Un auteur-illustrateur en Compiegnois
© Jean-Charles Sarrazin, 2010
Extraits du catalogue
Le Temps des apprentissages
Ce parisien né en 1966 a suivi, à Paris, les cours de l’Ecole des Arts Graphiques de la rue Madame et ceux de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliqués et des Métiers d’Art en section d’Expression Visuelle et Image de Communication.
Il a été le premier boursier français à pouvoir étudier un an à Hanoi, où il fut élève, en 1987-1988, de l’Ecole des Arts appliqués. Il en a rapporté des photos inspirées, avec la force émotionnelle du noir et blanc, des croquis et portraits saisissants de vérité, jamais montrés jusque là. Il a ensuite complété sa formation durant six mois à l’UQAM, Université francophone du Québec à Montréal.
Durant ces deux expériences à l’étranger, il va nouer de solides amitiés, qui l’accompagneront jusqu’à ce jour, dans sa vie personnelle et professionnelle.
Il a travaillé quatre ans dans la publicité, à laquelle le prédestinait sa formation en EVIC, comme roughman et story-boarder, et y a perfectionné son écriture et son sens de la stylisation.
Il a été professeur, durant quinze ans, au Centre de Formation Professionnelle d’Arts Appliqués de la Rue du Moulin Joly, où il fut le collègue de Kelek et Nicollet. Il y donnait des cours de dessin d’observation et formait ses élèves au story-board de pub et au rough.
Il enseigne aujourd’hui à Marne-la-Vallée, à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de la Ville et des Territoires. Il initie ses étudiants au dessin sur le motif en découvrant avec eux le Paris des passages, des jardins et des canaux, et la variété bâtie de ses quartiers.
Quelques années avant ses premières publications, il avait rencontré François Ruy-Vidal, qui animait, en 1985, à Jussieu-Paris VII, des ateliers d’écriture pour les étudiants en littérature de son père (le père de qui ?). Il avait alors illustré un de ses textes, resté cependant inédit. Le style graphique de ces premiers essais est flamboyant, à mille lieues de la discrétion des livres que Jean-Charles Sarrazin éditera quelque dix ans plus tard, et il est fort intéressant d’en découvrir deux planches dans cette exposition.
Un poulain de L’École des Loisirs
Jean-Charles Sarrazin a illustré, à partir de 1994, une trentaine d’albums sur des textes des Frères Grimm et de plusieurs auteurs contemporains mais il est aussi auteur-illustrateur d’une dizaine de titres, quasiment tous parus à L’École des Loisirs.
C’est Michel Gay, invité à une soirée crêpes dans son atelier, qui lui a conseillé de se lancer dans le livre d’enfance. Un beau parrainage.
Durant toutes ces années, il a travaillé sous la direction artistique experte de Arthur Hubschmid. Il ne tarit pas d’éloges sur son apport et son influence, sur sa fidélité dans l’acceptation de ses projets depuis le premier album, et l’admire assez pour ne pas lui tenir rigueur de ses nombreux refus !
« C’est lui, écrit-il, qui m’a fait percevoir au mieux l’aspect linéaire d’une narration visuelle pour qu’elle soit lisible par la petite enfance et qui m’a fait comprendre que, pour qu’il y ait un bon livre, il fallait d’abord une histoire forte qui ait du sens, portée par un personnage auquel s’identifiera le jeune lecteur. L’aspect technique de l’illustration a moins d’importance que la façon dont elle porte l’histoire. »
L’élève a bien compris les leçons du maître !
L’univers de ses livres est pudique, gai et optimiste, plein de tendresse et d’humour, exprimé avec des aquarelles ou des encres délicates et un trait tout en rondeur, qui enchante les petits tout en répondant à leurs intimes interrogations.
Le monde découvert dans le secret de son atelier, celui du voyageur et du cinéphile, avec ses travaux préparatoires, ses esquisses, son trait plus libre et son ouverture d’esprit, mériterait de sortir de l’ombre.
C‘est l’un des objectifs de cette exposition.
Un bestiaire éclectique
C’est dans les récits de fiction illustrés qu’il donne toute sa mesure. Il y pratique un anthropomorphisme qui renouvelle les conventions du genre,
Son bestiaire est étendu, de la fourmi et du pou (Agathe) à l’éléphant, la girafe et le rhinocéros (Napoléon le lapin) et comme il privilégie, avec Pascal Teulade, son compère de nombreuses années, le genre de la randonnée, il peut varier les espèces rencontrées.
Un coq, un loup et un cochon viennent en aide au renne du Père Noël, un lapin a la folie des grandeurs et se fait appeler Napoléon, un éléphant est l’ami d’une souris, un gorille sauve un ouistiti des crocs du crocodile, les animaux de la ferme et toute la basse-cour se liguent contre le fermier pour sauver l’âne Carotte ou s’allient à l’éléphant et à l’ours contre le loup (Dis bonjour !).
Les animaux rencontrent les enfants, s’étonnent de leur différence (Qu’est-ce que c’est que ça ?) mais leur viennent en aide (Chut ! il dort !) ou jouent avec eux (Grasse matinée).
La tendresse n’est pas l’apanage des humains et on la trouve chez les gallinacés (Papa Coq), les cochons (Y a-t-il quelqu’un qui m’aime ici ?), les pachydermes (Parce que je t’aime) et même les pires prédateurs (Grand-mère).
Lui et son compère Pascal Teulade donnent en effet souvent aux animaux des rôles à contre-emploi et s’amusent à perturber les codes des contes traditionnels.
Les louveteaux sont les amis des agneaux et les loups draguent les brebis en ne les dévorant que des yeux (La Télevision, une histoire d’amour), le loup qu’affronte Gaspard à la fin d’une cruelle randonnée est bien un dangereux carnassier, mais il sera vaincu par un jeune bouc dont la puanteur le fait fuir, après un combat qui parodie celui de La Chèvre de Monsieur Seguin. Quant au Petit Chaperon rouge, elle vient en aide au petit loup Octavio pour assouvir les envies de sa mère-louve enceinte (Fraise).
Jean-Charles Sarrazin a été l’un des artistes censurés de l’exposition Pour adultes seulement – Quand les illustrateurs de jeunesse dessinent pour les grands, à laquelle l’interdiction, par le Président du Conseil général de la Somme, a donné une notoriété inattendue. Il n’avait auparavant jamais publié de dessins érotiques, mais il en traînait quelques-uns dans ses fonds de cartons, inspirés en particulier par Eyes Wide Shut, le film de Stanley Kubrick (1999), un peu trop osés pour un chaste accrochage. Alors, bon prince, il a repris plume et crayons pour concocter des scènes de jungle où les animaux de ses livres d’enfants se montrent dans des situations, certes charmantes et drôles, mais… non publiables à L’École des Loisirs. On y retrouve en particulier l’éléphant rondouillard et la girafe maigrichonne des Nœuds, de nouveau en bien gênantes postures.
Une thématique généreuse
D’une grande générosité, ce papa attentif sait s’adresser aux enfants et, sans pesanteur moralisante, aborder des problèmes éducatifs et affectifs parfois ardus.
Ainsi le respect, voire la valorisation, des différences, (Gaspard qui pue, 1995), le rejet par l’humour de l’agressivité dans Les nœuds (1994) et la dédramatisation de l’angoisse des attentes parentales dans Papa coq (2006). Il minimise les affres de l’apprentissage de la propreté (Le petit coin, 2001 ou Qu’est-ce que c’est que ça ? 1994), apaise la terreur devant la solitude nocturne (Chut ! Il dort ! 2010), exalte l’amitié et exorcise la violence (Haut les mains, peau de lapin ! 1999 ou La télévision, une histoire d’amour, 1998), la solidarité (Double doudou, 2002 ou Il faut sauver Carotte, 2005), le partage et la générosité d’une nuit de Noël (Un Docteur pour le Père Noël, 2007), la crainte de grandir même pour les petits rois de fantaisie (Tétine mon amour, 1999), enseigne la politesse (Dis bonjour !, 2009), fait faire une exploration étonnée et étonnante de l’anatomie humaine par Agathe la fourmi baladeuse (1999), découvre les mystères de la sexualité avec Graine d’amour (2000) et les envies de la grossesse avec Fraise (2008), rassure les enfants sur l’amour des parents (Y a-t-il quelqu’un qui m’aime ici ?, 2004) et les parents sur l’affection de leur progéniture (Le plus beau de tous les cadeaux du monde,1996 ou Parce que je t’aime, 1996), guérit Timothée gorille, singe à la dégaine improbable, de son égoïsme et de sa misanthropie (2003).
Il ironise même sur la vieillesse et le temps qui passe dans Grand-mère (2002) qui prône la transmission générationnelle sur fond de conte détourné, et il philosophe sur les fins ultimes dans Bonjour Madame la mort, album adapté du folklore qui fut largement primé (1997).
Sur son Blog « Carnets » (http://jcsarraz.canalblog.com), il crée des dossiers illustrés de bandes dessinées nourris de son observation du quotidien, de ses réflexions et expériences de père de famille ou de ses conversations avec les professionnels de la petite enfance. Les sujets en sont ceux de ses livres passés, et, sûrement… à venir : le doudou, les gros mots, la famille recomposée, les grands-parents, les mensonges, pipi au lit…
Sur son site (http://www.jean-charles-sarrazin.com), bien documenté, il expose l’ensemble de son travail. Les auteurs de ses textes y ont fait de lui des portraits savoureux.
Du duo au solo
Sa collaboration avec Pascal Teulade fut particulièrement féconde : pas moins de 17 albums.
Pères tous deux – Jean-Charles a deux petits, Pascal trois grands ados -, ils partagent la même conception de l’éducation et des rapports affectifs au sein de la famille. Ils sont unis par une profonde amitié et une grande complicité professionnelle. Leurs albums sont le fruit d’une réelle collaboration, d’un travail à quatre mains qui assure leur cohérence et évite toute redondance entre le texte et les images. La complémentarité est subtilement pensée et de nombreux éléments de progression du récit sont donnés par l’illustration.
Ainsi le pot de chambre de Qu’est-ce que c’est que ça ? est dessiné, mais jamais nommé, de même que Zoé dont seule l’image nous apprend que c’est une pieuvre. Dans Debout, papa ! Debout, maman ! les dégâts causés par la très créative Lucie ne sont même pas évoqués par le texte, non plus que le décalage entre sa jubilation et la déconfiture parentale exprimées uniquement par le dessin.
L’illustration assaisonne d’humour les péripéties de l’histoire, ainsi du couple éléphantesque vu de dos de Parce que je t’aime. L’idée de faire des spermatozoïdes de Graine d’amour des confiseries aux couleurs pimpantes donne une fantaisie joyeuse à un texte finalement didactique. Que le bébé de Robert l’éléphant et Blanche la souris soit une poupée Barbie pimente une fin d’histoire qui eût pu sembler mièvre. Comme ces livres s’adressent aux tout-petits, cette anticipation de l’image sur les mots leur donne l’avantage sur l’adulte lecteur.
Pascal Teulade a pris la direction de Fleurus presse et son complice travaille désormais le plus souvent seul, créant et le texte, et l’image. Il lui avait fait auparavant quelques infidélités occasionnelles et avait mis en images des récits de Catherine Gualtiero, Geneviève Laurencin, Cathy Bernheim, d’Evelyne Lallemand, Guy Jimenez et Line Gamache, auteur de Miss Hiver Winter, compagne de Siris, rencontré au cours de ses études québécoises.
Susie Morgenstern a fourni à Jean-Charles Sarrazin l’idée coquine de Double doudou qui n’est pas une peluche, mais… un soutien-gorge. A aucun moment, le texte ne le dit. Cette malicieuse variante renouvelle quelque peu le genre du livre de doudous perdus.
Dès 1994 (Les Nœuds), il avait fait œuvre d’auteur-illustrateur, dans une histoire très drôle qui se clôt sur un coucher de soleil lyrique et humoristique à la fois.
Il faut sauver Carotte conjugue astucieusement les mots du texte et les indices visuels pour faciliter la compréhension du jeune lecteur sans lui souffler lourdement la solution. Fraise bénéficie de son expérience de papa tout neuf. La belle réussite de Papa Coq tient à une histoire bien ficelée, une mise en page pertinente, un trait plus libre, avec des esquisses enlevées et dynamiques.
Jean-Charles Sarrazin peut désormais se passer de compère (ou commère) écrivain !
Heureux qui comme Jean-Charles…
Il a soif du vaste monde et a parcouru pedibus cum jambis, entre ses 17 et 19 ans, le Kungsleden, voie royale de découverte des paysages lapons en Suède, la piste des Hautes Terres en Islande et les falaises de Bandiagara en pays dogon après un périple en auto-stop au Mali, au Burkina Faso, au Togo et au Bénin. Il en rapporta ses premiers carnets de voyages à l’aquarelle.
Il rencontre avec bonheur ses jeunes lecteurs un peu partout sur la planète, à Cuba où il a animé un atelier au Salon du Livre de La Havane, en Tunisie, au Maroc et à La Réunion où il fut accueilli dans des bibliothèques ou des écoles, en Bolivie pour des rencontres scolaires, en particulier au Lycée français de La Paz, en Angola au Lycée français de Luanda avec son complice Pascal Teulade, à Madrid et à Barcelone, au Portugal, et au Japon où les Instituts culturels franco-japonais de Tokyo et Kyoto ont exposé ses originaux.
Nous avons le privilège de montrer à Margny des carnets de dessins glanés à Cuba (2002), au Japon (2004), en Angola (2002), au cours d’un périple personnel en Chine (1996) et au Mexique (2000 et 2008) où il fut invité pour une conférence et où il rencontra, dans les coulisses du Salon du livre de Mexico, sa future femme, Nidia, qui vit désormais à Paris et qui lui a donné deux magnifiques enfants, Octavio, né en 2007 et Fraise… pardon ! Amanda, née cet été.
Trois belles raisons de retourner régulièrement dans ce beau pays.
Il ne s’inspire guère de ses voyages dans ses albums, exception faite de Pancho, paru aux éditions du Sorbier en 1998, livre qui marque un tournant esthétique et idéologique dans son parcours. L’idée lui en est venue au cours d’un de ses séjours annuels dans sa famille mexicaine. Il y use d’un dessin plus réaliste, nourri de ses carnets, quittant alors les animaux anthropomorphes ou les personnages stylisés avec fantaisie qui sont sa marque de fabrique, pour entrer de plain-pied, à hauteur d’enfant, dans la réalité sociale de cette terre de contrastes.
Il exerce aussi son sens de l’observation dans sa vie quotidienne.
En 2001, il a réalisé un remarquable leporello où il a saisi sur le vif les tronches des usagers du métro parisien.
Un séjour à l’hôpital Necker lui a fourni la documentation de Solo à l’hôpital, album où, avec la complicité de Cathy Bernheim, biographe et critique qui en a écrit le texte, il raconte les peurs enfantines dans l’univers médical. Voyant un gamin serrant dans ses bras un éléphant en peluche, ils ont l’astucieuse idée de faire de ce jouet le témoin et le narrateur de l’histoire (Archimède, 2001).
Sur l’écran noir de ses nuits blanches…
Grand amoureux de cinéma, il consacre aux films qu’il a aimés des carnets de résumés et de croquis nappés de commentaires, et de grandes planches où il mêle des scènes qu’il a redessinées avec ses impressions et émotions, et cela le lendemain de la projection, afin, dit-il, « de n’en garder que la substantifique moelle ». Il a ainsi rendu compte de près d’une centaine de films, les esquissant plan par plan, avec les actions et les cadrages qui l’ont le plus impressionné.
« Une sorte de critique visuelle sans tenter de tout dire et de tout raconter », où il travaille la spontanéité du trait et diverses techniques (mine de plomb, plume, fusain, encres, aquarelle) sur différents formats.
Il privilégie les œuvres patrimoniales, les grands westerns (La Fille aux yeux clairs de Howard Hawks, 1952, Horizon West de Budd Boetticher, 1952, Les Cheyennes de John Ford, 1964), le cinéma japonais (La vie d’un tatoué de Seijun Suzuki, 1965), mexicain (La Virgen de la Lujuria de Arturo Ripstein, 2002), ou italien (Les complexés, film à sketches de Dino Risi, Franco Rossi et Luigi Filippo d’Amico, 1965).
Son commentaire du Goût du riz au thé vert (Yasujiro Ozu, 1962) se développe en un étonnant leporello en camaïeu de gris (2003) qu’il nous a prêté avec les grandes planches (format raisin) de Gentleman Jim (Raoul Walsh, 1942), du Fleuve (Jean Renoir, 1949), ou des Contrebandiers de Moonfleet, film de Fritz Lang qui lui est particulièrement cher et qu’il brûle de partager avec son fils.
En 2003 et 2004, il a fourni à la défunte revue trimestrielle Story Board une planche par numéro sur les films qu’il visionnait en avant-première. Son commentaire visuel accompagnait un article de Yves Alion, rédacteur en chef de la revue… qui a oublié de lui régler son ardoise lorsque la revue a cessé de paraître.
Lors de la manifestation BD Ciné 2007 à Illzach, en Alsace, fut présentée une belle exposition des planches de Zatoichi de Takashi Kitano (2003), de Love Streams de John Cassavetes (1984), de AI Intelligence artificielle de Steven Spielberg (2001), des Contrebandiers de Moonfleet (1955) et des Temps modernes de Charlie Chaplin (1936), dessinée pour sa nièce Maud, alors âgée de 7 ans, « morte de rire à la projection ».
Mais, comme pour les carnets de voyage, sa cinéphilie a peu d’échos dans ses albums. Une exception cependant : invité par Roger di Ponio, ingénieur du son et frère de Cathy Bernheim, il a assisté au tournage d’un épisode de Julie Lescaut, la série télévisée de Alexis Lecaye. C’est de cette expérience qu’est né On tourne ! paru en 2000 dans la collection Archimède sous la houlette de Marcus Osterwalder. Cathy Bernheim qui sera aussi auteur de Solo à l’hôpital, a écrit le texte de ce récit documentaire.
Espérons que les expositions de Jean-Charles Sarrazin en Compiégnois feront mieux connaître l’œuvre publiée d’un artiste souvent trop discret et découvrir ses trésors inédits si modestement cachés.
Une exposition qui a eu lieu à Centre André François, Margny-lès-Compiègne
du 01/11/2010 au 30/11/2010