L’invasion de la mer & Le rayon vert de Jules Verne
© May Angeli, 2006
Extrait du catalogue
Un roman familial aventureux…
Montparnasse, 1935 : Henriette Marie Caroline Cazenave de la Roche, fille d’un officier de cavalerie, professeur d’histoire et géographie à Saint Cyr, catholique, filleule du Prince Henri de Bourbon,
rencontre, sur un banc public, un improbable Kurt Blumenfeld, juif ashkénaze débarqué en 1933
de sa Tchécoslovaquie natale. Sans papiers, il exerce divers petits métiers et vit chez une de ses sœurs mariée à un cinéaste français d’origine roumaine et russe .Ils se marièrent en 1936 et, quelques mois plus tard, il est engagé comme monteur aux actualités cinématographiques.
Trois enfants naîtront (Eva en 1936, notre May en 1937, et Hervé en 1938) de ce coup de foudre.
A la déclaration de guerre , en septembre 1939, Kurt s’engage dans les bataillons tchécoslovaques . En 1940, c’est la débâcle. Il est interné, comme des milliers d’étrangers, dans des camps français, par mesure administrative, à Argelès où sont encore des Républicains espagnols, et ensuite à Agde où il est incorporé dans les Groupements de Travailleurs Etrangers, version moderne d’esclavage organisé : ses papiers d’identité, confisqués lors de l’invasion, sont brûlés et remplacés par les fiches d’identité des GTE.*
D’Agde, 3367 Tchèques sont répartis dans divers camps en zone non occupée. Kurt rejoindra celui des Chambarants à la limite de l’Isère et de la Drôme. Il s’en évade lors des grandes rafles des Juifs opérées par les gendarmes vichyssois dans cette zone en août 1942. Il vit alors dans la clandestinité jusqu’à son engagement dans les FFI .
Henriette Marie Caroline, avec les trois enfants, l’avait suivi dans toutes ces pérégrinations et, ce qui en dit long sur sa détermination, son anticonformisme et son énergie, pour ne jamais s’éloigner trop longtemps de son mari et subvenir aux besoins de sa petite famille, elle travaille en usine et chez un boulanger. « Une sacrée bonne femme, ma mère ! » a coutume de dire May Angeli, étonnée et admirative de son parcours hors du commun, et de ses engagements postérieurs contre toute forme d’injustice.
Est-ce à ce roman familial aventureux que May Angeli doit son amour de la liberté et son intérêt pour tous les métissages culturels ?
Ses proches, en tout cas, loin de toute forme de racisme, continuent la tradition des mélanges : son frère Hervé et sa fille Anna ont épousé des afro-indo-caribéens et de ces unions sont nés des enfants tout couleur. Quant à May, elle passe une partie de l’année en Tunisie…
Et son œuvre, en tous cas, est un bel exemple de tolérance et d’ouverture d’esprit .
Une xylographe experte
En 1957, May Blumenfeld épouse Claude Angeli, fils d’un corse et d’une immigrée italienne, qui sera plus tard rédacteur en chef du Canard enchaîné.
Ses filles Verveine et Anna naissent en 1957 et 1962.
Entre 1958 et 1961, elle suit les enseignements de l’Ecole des métiers d’art à Paris. Elle y est de la même promotion que Philippe Dumas.
Son premier album paraît à La Farandole en 1961, au Père Castor en 1969, chez Hachette en 1978 : elle y alterne les crayons de couleur, l’aquarelle, l’encre et la gouache.
Durant les années 1980 et 1981, elle s’inscrit à l’ Université d’été de Urbino pour y suivre un cours de gravure sur bois : ce sera, pour elle une révélation. Or cette technique n’est alors plus guère employée dans l’édition. François Faucher, qui dirige alors, à la suite de son père Paul, Le Père Castor, la ressent comme désuète et refuse son usage dans ses livres. Ce n’est qu’en 1992 que Régine Lilenstein, directrice des éditions du Sorbier, lui donne sa première occasion d’expérimenter la xylographie dans l’illustration : ce sera la série, si réussie, des Histoires comme ça de Rudyard Kipling, suivie du Joueur de flûte de Hamelin puis de Dis-moi.
D’autres éditeurs se montreront séduits par cette technique et ce seront Chat, chez Thierry Magnier, sélectionné avec Dis-moi à Bologne et Bratislava, Voisins de palmier, toujours chez Thierry Magnier , Petite histoire des langues qui reçut le Prix Octogone en 2002, Petite histoire du temps, Petite histoire de la guerre et de la paix tous trois édités chez Syros, puis, chez Didier, Qui de l’œuf ? Qui du poussin?…Elle édite également de prestigieux livres d’artiste xylographiés sur grand papier et a gravé, sur
linoleum, le charmant Qui perd la boule ? dont l’histoire se déroule à Saint Valery sur Somme.
De belles réussites graphiques…
A Sidi Bou Saïd
Son premier voyage en Tunisie date de 1975 : c’est une fascination immédiate pour les cultures maghrébines et les lumières orientales. D’autre part, elle noue là-bas de solides amitiés dans les milieux du spectacle et de l’édition et y mène une carrière professionnelle parallèle à son travail d’illustration en France. Nombre des albums parus à Paris se nourrissent de l’expérience tunisienne, ainsi de Dis-moi,
Zora l’ânesse ou Voisins de palmier .
En 1980, elle participe largement à un spectacle de marionnettes géantes, « La geste hilalienne », et en 1982, elle réalise le story-board du film Nid d’aigle de Moncef Dhouib. Suivront des livres édités chez Cérès et répertoriés dans la bibliographie jointe ainsi que de nombreuses couvertures de romans .
Des expositions jalonnent ce parcours professionnel et rendent compte de cette expérience tunisienne, en particulier à Amiens , durant l’hiver 2001-2002 (May Angeli en Tunisie à la Bibliothèque départementale et Les Orientales de May Angeli à la Bibliothèque municipale ), et à Tunis au printemps 2003 (May Angeli à Tunis au Centre culturel français).
Et, bien sûr, elle jouit là-bas de l’azur méditerranéen, de l’exotisme du bestiaire, des paysages et de leur végétation et emmagasine leurs images dans ses carnets.
L’invasion de la mer
Les miroitements du Chott el Jerid l’ont particulièrement inspirée. En 1979 déjà, elle les suggérait dans une poétique aquarelle déclinée ensuite en cartes et affiches pour le centre culturel français de Tunis. Mais depuis, elle les a mis en scène dans les illustrations de L’invasion de la mer, œuvre peu connue et devenue introuvable du grand Jules Verne, le dernier roman dont il ait encore dirigé lui-même l’édition de son vivant mais le livre, illustré par Léon Benett, est paru à titre posthume : il a été mis en vente le 29 juillet 1905 alors que son auteur est décédé le 25 mars. Les livres suivants seront publiés, toujours chez Jules Hetzel, par Michel-Jules Verne que l’on soupçonne de travaux de réécriture sur les manuscrits laissés en suspens par son père.
Un beau projet, proposé par Catherine Fahri, directrice du livre au centre culturel français de Tunis, et repris par Yves Mézières, son successeur. est mené conjointement par les éditeurs Françoise Mateu à Paris et Nourédine Ben Khader (décédé depuis) à Tunis: Syros s’est ainsi uni à Cérès pour publier ce texte étonnant, élucubration géographico-politique qui a pour cadre le sud tunisien. Fantasmant sur la spéculation bien réelle –mais abandonnée- de Ferdinand de Lesseps et de François Roudaire qui projetèrent le creusement d’un canal dans le Sahara, Jules Verne imagine l’inondation du désert entre le golfe de Gabès et le Chott Fedjej et la révolte que ce projet fou a suscitée chez les populations locales.
Magistralement illustrée de xylogravures à l’encre noire pour lesquelles elle a réuni une abondante documentation qu’elle a tricotée avec ses croquis pris sur le motif, cet hommage vigoureux aux paysages des oasis et du désert et aux orgueilleux cavaliers qui les habitent, sert admirablement aussi l’atmosphère vernienne. Elle réussit la gageure d‘être proche de la vérité historique sans faire l’éloge du colonialisme, fidèle, en cela, à Jules Verne dont la position est, pour le moins, ambiguë. Les lieux communs quasi racistes d’une idéologie dominante à son époque voisinent dans son texte avec une admiration fascinée des peuples nomades, libres et fiers. C’est à Hadjar le rebelle qui a, en fait, des affinités avec le célèbre Capitaine Némo, que va aussi la sympathie de l’illustratrice.
Est-ce parce que le romancier a peine à se situer idéologiquement dans l’histoire qu’il raconte? L’œuvre, en tout cas, malgré les éléments joyeux introduits par la présence du marchef Nicol, de son chien Coupe-à-cœur et de son cheval Va-d’l’avant, demeure dans un registre tendu, sérieux, voire grave : l’incompréhension entre une moderne mission de savants à l’idéal techniciste et une société tribale traditionnelle et libertaire brutalement confrontée aux contraintes économiques ne prête guère à rire.
Il est curieux de remarquer que, si May Angeli a une connaissance intime des sites décrits dans ce livre, Jules Verne, qui ne connaît de la Tunisie que Carthage et Tunis où il fut reçu par le bey, n’a fréquenté le sud du pays que par l’imagination, brodant sur des sources livresques. Pourtant, pour qui connaît ces contrées, ses évocations sont saisissantes de vérité. Léon Benett, illustrateur de l’édition Hetzel de 1905 et conservateur aux hypothèques, avait, lui, beaucoup voyagé en tant que fonctionnaire aux colonies et réalisé, en Algérie, de nombreux croquis qui, comme ceux de sa consœur May Angeli, sont à la base des dessins publiés.
Le rayon vert
La réussite de cette première expérience vernienne incita Syros à éditer ensuite, à la veille du centième anniversaire de la mort de son auteur, Le rayon vert , où, de nouveau, la gravure à l’ancienne de May Angeli, précise et énergique, qui joue subtilement des veines et sinuosités du bois de fil, fait merveilleusement chanter, uniquement à l’encre noire, les ombres et les lumières embrumées des côtes nordiques et l’élégance des costumes des héros. Et de nouveau, elle va travailler dans le sillage de Léon Benett qui réalisa, pour l’édition parue le 23 octobre 1882, quarante-quatre dessins et une carte.
A l’encontre de nombreux graveurs contemporains dont le trait est minimaliste, elle pratique une xylogravure fouillée, ne fuyant pas devant la représentation de nombreux détails, héritière, dans ce domaine, des grands illustrateurs de la collection Hetzel.
Le ton est bien différent de celui de L’invasion de la mer. Il s’agit cette fois d’une romance fantaisiste et lyrique à la fois, qui, paradoxalement, chez un écrivain réputé adepte du progrès, ridiculise l’hégémonie scientiste.
Cette belle histoire d’amour est aussi un hymne à la mer, cette mer que Jules Verne a tant aimée, et comme navigateur, et comme doux rêveur méditant devant les « magnificences » des couchers de soleil de la Baie de Somme où, locataire d’une maison au Crotoy, il a longtemps vécu. Y a-t-il vu le fameux rayon vert qui fait rêver Miss Helena ?
L’océan, Jules Verne l’aime et l’admire en connaissance de cause, car, on le sait, il a passé son enfance à Nantes « dans le mouvement maritime d’une grande ville de commerce » et, plus tard, il a fait un voyage agité jusqu’à New York sur le Great Eastern . Il a même possédé trois bateaux, les Saint Michel 1, 2 et 3, sur lesquels il a navigué en Méditerranée, au large de l’Irlande et du Danemark et aussi le long des côtes d’Ecosse où se situe ce roman.
« Je ne puis voir un navire sans que mon être s’embarque à bord », disait-il.
Miss Campbell et Olivier Sinclair expriment, avec lyrisme, ces sentiments du romancier, passionnés qu’ils sont par des éléments dangereux et rebelles, et émus par la beauté des rivages et la poésie de leurs éclairages si changeants .
May Angeli, elle aussi, est une amoureuse de cet « infini vivant » qu’est la mer et elle a donc rendu avec bonheur l’atmosphère de ces rêveries maritimes. De plus, le personnage de la jeune héroïne, volontaire et enthousiaste, sentimentale et poète, ne pouvait que la séduire et Sam et Sib, ses oncles, ancêtres des Dupond et Dupont, ainsi que l’affreux Aristobulus Ursiclos, l’ont beaucoup amusée.
Pour ce livre comme pour L’invasion de la mer, elle a réuni une abondante documentation sur les bateaux et la mer au Musée de la Marine, et elle a cherché des idées sur les costumes dans la peinture de l’époque. Degas l’a inspirée pour les chapeaux, Manet et Renoir pour les costumes : la toilette de la couverture du livre ressemble à la robe aux rubans bleus de la jeune femme à la balançoire.
La réussite des illustrations de cette édition témoigne d’une adéquation harmonieuse entre les univers de l’artiste et de l’écrivain.
Hommage à l’illustre amiénois
Jean Pierre Picot, universitaire spécialiste de Jules Verne, professeur à l’Université de Montpellier détaché à la Faculté de Gabès, a, à la demande de Yves Mézières, préfacé ou postfacé avec talent ces deux ouvrages et on se reportera avec profit à ces deux textes savants et sensibles.
Sauf erreur de ma part, il semblerait que May Angeli soit la seule femme à avoir illustré Jules Verne : voilà qui n’est pas pour déplaire à la féministe convaincue qu’elle est !
D’autre part, elle se distingue des illustrateurs de la maison Hetzel: elle grave et imprime elle-même artisanalement ses planches dans son petit atelier personnel, alors que les artistes du XIXème siècle comme Gustave Doré, Emile Bayard, Edouard Riou ou Léon Benett confiaient leurs dessins à de grands ateliers de graveurs professionnels, les Louis-Fortuné Meaulle, Charles Barbant, Henri-Théophile Hildibrand, Adolphe Pannemaker… dont certains, comme le héros du film Le cave se rebiffe, fourbirent leurs premières armes comme graveurs de billets de banque. Leur signature figure généralement au bas droit de chaque planche.
L’exposition des xylographies de ces deux romans, qui fut, en avril, somptueusement présentée à Paris au Musée de la Marine, permettra au public d’apprécier l’exceptionnelle qualité du travail de cette graveuse, non seulement dans la grande image de chaque chapitre (dix-sept pour le premier, vingt-trois pour le second), mais aussi dans les remarquables lettrines et vignettes qui reprennent en particulier avec brio la flore et la faune tunisiennes pour L’invasion de la mer, et des éléments marins, bâtiments et oiseaux, pour Le rayon vert : le mariage consommé dans la jubilation des vastitudes du désert et de l’immensité pélagique de l’océan, du soleil torride du Sahara et des brumes humides de l’Ecosse. L’exposition fut aussi visible à Nantes, pays natal de Jules Verne, à Margny lès Compiègne, à Metz, à Limoges, à Ostende et au Mont Noir chez Marguerite Yourcenar.
Il allait de soi que, dans cette année de commémoration, Amiens, ville où Jules Verne a si longtemps vécu et où il soulève à jamais la dalle de son tombeau, lui rende un hommage appuyé. La Bibliothèque départementale avait déjà accueilli une exposition consacrée à May Angeli en 2001 et la Bibliothèque municipale, comme la ville de Nantes, a enrichi son fonds Jules Verne d’un jeu complet des gravures de ses deux livres. C’est cette judicieuse acquisition qui est à l’origine de la décision d’Hervé Roberti, directeur de la Bibliothèque départementale de la Somme, de monter cette exposition dont les panneaux pourront circuler ensuite dans les bibliothèques du département.
*cf Vincent Giraudier, Hervé Mauran, Jean Sauvageon & Robert Jean Des indésirables Ed. Peuple libre- Notre temps, 1999
Une exposition qui a eu lieu à Annexe de la BDP de la Somme, Abbaye de Saint Riquier
du 01/04/2006 au 30/04/2006