillon»
Tomi Ungerer fut l’un des tout premiers à répondre à ma sollicitation.
Comme l’écrit Thérèse Willer, conservateur du Musée Tomi Ungerer de Strasbourg,
« André François, au même titre que Saul Steinberg et Ronald Searle, fait partie des dessinateurs que Tomi Ungerer considère comme ses « maîtres » en matière de dessin d’illustration. C’est dans les années cinquante qu’il le découvrit…Il porta immédiatement une vive admiration à son œuvre. Quand il apprit la venue d’André François à New York en 1959, où il celui-ci avait été appelé par une agence publicitaire et où lui-même connaissait ses premiers succès avec, entre autres, les Mellops et les illustrations pour la presse, il le contacta. De cette rencontre, qui se passa à son domicile de Manhattan, 19th Street, Tomi Ungerer garde aujourd’hui un souvenir ému, marqué par la modestie du grand dessinateur. A partir de ce moment naquit la relation amicale qui allait unir ces deux hommes, même si elle fut au cours des années vécue épisodiquement. Tomi Ungerer aimait sa fantaisie créatrice, son goût pour l’absurde, son talent de la synthèse graphique, était fasciné par la polyvalence de cet artiste qui mettait son talent au service …(de) tous ces genres auquel lui aussi s’adonne depuis quelques décennies avec bonheur.».
Lorsque l’on a fréquenté l’univers de Tomi Ungerer, on est quelque peu surpris par son poétique envol où il serait tentant de déceler une connotation spiritualiste. L’émotion aurait-elle, exceptionnellement, pris le pas sur la dérision?
Nonobstant, son beau dessin fait sans conteste référence aux nombreuses images de papillons que créa André François.
Dans une publicité de 1964 pour les Magasins du Printemps, deux yeux se ferment sur les ailes d’un papillon : «Achetez les yeux fermés.» Deux papillons s’échappent d’une coupole soulevée sur une affiche pour L’Année du Patrimoine 1980.
Tout le monde connaît aussi, bien sûr, le célèbre papillon lecteur et rêveur emblématique de l’École des loisirs, dont s’est sûrement souvenue Laura Rosano dans son collage. André François déclina dans la même veine, dans les années soixante-dix, un éléphant dont les oreilles sont des ailes de lépidoptère et un papillon muni de pieds robustement chaussés que j’ai acquis après l’incendie de l’atelier. Détail émouvant : comme l’original de l’affiche de l’École des loisirs, ces dessins rescapés du sinistre, ont eu leurs bords léchés par les flammes.
Eros et Thanatos se disputent les images d’André François.
Légendé par un de ces mots valise qu’il affectionnait, un «lépidermoptère» remplace pudiquement la traditionnelle feuille de vigne sur la couverture du catalogue d’une exposition au Musée de Pontoise en 1979 : une silhouette acéphale d’Aphrodite d’une troublante beauté.
Ce même musée avait montré des Femmes et paysages où, en 1996-1997, un papillon remplace, cette fois, la tête de graciles Vénus dénudées : la légèreté unie à la grâce dans ces torses à l’antique.
Mais pour l’incorrigible provocateur qu’André a toujours été, le si beau papillon est lié aussi, de façon très inattendue, à la laideur. Comme l’écrit Vincent Pachès dans une citation qui épingle autant l’artiste que l’insecte, «frondeur, inconstant, ce tendre touche à tout de jour comme de nuit cueille l’insolence…». Car les papillons remplacent aussi la tête de la femme obèse de La chambre claire peinte en 1978 ou de la monstrueuse créature aux seins multiples d’une illustration de Si tu t’imagines de Queneau. Le grotesque de ces matrones trouverait-il sa source dans une misogynie latente? Dans une tristesse diffuse et un profond pessimisme?
Que dire alors de «l’ogre s’attaquant à un papillon» et le dévorant affreusement dans Le fils de l’ogre édité par Motus?
Et que dire encore de l’impressionnante couverture du N° 68 de VST qui montre une tête de mort affublée d’ailes de papillon bleues et de deux doigts courts, les doigts du peintre, tenant un porte-plume et écrivant un message énigmatique, synthèse parodique de Shakespeare et de Descartes:
«J’écris donc je fus, je suis donc j’étais. Quand tout est fini reste l’écrit.»
Reste l’art, aussi, comme antidote à l’éphémère. Je crée «pour que ma joie demeure, disait-il…pour que certains moments se fixent» C’est ce que nous suggère, avec des techniques très raffinées, le portrait de Thierry Dedieu où le dessin vigoureux qui représente l’artiste peignant contraste avec la matière infiniment délicate de papillonidés subtilement colorés : l’un est posé sur son pinceau et quatre autres s’envolent vers un insaisissable ailleurs.
Cette foi en l’éternité de l’art et de l’écriture compense-t-elle la conscience douloureuse de la fragilité des choses qui le hantait?
«Le temps, il fut un temps, et est-ce qu’il est encore temps…»
Pour son hommage, Michel Boucher a peint un clown, personnage dont on a remarqué l’importance dans l’imaginaire de André François, et il l’a associé à une pendule. A l’avers de la médaille créée par Ronald Searle figurait aussi un cadran et les montres s’accumulent sur la main de l’artiste représenté par Laura Rosano.
Ce n’est pas par hasard: le Temps est un thème récurrent dans l’ensemble de son œuvre, et de peintre, et d’illustrateur, et de graphiste, et de plasticien.. « Le Temps ne me terrorise pas, il me hante », écrit-il.
A tous les moments de son parcours, André François a représenté des montres, des réveils, des pendules, des horloges, et surtout des cadrans, sans aiguilles ou aux aiguilles figées à une heure symbolique. «Les horloges aux folles aiguilles, les filles de joies et de glas», il les a peintes ou dessinées dans ses illustrations ou ses affiches, et, sur les grands tableaux, il a souvent collé des cadrans jalousement récupérés, des façades de vieilles horloges dont les blessures et l’usure prouvent le vécu authentique.
Et, comme toujours, avec un bonheur de créer jubilatoire.
Le cercle énigmatique des cadrans remplace les têtes de certains personnages : sur plusieurs affiches du Daily Bul, sur une couverture du New Yorker de 1971 où dort un mystérieux personnage, sur une pub de Lancôme, pour Le chat Parque qui tricote incongrûment le destin des hommes, ou sur l’érotique et irrévérencieux Temps pis aux seins généreux, sur cette maternité inattendue de 1990 qu’il a nommée par un de ses chers calembours, Time is mummy.
Les cadrans remplacent les verres de lunettes du Tiroir de Marguerite de 1977, les roues d’un cabriolet (publicité de Daimler Benz en 1980), le soleil couchant du Temps d’hiver, la lune de Vingt-quatre plombes, émouvant collage de la bouleversante exposition de Beaubourg où les aiguilles sont faites du plomb fondu de l’atelier incendié.
Une montre transpercée d’un couteau saigne tragiquement sur une page du Calumet de la paix où elle illustre
«Ils tuent
Le temps»
de François David. Une autre tire la langue dans Le silence édité par le Daily Bul.
Les Scènes de ménagerie mettent en page le lapin d’Alice, où la montre de gousset est devenue une anachronique montre-bracelet et deux hirondelles, «en aiguilles du temps», y invitent à «remettre les pendules à l’heure pour déserter la peur de notre ombre. » Et, en guise de bilan de leur fructueuse collaboration, Vincent Pachès commente un ultime dessin de son ami disparu:
«Qu’avons-nous fait? Une horloge qui sonne les quarts d’images et les demi-mots.»
«Le temps, les montres et les cadrans de montres, je les ai aimés pour leur apparence, puis leur signification», disait André François dans le film de Sarah Moon, ajoutant:
«C’est très loin d’une démarche intellectuelle. Je ne cherche pas à symboliser quelque chose»
Une obsession lancinante, inquiétante, une fantaisie amère, douloureuse, et riche en symboles, à son corps défendant… si on l’en croit.
Animots
Le bestiaire d’André François, à l’instar de celui d’un Granville, est particulièrement riche et varié.
Insectes, oiseaux, pachydermes, cétacés, singes, félins, girafes, chiens, reptiles,…, c’est tout un zoo pittoresque et hautement symbolique qui s’anime dans son œuvre, tableaux, affiches, livres et papiers de toutes sortes.
Qu’ils soient domestiques ou sauvages, leur force graphique est fortement stimulée par des commentaires inventifs et anticonformistes.
Le Monde a publié périodiquement, de janvier 2000 à avril 2001, une série de courts textes de Vincent Pachès vigoureusement illustrés par André François. Sept d’entre eux, réalisés en eaux-fortes, furent tirés à 65 exemplaires sur grand papier, sous le titre allographe Animots, par Maurice Felt en co-production avec Arjo Wiggins et Le Monde .
Un très bel ouvrage où les sept élus furent le corbeau, l’hirondelle, le cheval, le bœuf, le chat, le hibou et le caméléon.
En 2009, les jeunes éditions de La Boîte à gants publieront un livre d’artiste avec le cheval, le chat, le bœuf, le corbeau, le lapin et le hibou. Quant à l’ensemble des 43 dessins publiés par le quotidien, ils furent tous réunis en 2001 dans les Scènes de ménagerie des éditions du Seuil.
Les insectes, papillon qui «risque de se brûler les ailes», moustique qui «se pique d’enfermer nos rêves et se nourrit de notre désarroi», fourmi qui «empile le présent de peur que le passé soit en manque» s’y «taillent (à l’instar de la guêpe) la part du lion». Le bonheur de jouer avec la langue n’est pas pour rien dans la connivence de l’auteur et de l’illustrateur que réunit encore une commune vision douce-amère de l’existence.
Cet amour des insectes, de leur fragilité, de la délicatesse de leur matière, de la grâce de leur anatomie, Michelle Daufresne l’éprouve, elle aussi, et le montre dans le collage diaphane de son hommage.
Référence carrollienne incontournable, le lapin à la montre qui «pour l’amour,..fait, les 400 coups»…participe à une de ces «scènes de ménagerie».
Le lapin peut aussi sortir d’un drôle de chapeau de magicien qui est, en fait, un bout de pellicule noire dans une publicité pour un cinéma. Et, dans l’amusant dessin du japonais Satoshi Kitamura, il s’invite à un thé avec l’artiste. Car le Japon, où l’on aime le dessin, a maintes fois fêté André François qui y présida un jury graphique où fut couronnée une affiche de Stasys Eidrigevicius. En 1995, une grande rétrospective itinérante a présenté son œuvre chez Mitsukoshi, à Tokyo, Abihiro, Kawagashiko et Itami. Lors de la visite de l’Impératrice du Japon à la Bibliothèque de Petit Clamart il y a quelques années, André François fit partie du petit cercle des illustrateurs invités
Dromadaire, souris, poissons, singes, éléphant, escargots hantent les affiches publicitaires ou développent une thématique douloureuse et violente dans Fou de vous, livre où les éditions Alternatives ont réuni dix ans de dessins de la revue de santé mentale VST.
Référence biblique oblige, le serpent de la ménagerie du Monde, c’est forcément celui «du jeu de pomme», encore un malicieux allographe, qui unit, s’il en était besoin, Eve et la tentation au reptile et à son inévitable pommier.
Même réminiscence de la perte du Paradis: un serpent multicolore s’enroule sensuellement autour d’une Tour Eiffel dont il baise les seins généreux sur une affiche des Rencontres internationales de l’Audio-visuel scientifique de l’an 2000. Catherine Trautmann, choquée, refusa la diffusion de cette affiche pourtant d’ores et déjà imprimée. André François lui a adressé en retour, et avec humour, une lettre de protestation indignée.
«L’homme se pense dans l’animal pour ne pas oublier qu’il pourrait s’oublier pensant», écrit, à propos du bestiaire d’André François, le psychanalyste Serge Vallon en une de ces sentences absconses dont il a le secret.
L’artiste en fleurs
Alors qu’elle n’était, encore, qu’une adolescente, l’ illustratrice italienne Beatrice Alemagna fit l’acquisition d’une célèbre estampe d’André François, connue sous le nom de L’artiste en fleurs ou, parfois, appelée aussi Le penseur à la tête fleurie.. C’est, en fait, un portrait de son ami « Bob » Delpire qui l’imprima en 1960 et s’en servit comme visuel de ses expositions Delpire & Cie à Arles et à Paris en 2009. Cette image est si chère à Beatrice que, bien des années après, elle est toujours au mur de son atelier et qu’elle a présidé à toutes les créations de sa jeune carrière. Dans son émouvant hommage au Maître si profondément admiré, elle se représente rêvant à l’ombre de cette icône tutélaire et elle a été très touchée de l’intérêt que Marguerite François a porté à son dessin à l’inauguration margnotine de l’exposition du Posthume sur mesure..
Bien avant cette légendaire tête fleurie, André François avait planté, en 1949, des fleurs sur les têtes de quelques personnages. Hilda, la femme de chambre du Petit Brown arbore des chapeaux qui sont de véritables jardins. Dans On vous l’a dit, paru chez Delpire en 1954, Jean l’Anselme écrivait drôlement: « La trouvaille vous pousse comme une couronne Lépine. », calembour bien dans l’esprit de son illustrateur! Un père de famille s’y réveille dans son lit matinal «with three hundred flowers on his head», avec une chevelure «like a garden» comme le dit Peter Mayer dans An Idea is like a Bird, version américaine de l’album paru en 1962.
Le dessin tendre et farfelu d’André François sert naïvement ces textes, à moins que ce ne soient plutôt ces textes qui servent les dessins…
La chèvre et l’hippopotame des Scènes de ménagerie arborent encore, en 2001, un chef végétal de fleurs ou de roseaux plus humoristiques que gracieux. A la fin de sa vie, l’artiste n’exprime plus la même candeur lyrique et tendre que dans ces anciens livres d’enfants américains.
Même lorsqu’il plaisante, le sourire grince, et la farce a un goût amer.
Avec l’inventivité joyeuse qui le caractérise, Alan Mets a décliné une variante irrespectueuse de ce sujet en faisant jaillir de la tête d’un cochon, son héros favori, l’affreux jojo impoli des Doigts dans le nez, un buisson de plumes trempées dans des encres multicolores.
Il est alors bien dans l’esprit d’André François qui mit souvent en scène de façon jubilatoire ses outils d’artiste.
La quatrième de couverture de Fou de vous qui reprend une couverture de VST, figure un peintre dont la tête est une palette et qui barbouille vigoureusement de la plume et du pinceau. Le seul dessin d’André François publié dans C’est le bouquet! , Aquarelle, montre un artiste barbu (Desclozeaux, coordinateur de cet album collectif?) baignant tout nu avec son pinceau dans un gigantesque verre d’eau.
Et nul ne peut oublier la célèbre image de la bataille des pinceaux!
Les outils de l’artiste sont évidemment présents dans plusieurs autres images de cet hommage. Les crayons, en particulier, chez Pef. où ils sont la personnification même des artistes, et chez Jean Claverie, Claire Forgeot et Georges Lemoine qui, à la manière d’André, virtuose du collage, ont appliqué des crayons sur le papier.
Lionel Koechlin pleure sur un tube de peinture écrasé.
Alain Gauthier utilise le pinceau en guise d’archet sur un violoncelle, tandis que Thierry Dedieu photographie une installation funèbre qui transforme la table de travail en coin de cimetière : la gomme est une pierre tombale et deux crayons sont attachés en croix. Il est vrai que les symboles chrétiens ont été maintes fois détournés par l’agnostique Andreï Farkas, dans Le Voyage de V particulièrement.
Le Pinocchio rêveur et extatique de Stasys Eidrigevicius transperce de son nez pointu la feuille où un pinceau a poétiquement essuyé des taches de couleur. Paradoxe bien dans l’esprit de l’artiste : le dessin est au crayon !
Quant à Malika Doray, elle a fait l’acquisition d’une petite boîte d’aquarelle à Timisoara et l’a donnée en offrande respectueuse à son crocodile en pleurs.
Il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’oblation dans toutes ces compositions.
Eggzercise
Eggzercise Book? En voilà un Bookquin qu’il est complètement eggzeptionnel!
Edité par le Daily-Bul en 1980, ce petit joyau d’inventivité et d’humour présente vingt-deux variations ovées illustrant, de manière minimaliste, avec un crayon à peine appuyé, un imagier de mots au préfixe ex (eggs!).
Et l’on se trouve en présence d’un petit manuel de vie, subtil et profond qui, sous des dehors de fantaisie, épingle nos travers sociaux (eggscuse-me, eggzhausted, eggsploited), politiques (eggstrem-right, eggstrem-left), philosophiques (eggspired, eggzpectation), psychologiques ( eggstrovert, eggocentric, eggzibicionist) ou religieux (eggzvoto, eggscommunicated), avec des œufs anthropomorphes esquissés avec la virtuosité du trait et l’intelligence de la pensée.
Une séduisante litote graphique d’une rare pertinence.
L’œuf est un autre thème récurrent de l’œuvre d’André François.
Un très beau coquetier chante le breakfast matinal d’une couverture du New-Yorker de 1973.
Un Tour Eiffel en forme de paon couve une Terre ovoïde sur l’affiche des Huitièmes rencontres internationales de l’audio-visuel scientifique (1991).
Dans la publicité en particulier, il eggsprime la symbolique traditionnelle de la naissance et, plus généralement, du renouveau.
Dans le délicieux On vous l’a dit et sa version américaine An Idea is like a Bird de 1962, la chevelure hirsute d’iun gamin mal réveillé est le nid où l’œuf d’une idée vient d’éclore : «there’s a little bird on his head».. Amusante manière de figurer l’éveil de l’imagination enfantine…
Un affiche de 1981, intitulée Innovez! montre un buste dont la tête est un œuf d’où jaillit un oisillon éclatant de vitalité.
L’œil-poussin de 1980 figure une troublante paire de lunettes dont les verres sont deux œufs. L’un, décalotté, a libéré un poussin surréaliste en forme d’œil.
Dérisoire message d’espoir, l’un des «coups de gueule» de Fou de vous fait sortir d’un œuf tristement anthropomorphe un bizarre oiseau eggzotique.
Toute cette iconographie était bien présente dans les doigts de Zaü étalant son éclatant acrylique sur un transparent.
Il s’est peut-être souvenu aussi de l’hommage d’André François au monarque de l’affiche Savignac 1er à qui le liait un très ancien compagnonnage. De l’œuf à la coque du dessin de Zaü sort victorieusement le roi (André) François Ier, brandissant les feux de Bengale de la «Renaissance graphique» et explosant de toutes les associations d’idées, flattant ainsi le goût du Maître pour les anachronismes..
Le prince de l’anticonformisme
Toute l’œuvre d’André François est un hénaurme pied de nez aux agélastes et aux coincés en tous genres. .
Il traite avec désinvolture et irrévérence tous les sujets qu’il aborde et ne se prive pas de jouer les provocateurs, gentiment, ingénument, certes, mais aussi ironiquement voire désespérément.
Candide malice que ce père de jumelles dont la barbe est séparée en nattes enrubannées comme les chevelures des deux fillettes. Raillerie sans mistoufle que tous les jeux de tatouages gentiment érotiques des marins de The Tattoed Sailor ou de Double Bedside Book. Mythologie fantasque voire fantoche que la rencontre improbable, dans le désert, du Minotaure et d’une sirène montée sur un Centaure. Virtuosité graphique, qui apparente ses jeux d’images à ses jeux de mots, que Dominos Dominus servi par l’intelligente maquette du regretté Roman Cieslewicsz. Loufoquerie architecturale que le plan de l’immeuble new-yorkais de Little Boy Brown. Taquinerie érotique que cette cafetière-sirène pourvue de seins plantureux, sorte de dessin-valise qui aurait bien plu au Woody Allen de Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe….Ludisme de gamin mal élevé que Mer morve du Port Folio de Joyce en 1980. Canular iconoclaste que ces moines avec des têtes en carapaces de tourteaux. Plus douloureux, le squelette-vampire du Silence, les femmes aux corps désarticulés de La bonne distance ou le psychiatre tatouant son malade dans Fou de vous.
Il s’est souvent amusé à détourner avec infiniment d’humour et de désinvolture les ouvrages de dames. C’est le surréaliste Tiroir de Marguerite, la Tricoteuse durant l’affaire Dreyfus ou Le Chat Parque. Il pousse la facétie jusqu’à dessiner les Sirènes de l’Odyssée se tricotant des chaussettes en forme de queue de poisson.
Se souvient-on aussi de l’horrible femme-machine à coudre dont les seins piquent le tissu exposée lors de Femmes et paysages au Musée de Pontoise?
On a rarement poussé aussi loin les incursions dans l’incongru, ce que le Petit Larousse appelle son «absurdité goguenarde». Et pourtant, si grinçantes et provocantes que soient certaines de ces images, on ne s’aventure jamais dans le mauvais goût.
C’est bien le «monde lunaire, farfelu, avec, de temps en temps, les rires atroces de Pierrot» que saluait Michel Ragon dans un article de 1966.
Qu’il ait jeté un regard plein de compassion sur l’univers carcéral des prisons et des asiles psychiatriques , qu’il ait manifesté une quasi-connivence avec l’étrangeté des malades mentaux dans ses dessins pour VST , qu’il ait envoyé un Coup de chapeau à la folie dans la revue Le fou parle, témoigne en faveur de sa grande générosité.
Tout cela est bien dans l’esprit de ce «Prince de l’anticonformisme» que Henri Galeron représente peignant la tête en bas.
Grand spécialiste des textes inillustrables et admirateur inconditionnel du Maître, il l’avait «croisé trois fois».
«Il m’impressionnait, dit-il, et forçait le respect.. On n’avait pas envie de le déranger», traduisant ainsi une impression que beaucoup de ses confrères ont éprouvée au contact de ce que François Barré appelle sa «majesté modeste».
Sara savait-elle que le nom hongrois de l’artiste, Farkas, désigne le loup? Avec sa technique favorite des papiers déchirés, elle a inversé les rôles de la fable de La Fontaine, réduisant le carnassier à un pommeau de canne sur lequel s’appuie négligemment un distingué agneau anthropomorphe.
Une autre façon de saluer élégamment ce Monsieur Tout-à-l’envers que dépeint Jean-Charles Sarrazin qui lui attribue une enfance éternelle.
Quant à Claudine Desmarteau, elle imagine que l’Enfer aurait plus de séduction pour lui que le fade Paradis des gens sages et qu’il serait bien plus propice à des «croquis croustillants». Ce n’est pas impossible… mais pour un bref séjour et quelques dessins seulement, car le Paradis du Jardin des Arts, avec son exceptionnel talent et ses profondes qualités de cœur, André François l’a vraiment mérité..
Musiques
Le beau film de Sarah Moon, amie de longue date d’André, fut découvert lors de l’inauguration de L’épreuve du feu au Centre Georges Pompidou qui présentait soixante œuvres créées dans les six mois qui ont suivi l’incendie.
La musique choisie par la vidéaste a parfois étonné. En effet, il s’agit des Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach interprétées par Pieter Wispelwey avec toute la fougue de sa jeunesse. Leur mélange déchirant de joie et de tristesse et la majesté de la ligne mélodique accentuent encore le tragique désespéré de cette évocation et ferait presque oublier les petites notes d’humour disséminées entre les silences si éloquents du Maître. D’aucuns eussent préféré que l’accent fût mis sur la permanence de l’énergie créatrice et sur la joie de la renaissance, souligné, par exemple par des mélodies de Nino Rota qui eussent rappelé l’amour d’André François pour le monde du cirque..
Violons et violoncelles sont pourtant bien présents dans l’œuvre d’André François et ce choix se justifie pleinement..
Invitation délicieusement drolatique : une violoniste en manque d’amour joue de son instrument dans son lit après avoir installé une échelle de corde qui mène impudiquement de la fenêtre à la couche. (Double Bedside Book)..
Aubade sentimentale: un chien coiffé d’un chapeau melon joue du violon pour une chatte coquette tout droit sortie d’un album de John Strickland Goodall (On vous l’a dit).
Facétieux, le caméléon des Scènes de ménagerie «tire la langue tel un archet sur un violon».
Des images bien dérangeantes : un chat étire une ritournelle sur un violon dans un Coup de gueule griffé d’une plume presque agressive (Fou de vous) et l »Ogre Tzigane, joue de l’archet de son Violon dingue, Violon d’Hongre, d’Hingre (Le Fils de l’Ogre).
Les instruments sont en outre souvent anthropomorphes.
Ainsi, pour une annonce en faveur de la Recherche en psychiatrie en 2000, le corps ovale de l’instrument est une tête que la main raccorde.
Sur l’affiche annonçant Sirènes à Trouville, un homme fait sensuellement vibrer les cordes du corps d’une sirène-violoncelle alanguie. Il intitula cette image Vive la sirénade du débutant. Pourquoi débutant?
Toujours dans Le fils de l’ogre, un monstrueux géant dévore un enfant-violon englouti déjà jusqu’aux fesses dans une bouche aux énormes dents et l’ogre caresse les cuisses du supplicié avec un archet. L’allusion à Ingres dans la légende de cette page est particulièrement incongrue. Cette image d’une insoutenable cruauté et d’une rare perfection graphique apparente André François à Francis Bacon.Ainsi, dans ces scènes musicales, l’humour et la tendresse laissent aussi parfois la place à la méchanceté et même l’horreur..
Dans une image fort ambiguë de Mon Petit Chaperon Rouge, le loup d’Alain Gauthier caresse de son archet un Petit-Chaperon-Rouge-violoncelle. Une intéressante rencontre thématique entre deux affichistes qu’une courte génération sépare. Et c’est ainsi que, dans la correspondance baudelairienne de son hommage ô combien théâtral, Alain Gauthier peint l’artiste se servant d’un pinceau en guise d’archet. Un tableau lyrique et inspiré accompagné d’un commentaire délicat et modeste bien dans l’esprit de ce talentueux et discret artiste.
Les instruments à cordes ne sont pas les seules références musicales dans l’œuvre d’André François. On y rencontre aussi quelques instruments à vent.
Une trompe-trompette d’éléphant souffle des jets de couleurs à la Fondation Dosne-Thiers en 1991.
Un clown désarticulé joue de la clarinette en 1996 sur une affiche de Boulogne-Billancourt. On croirait entendre alors des ritournelles allègrement felliniennes.
La piano de Tom et Tabby, on le retrouve dans l’aubade de Louis Joos, merveilleux pianiste et grand amateur de chats.
Curieux accordéon que celui de Jean Claverie où les soufflets sont judicieusement remplacés par des crayons! Il partage avec André François un fort goût pour les arts populaires. Musicien lui-même, c’est tout naturellement que son charmant petit accordéoniste chante une triste complainte d’orphelin en deuil de son père spirituel.
En deuil, comme les cinquante-cinq artistes qui lui adressent ici un adieu vibrant de gratitude émerveillée.
Une exposition qui a eu lieu à Centre André François, Margny-les-Compiègnes
du 25/01/2014 au 03/05/2014