© Jean Claverie, 2006
Extrait du catalogue
Un as du tricot
Doit-on encore présenter Jean Claverie ? On sait (presque) tout de lui ! Que ce célèbre auteur-illustrateur, né à Beaune en 1946, enseigne à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon dont il fut autrefois l’élève avant de suivre les cours des Arts décoratifs à Genève. Qu’il est en outre le confrère de Maja et de Nicollet à l’Ecole Emile Cohl où ils sévissent tous trois.
Que c’est un professeur très apprécié de ses étudiants qu’il marque fortement de son influence. Que dans les jurys d’art graphique où de jeunes illustrateurs concourent à l’aveugle, tous les membres reconnaissent souvent facilement ceux des disciples du grand Claverie dans les dessins anonymes présentés.
Car sa patte est sûrement inimitable, mais la plupart de ses jeunes émules tentent quand même, à son corps défendant, de l’imiter, et c’est connu aussi!
On sait que, excellent dessinateur, il est un adepte fidèle des carnets et que Jean Perrot leur a rendu un hommage mérité dans son Carnets d’illustrateurs, étude parue en 2000 au Cercle de la librairie.
Il vit près de Lyon avec sa femme, Michelle Nikly, qui écrit, illustre parfois, et traduit des livres pour enfants, et cela, on le sait encore. Et aussi qu’ils ont deux fils, Louis et François, nés en 1977 et 1982.
On n’ignore pas non plus son passé dans la pub et ses nombreuses campagnes institutionnelles et commerciales, puis ses débuts dans l’illustration pour la jeunesse où il a trouvé son plein épanouissement. Et c’est ainsi qu’on connaît son abondante bibliographie de plus de six douzaines de livres.
« Le travail de tricotage avec une maille image à l’endroit, une maille mot à l’envers suffit à mon bonheur, en espérant de toutes mes forces faire celui des mômes », avait-il confié.
Voilà une belle profession de foi en l’image et en l’album dont il définissait ainsi les caractéristiques avec brio… alors qu’il chante par ailleurs, avec un humour faussement désolé, dans Le blues de l’illustrateur qu’il a lui-même composé,
« L’image ne nourrit plus son homme
C’est la faute au CD rom »…
Maso ? Comprenne qui pourra !
Contes, fées et gestes
« Mon plaisir, dit-il avec malice, consiste surtout à traquer les fées au détour d’une histoire ancienne »
Le monde de contes, mythes et légendes est en effet omniprésent dans sa bibliographie, et ceci dès son premier livre, la légende germanique du Joueur de flûte de Hamelin réécrite par Kurt Bauman.
Les trois petits cochons, il en donne une version adoucie et les sauve de la dévoration. A côté des aquarelles, quelques dessins au crayon permettent de goûter la vivacité dans son trait, et son goût évident pour…la maçonnerie.
Le petit chaperon rouge de Anne-Marie Chapouton est détourné dans un univers urbain et contemporain et Claverie a su mettre son humour au service de ce savoureux (qualificatif adéquat : la maman vend des pizzas!) décalage anachronique.
Il a réalisé une habile version théâtrale en livre animé de ces deux contes, et aussi de Cendrillon.
Mais ses plus belles réussites, il les doit aux fées et aux princesses qu’il traque et drague au détour des histoires d’autrefois et ces dames et damoiselles de jadis, il les honore d’hommages graphiques pleins de sensibilité, de virtuosité et de culture.
C’est ainsi qu’il a interprété deux contes publiés dans l’intégralité du texte si aristocratique de Charles Perrault . Il en renouvelle avec pertinence la lecture en les ombrant d’un mystère ensorcelant.
Barbe bleue, à l’inquiétante séduction, et sa fragile épouse, Riquet à la houppe, et sa sotte dulcinée, héros attachants d’un conte précieux très rarement édité, évoluent dans des architectures à la Piranèse ou des décors de Vermeer, et dessinent une carte du Tendre que les Précieuses du Grand Siècle n’eussent guère reniée.
Là encore, des aquarelles très élégantes et des croquis au crayon à la fois alertes et raffinés.
Senteurs orientales
Il a fait deux incursions très réussies dans le monde de l’Orient.
Celui de la Bible d’abord, avec une Nativité écrite par Benoît Marchon, bel album peu connu paru chez Fleurus, où il récrée avec bonheur l’aridité des déserts et la profonde symbolique de leurs puits, la pittoresque animation des ruelles de Palestine, le capharnaüm de leurs échoppes, et où il manifeste, pour les ânes et les chameaux, un remarquable don de peintre animalier.
Les réminiscences de la peinture d’Histoire se mêlent aux souvenirs personnels: la Vierge à l’enfant de ce Vagabond de Noël, si émouvante et si gracieuse, ne serait -ce pas sa femme et l’un de ses fils qui seraient tendrement sacralisés?
Dans Le Royaume du Parfum, écrit par Sainte Marie, pardon! Michelle Nikly, ce sont les effluves sensuels et la truculence corsée des Mille et Une Nuits que nous humons avec délices. Cette fois, nous nous promenons dans le décor des somptueux Riads cher à Pierre Loti et nous pénétrons dans les jardins enchanteurs des harems princiers où s’ourdissent de sombres machinations.
Bébé, intello, comme papa…
Après la petite série à succès sur des textes minimalistes de Mathew Price, il a édité, avec sa femme qui en a composé les textes, quelques petits joyaux de tendresse sans mièvrerie, comme L’art du pot (qui remporta de nombreux prix), L’art des bises, et L’art de lire, tous parus chez Albin Michel.
Mais ne nous y trompons pas, Claverie, même quand il crée pour et sur les bébés, reste envers et contre tout un intello: le livre, les mots et l’art du langage restent une préoccupation constante, même assis sur un pot de chambre ou isolé dans le secret du cabinet!
La langue, écrite ou orale, détient chez lui de tels pouvoirs qu’elle crée des désordres de toutes sortes, même physiques et épidermiques: les tropes donnent des boutons à la pauvre Jeanne et un phonème maléfique provoque les pires ennuis à Thierry, héros malheureux du Mot interdit. Quant à La Grenouille d’encrier de Béatrix Beck, sa magie est si forte qu’elle peut faire surgir d’un cahier d’écolier Papirette, une bien vivante petite fille de papier.
La Zizique-à-Jean
L’amour de la musique remonte à son enfance. Tout petit déjà, il se cachait sous le piano de sa marraine et l’écoutait chanter avec ses oreilles et son cœur tout grand ouverts.
Il devait ressembler alors aux adorables petits garçonnets qu’il croque avec une évidente bienveillance. A Julien par exemple, le joli sauvageon mutique qui ne trouve son bonheur que dans les trilles de sa flûte.
En 1982, il illustre, pour Gallimard, dans la très regrettée collection Enfantimages chère à Pierre Marchand, une émouvante nouvelle de Michel Tournier. Ce très beau texte qui s’inspire du parcours de Darry Cowl à qui ce livre est dédié, est un hommage au grand pianiste que fut cet artiste récemment disparu avant de faire la carrière de comique que l’on sait. Jean Claverie a épousé avec finesse l’amère dérision qui émane de cette pathétique histoire.
Mais ses histoires de musiciens ne sont pas toutes graves et tristes. Dans une autre chanson qu’il a créée et interprétée, La Zikapapa, il exemplifie le conflit des générations par leurs divergences de goût musical : cela donne des couplets très entraînants et inspirés par une expérience communément vécue et une philosophie de l’existence ouvertement optimiste.
Toute la musique qu’il aime, lui, quelle est-elle ? Ce n’est guère, semble-t-il, celle qui faisait vibrer le jeune Darry Cowl. Elle ne provient pas de Bavière ou d’Autriche mais bien de la Louisiane ou du Tennessee!
Car sur son Teppaz si cher à son cœur d’adolescent, il découvrit, avec un enthousiasme qui ne s’est jamais démenti, le blues de Memphis Slim.
Il se plait à raconter que son jeune frère, contaminé par ces rythmes afro-américains, en digne précurseur de La Batterie de Théophile, s’était fabriqué des cymbales avec les plateaux de la balance de Roberval familiale!
Some Like It Hot
Cet amour du jazz, il le prouvera par ses nombreuses affiches de concert.
Il sera surtout à la source de son inspiration pour deux merveilleux albums, tous deux parus aux Editions Gallimard, Little Lou en 1990 et Little Lou, la route du Sud en 2003. Ces deux livres, très largement récompensés et devenus, légitimement, des succès en France et à l’étranger, mêlent avec virtuosité les modes de narration, du classique récit illustré à la BD, pour dresser un portrait de l’Amérique de la prohibition et de la dépression que le Billy Wilder de Certains l’aiment chaud et le John Ford des Raisins de la colère eussent sans doute apprécié.
Dans son site, il explique son désir de refaire, treize ans après, un deuxième livre avec le même petit héros.
« …L’envie m’a repris.
L’envie de parler de ces gens qui s’étaient inventé un art à la puissance singulière, génial amalgame de confluences africaines et des ingrédients de ceux qui les exploitaient. Parler de cette musique dont les notes étaient communes aux chants pour louer Dieu et à ceux qui dénonçaient le peu de sagesse de l’amour ou s’en émerveillaient.
Voilà pour le monde que je me suis plu à mettre en scène avec les yeux d’un enfant qui se souviendrait. »
A la suite de ces deux livres, pour faire partager sa jubilations à jouer des blues, rythm & blues, et rock, il s’est associé avec trois joyeux compères auxquels se joint parfois l’illustrateur bibliophile Jean-Michel Nicollet.
Et ils ont formé le Little Lou Tour issu pour partie du Wood Bee Band, l’orchestre avec lequel Claverie joue régulièrement.
Le groupe a pris la route en octobre 2003, et depuis, « il n’écume pas que les routes du Sud », mais il se perd aussi chez nous, dans les brumes de Picardie, pour notre plus grand bonheur.
Black Is Beautiful
Plusieurs de jeunes héros de Claverie, à l’instar du célèbre Lou, sont noirs et ses images prennent souvent, sans lourdeur aucune, des formes de plaidoyer contre le racisme..
La batterie de Théophile, dont il a créé à la fois le texte et l’image, nous emmène aux sources, en Afrique, dans une jungle d’opérette, pour une aventure musicale farfelue et pleine d’inventivité allègre où les animaux jouent un rôle majeur.
Dooley, héros d’un livre de Bruce Brooks originaire lui-même de Virginie, est né, comme Little Lou, dans le Sud des Etats-Unis. En digne héritier des cultes vaudous, il
voudrait utiliser ses gris-gris magiques pour éviter la mort de son grand-père. Cette belle histoire d’amitié et de complicité inter-générationnelle est l’occasion, pour Claverie, toujours intéressé par l’architecture, de recréer l’alignement des rues américaines et le charme de leurs maisons en bois.
Dans Le Noël d’Auggie Wren, nouvelle de Paul Auster parue chez Actes Sud et devenue célèbre par son introduction dans le générique de Smoke, Claverie donne toute la mesure de son intelligence dans l’interprétation d’un texte. Là encore, un talent extraordinaire pour figurer les architectures : Brooklyn, comme si on y était. L’art aussi de retrouver le climat particulier de ce quartier si déroutant et si fascinant de New York, et surtout une idée personnelle qui donne toute sa saveur aux images et les fait exister à l’égal des mots de ce célèbre et talentueux écrivain: le jeune délinquant et sa grand-mère sont noirs, ce que l’auteur ne précisait pas. Et les implications raciales et sociales s’en trouvent démultipliées et considérablement approfondies.
Pas bête, le Claverie, et généreux, en plus !
Il eût été étonnant que la diaspora noire à travers le monde ne nous eût point emmenés dans les milieux de l’immigration en France. C’est fait avec la complicité d’Azouz Begag, grand connaisseur du sujet, dans Le théorème de Mamadou, un livre paru au Seuil où Claverie se trouve comme un poisson dans l’eau :une école, un instituteur idéal, des enfants, un petit héros africain, des grands-parents analphabètes, et, du coup, un beau prétexte pour nos deux intellectuels de faire l’apologie du savoir et de la lecture, et de diffuser un message philosophique qui réunit harmonieusement l’auteur et son illustrateur.
Les habitants de Ribécourt-Dreslincourt ont bien de la chance : une passionnante exposition, un concert jubilatoire, la rencontre avec un artiste intelligent et séduisant : elle est pas belle, la vie?
Catalogues
- Images à la page Gallimard, 1984
- Le joueur d’images Albin Michel, 1991
Une exposition qui a eu lieu à Centre Yves Montand, Ribécourt Dreslincourt
du 23/11/2006 au 25/11/2006