Olga Lecaye - Nadja - Grégoire Solotareff
© Olga Lecaye, Nadja, Grégoire Solotareff, 2005
Extraits du catalogue
Olga Lecaye, née Solotareff, nous a quittés le 15 juin 2004. Cette grande dame de l’illustration française pour la jeunesse avait 88 ans.
Non seulement elle fut l’auteur-illustratrice d’une vingtaine de livres tout aussi merveilleusement peints que racontés , tous parus à L’école des loisirs, mais elle a aussi mis au monde quatre enfants, tous artistes, dont deux, Nadja et Grégoire Solotareff, sont également des gloires reconnues de l’édition illustrée.
Son cheminement professionnel (on ne peut parler, pour elle, de « carrière » tant le mot, et tout ce qu’il représente, est éloigné de son univers) fut discret et il a fallu attendre son décès pour que, enfin, se multiplient les hommages –si mérités- qui s’adressent autant à l’artiste, à la narratrice qu’à une femme d’exception : aucune manifestation personnelle ne lui fut consacrée de son vivant et c’est la première fois qu’une exposition commune présente les œuvres de Olga Lecaye, Grégoire Solotareff et Nadja, ces trois grands auteurs-illustrateurs qu’unissent tant d’affinités et qui, pourtant, ont réussi la gageure d’exprimer librement, chacun dans sa manière propre, une personnalité d’une richesse hors du commun.
Une saga très romanesque
La saga de cette famille, très liée aux grands bouleversements du XXème siècle, est en elle-même un roman qui nous est connu par de nombreuses publications, en particulier celle des Albums de famille de Antoine de Gaudemar dans un numéro de Libération du 29-11-1990, puis par L’errance n’est pas une douleur de Anne Diatkine in Mémoires intimes d’un siècle bouleversé, édité chez Plon en 1999, ouvrage qui met en valeur les richesses intellectuelles, artistiques, humaines que l’immigration a offertes à notre pays.
Lorsque Olga Solotareff rencontre, à Alexandrie, juste après la Seconde Guerre Mondiale, son futur mari et futur père de ses quatre enfants, le docteur Henri El Kayem , elle vit un double deuil: elle vient de perdre, des suites de la guerre, son premier époux, franco-égyptien, et son frère jumeau, prisonnier des allemands. Elle était plutôt solitaire en Egypte: elle ne parle pas l’arabe, ayant passé toute sa jeunesse en France, dans ce qui restait d’une famille russe décimée par la Révolution.
Ses parents étaient venus à Paris en 1903 pour étudier, lui la littérature, elle, les beaux-arts.
Les événements de Russie ont prolongé, à jamais, un séjour qui aurait dû n’être que provisoire. Devenu architecte, et architecte renommé, Marc Solotareff a obtenu le premier prix de l’Exposition universelle en 1937 pour la construction d’une exceptionnelle passerelle en bois. Artiste dans l’âme, il peignait des aquarelles, et dessinait aussi les vêtements et les chaussures de toute la famille.
Elevés à Soissons, à la russe, dans une maison idéale qui avait appartenu à la Comtesse de Ségur, petite fille de la steppe elle aussi, déracinée elle aussi, Olga et son frère jumeau, sa sœur avec son propre frère jumeau, ont eu des précepteurs. Elle n’ira en classe qu’à onze ans, au Lycée Fénelon, où celle que l’on surnomme « l’étrangère » ne sera pas heureuse. Cette rencontre décevante avec l’univers scolaire après une première éducation très particulière, protégée au sein de la famille, lui servira de référent et de modèle pour élever ses propres enfants, le moment venu.
Henri El Kayem, francophone et francophile comme presque toute l’élite cultivée du Moyen-Orient avait fait ses études de pédiatre en France. Grand amateur de littérature, il écrivait lui-même des poèmes. Les fonds patrimoniaux de l’Alcazar , plus précisément le fonds Jean Ballard (directeur des Cahiers du Sud) , conservent un recueil poétique de lui, Le désert de la porte céleste, publié par GLM à Paris en 1937 et dédicacé à Léon-Gabriel Gros.
Il était né à Mansourah, au bord du Nil mais n’est jamais parvenu à maîtriser parfaitement la langue arabe. Son père, libanais, était arrivé en Egypte à cheval, ayant ainsi traversé les déserts pour y devenir chirurgien .
Fréquentant le monde cosmopolite d’Alexandrie immortalisé par Lawrence Durrell, à la fois médecin de nombreux aristocrates exilés, mais aussi de la famille régnante, des dignitaires du régime et de l’élite intellectuelle, le docteur El Kayem, sa femme qui enseigne le dessin dans une école du groupe Fathy et leurs trois enfants (Alexis est né en Bretagne en 1951, tandis que Grégoire et Nadja sont nés à Alexandrie en 1953 et 1955) y furent heureux. Souvenirs de ces bords du Nil que le Momo de Nadja et les nombreux crocodiles croqués par Grégoire ?
Puis c’est l’affaire de Suez., la prise de pouvoir par Nasser et les troubles qui s’en suivirent. La fuite est alors nécessaire. Henri El Kayem, ayant de la famille et des amis à Beyrouth, y emmène sa famille, vite rejointe encore, hélas, par la guerre civile. Malgré le fracas des bombes et des mitraillettes, tous sont restés au Liban quelques années, les quatre enfants –la petite dernière, Hélène, est née à Beyrouth en 1958- supportant les troubles avec l’inconscience de la prime jeunesse. Ces pérégrinations et ces troubles politiques ne laisseront curieusement pas de trace dans l’œuvre à venir des trois auteurs-illustrateurs.
Retour en France
Vers les années 1960, enfin, Olga, laissant son mari en Orient où il a un cabinet médical à liquider, prend le bateau avec ses enfants pour la Grèce d’abord, pour la France ensuite.
La famille s’installe en Bretagne, au bord de la mer, dans une maison d’enfance de Olga que Grégoire représentera dans son Mathieu. Malgré les difficultés matérielles, la vie y est heureuse. Pas d’école: l’institutrice, c’est Maman qui se souvient de sa propre enfance et qui ne veut pas que sa couvée souffre des rigueurs scolaires. Elle leur apprend à peindre, car elle a à la fois des dons artistiques et pédagogiques, et lorsque son mari -qui a francisé son nom en Henri Lecaye- viendra les rejoindre, il initiera les petits à cette littérature qu’il aime tant. On vit en autarcie, à l’abri des modes de pensée et des conformismes sociaux . Olga, qui a, comme Elise la couturière, des doigts de fée, brode et coud, pour sa progéniture, des vêtements et des déguisements comme personne n’en porte. Elle confectionne pour eux des livres originaux, dont certains, comme La Famille Ours et Madame la Taupe, seront édités un jour. Et elle raconte, incessamment, des contes, et encore des contes, et encore des contes, imitée, très vite, par Nadja, qui crée des histoires pour sa petite sœur. C’est ainsi que, plus tard, tous trois puiseront une grande partie de leur inspiration dans le vivier des contes traditionnels, même si parfois, pour Nadja et Grégoire, ce sera pour s’en amuser irrespectueusement par la parodie.
La scolarisation, tardive, ne sera guère bien vécue et pourtant le niveau de ces élèves si particuliers est satisfaisant et couronné de réussites. Il est intéressant de constater que l’école, tellement présente dans les albums de jeunesse, sera absente de tous les livres de cette famille, à part le charmant petit Bébé Ours à l’école de Grégoire Solotareff qui, comme par hasard, se moquera des apprentissages scolaires stéréotypés et valorisera l’épanouissement artistique .
Quelle famille !
Le rêve, la poésie, la beauté des mots et des couleurs, mais aussi l’imagination et l’indépendance d’esprit, la liberté d’un emploi du temps qui ne fait pas la différence entre les vacances et le travail, la valorisation d’encouragements affectueux, tous ces dons parentaux furent un bon placement éducatif: il n’est que de voir ce que les chers petits devenus grands en ont fait. Car ils sont devenus célèbres, les petits immigrés errants, ballottés de continent en continent par les événements du monde, et les ruptures des déracinements successifs ont encore contribué à leur richesse intellectuelle, culturelle et affective : un plaidoyer pour l’amour parental dans ce contre-exemple optimiste aux analyses moroses et désespérées des situations d’enfants déplacés ou traumatisés par les conflits de la planète.
Grégoire a d’abord exercé la médecine comme Papa et, plus tard , il se gaussera, avec une cruelle ironie, de cette expérience difficile dans son Docteur Piqûre tandis que les médecins, débonnaires et éminemment sympathiques comme Docteur Loup, auront une place privilégiée dans les livres de Olga. Mais au bout de quelques années, la charge émotionnelle étant trop forte, et aussi la démangeaison des histoires et du dessin, il est devenu, à partir de 1985, sous le nom de jeune fille de sa mère, le grand Grégoire Solotareff, l’un des plus célèbres auteurs-illustrateurs de sa génération.
Nadja, qui doit son prénom à la fois à une grand-mère russe et à l’héroïne de André Breton, est elle aussi une très célèbre auteur-illustratrice. Autodidacte comme son frère, après s’être essayée au dessin de mode et avoir créé des costumes de scène, elle publie en 1986 chez Gallimard, Pourquoi les éléphants sont gris?, un premier album illustré au fusain, d’une grande force graphique et d’un humour très prometteur, vite suivi de nombreux excellents titres édités à L’Ecole des loisirs.
Alexis, journaliste, écrivain et scénariste, qui écrit aussi sous le pseudonyme de Alexandre Terrel, nous a donné, entre autres nombreux polars, Julie Lescaut et la série des Croque-mort.
Hélène, artiste elle aussi, qui a publié avec sa sœur sous le pseudonyme de Nash Les copines de Maxou et Il fait trop chaud pour Maxou , a une agence de mode en Malaisie où elle dessine des tissus et conçoit des vêtements.
Et le miracle se poursuit à la génération suivante: Emmanuel Lecaye, fils de Grégoire Solotareff, a écrit un roman, Le bouquet de plumes, que Nadja a illustré, et Raphaël Fejtö, fils de Nadja, a d’ores et déjà édité une liste importante d’albums, pour tout petits principalement, dans la collection Loulou & Cie, et a fait une entrée remarquée dans l’art cinématographique en mettant en scène, au printemps 2004, Osmose …
Quelle famille ! Incontournable, en tous cas, dans le paysage éditorial et audiovisuel!
« La plus belle parure d’une femme, écrivait le sévère Caton, ce sont des enfants bien élevés »…
Juste retour des choses, lorsque Grégoire et Nadja eurent publié quelques livres pour les enfants, ils ont entraîné leur mère, en 1986, à L’Ecole des loisirs qui a édité, l’automne dernier, son vingt-quatrième album, Léo Corbeau et Gaspard Renard. Hélas! ce dernier livre paraît à titre posthume, Olga Lecaye nous ayant quittés à la mi-juin 2004.
Une visite à la campagne
J’ai eu le bonheur de rencontrer Olga et Henri Lecaye, aux confins de l’Ile de France et de la Normandie, dans leur délicieuse maison champêtre prolongée d’un poétique jardin à demi sauvage et d’un atelier merveilleux, habité des ombres des enfants et petits-enfants partis, envolés, mais omniprésents par leurs portraits, et leurs jouets, et leurs livres, et leurs peluches -ces peluches qui sont devenues des héros d’albums chez nos trois artistes….Je ne suis pas près d’oublier l’intensité de ces instants vécus avec ce couple d’exception et j’ai alors mieux compris où plongeaient les racines du talent et de la sensibilité de Grégoire et Nadja – je ne connais pas les deux autres enfants- que j’aime et admire en même temps.
Henri Lecaye m’a parlé de son amitié avec Pierre- Jean Jouve sur lequel j’avais soutenu ma maîtrise de lettres, heureux de rencontrer une admiratrice d’un romancier et poète trop souvent méconnu.
Il m’a dédicacé Le secret de Baudelaire, un livre paru chez Jean-Michel Place en 1991, ouvrage qu’il écrivit sur un poète dont il récitait des pages entières avec une indicible émotion. Il a également évoqué sa longue correspondance avec René Char dont l’écriture le charmait.
Nous avons traîné dans l’atelier d’Olga où elle m’a sorti de tiroirs et cartons des livres -très beaux – en attente de publication, et des croquis, des carnets, des dessins, des peintures d’une fraîcheur étonnante chez une dame de son âge. Elle m’a rappelé l’exceptionnelle jeunesse d’esprit qu’avait aussi André François, récemment disparu, car ils avaient tous deux les mêmes yeux rieurs et juvéniles en montrant leurs derniers nés.
J’ai pu photographier et caresser le vrai Maxou, le caniche bien-aimé d’Hélène, héros des livres de « Nad & Nash » ou de la série si drôle de Nadja .
Maman de jumelles moi-même, j’ai pu lui parler, à la jumelle – sœur de jumeaux, de mes filles, et de la difficulté de respecter des personnalités à la fois si semblables et si différentes. Etonnamment, la gémellité, pourtant excellent thème littéraire, est absente des livres publiés par Olga, mais elle est traitée, de façon fantaisiste, dans ceux de ses enfants, du Père Noël et son jumeau à Barbe rose ou La laide au bois dormant.
Nous avons rêvé de la maison de Soissons qui lui a laissé un souvenir impérissable, et de la Comtesse de Ségur, elle-même nous ramenant encore à l’éducation des enfants, et, partant, à ses propres enfants. Alors que je l’interrogeais sur la lourdeur contraignante que devait représenter une scolarisation à domicile, elle a évoqué, au contraire, avec beaucoup d’émotion, les années de bonheur où ses petits ne la quittaient jamais, étonnée de voir tant de mamans « modernes » confier leurs « trésors » à n’importe qui, mais reconnaissant que tout le monde n’a pas la chance de pouvoir agir comme elle.
En me faisant visiter sa maison, elle m’a montré les portraits qu’elle avait faits de toute sa progéniture, de Grégoire et Alexis petits (ah ! les jolis enfants ! dirait Sophie Rostopchine), de Nadja, beauté souveraine, grave et rêveuse, dans des poses et costumes orientaux, de Hélène, dite Nashka, habillée en gracieux mousquetaire, de ses petits- enfants souvent déguisés.
J’ai été émerveillée de l’exceptionnelle maîtrise de ces peintures, pleines de sensibilité et de mystère poétique : en effet, il n’y a pas un seul enfant ni, d’ailleurs, le moindre héros humain, parmi les personnages des albums publiés par Olga Lecaye- suivie, en cela, par Grégoire- et ce don du portrait, que je venais de découvrir, est strictement réservé à la sphère privée.
Je crois l’avoir ébranlée lorsque j’ai évoqué une exposition commune avec ses enfants dont elle est, à juste raison, si fière. Comme j’eusse préféré qu’elle fût encore là, avec nous, puisque l’heure en est enfin venue…
Nonobstant, nous avons ses livres, ses merveilleux livres, si beaux, si achevés, pleins de sagesse et de tendresse, si résolument tournés vers l’enfant-lecteur, si désireux de l’aider à grandir, à se forger une personnalité libre et raisonnable, à accepter ce qu’on ne peut refuser, à vivre en harmonie avec les autres.
Une quête incessante de la sérénité et de la paix en soi et autour de soi.
Albums en famille
Même si chacun des trois a réalisé une œuvre très personnelle, la collaboration et les échanges furent nombreux au sein de la famille.
Ainsi Olga a-t-elle illustré des textes de ses enfants : un texte de Alexis Lecaye, Trolik, en 1991,
quatre albums dont l’histoire fut écrite par Nadja – Le Petit Lapin de Noël, Le lapin facteur, Le secret de Mina et Elise la couturière – et six par Grégoire Solotareff, L’invitation, Kouma le Terrible, Neige, Je suis perdu, Mimi l’Oreille et Pas de souci, Jérémie ! Et on a le sentiment que, le plus souvent, les enfants ont tenté d’épouser, le temps de l’écriture, la manière maternelle tant ces livres sont proches de ceux dont Olga a elle-même écrit le texte.
Nadja n’a écrit pour sa parenté, que les quatre livres offerts à sa mère et les Petites fleurs peintes par Raphaël, mais elle a beaucoup illustré: outre des écrits de son fils (la première fois, « âme bien née », il n’avait que 11 ans !), de son neveu et de quelques auteurs de l’Ecole des loisirs dont, récemment une belle histoire de Geneviève Brisac, elle a mis en images un texte jubilatoire de Alexis, La bergère qui mangeait ses moutons et de très nombreux textes de Grégoire, à commencer par le célèbre Mitch , hommage ému et poétique au Michka de Rojankowski, les récits décapants du Père Noël et son jumeau, du Voleur de jouets et du Chien qui disait non ainsi que les parodies drolatiques des contes de fées Le petit chaperon vert , Barbe rose , La laide au bois dormant, les 24 titres de la série des Bébé parue chez Hatier et l’ensemble fascinant plus récent des Lutins des bois.
Il est intéressant de constater que les écrits de Grégoire correspondent avec le même bonheur aux deux « manières » de Nadja, celle de l’humoriste à la verve acide et à la plume alerte, et celle de la magicienne au charme envoûtant et au pinceau gorgé de lyrisme .
Pour ce qui est de Grégoire, il n’a pas illustré pour les autres (sauf un recueil de jeunesse sur des contes de Muriel Bloch), mais il a généreusement fait don de son écriture à sa sœur et à sa mère dans les albums précités, et aussi à quelques confrères et amis dont Kimiko: ses petits romans, et surtout les quatre recueils de contes des saisons qu’il a composés témoignent, s’il en était besoin, de son authentique talent de plume.
En tout cas, l’osmose est toujours parfaite, que ce soit dans l’émotion ou la fantaisie, et les livres créés à quatre mains témoignent d’une heureuse connivence intellectuelle et affective entre les partenaires et, partant, ont la même cohérence que les albums personnels . « Nous rions des mêmes choses depuis toujours », explique Nadja. De plus, les uns et les autres multiplient les petits coucous malicieux et affectueux: ainsi Jérémie sort-il de sa bibliothèque Momo et Loulou tandis que la première scène d’un téléfilm d’Alexis dont le titre reprend fidèlement une phrase du livre, Je serai toujours près de toi, nous montre une mère lisant Chien bleu à sa fille…
Bestiaires croisés
Les personnages humains sont donc absents des publications de Olga et ses héros sont des animaux ou des jouets, tous résolument anthropomorphes, qui se prêtent très volontiers à une identification gratifiante du jeune lecteur. Grégoire, lui non plus, n’aura guère d’êtres humains parmi ses héros, sauf dans son roman Les filles ne meurent jamais, dans Moi Fifi et bien sûr dans ses nombreuses histoires de Père Noël et de lutins. Mais le Père Noël et ses lutins ne sont-ils pas plus des mythes que des hommes ?
Son bestiaire (lapins, ours, loups, souris…) est proche de celui de sa mère et tous deux diffèrent en cela de Nadja qui, outre les héros repris des contes traditionnels ou de la mythologie, met souvent en scène des enfants, souvent des petites filles, et des femmes qui lui ressemblent infiniment.
Des souris …
Nadja a créé, dans les livres qu’elle a écrits pour sa mère, des coquettes souris absentes du reste de son œuvre, si l’on excepte la souris délurée des Croquettes dont l’insolence graphique la distingue de ses charmantes et sages congénères Elise, Didi, Mousse, l’héroïne de Malvina ou Mina enfantées par Olga.
Chez Grégoire aussi, l’impertinence règne, et pour la pauvre Grisangèle victime de l’immonde famille de Gentil-Jean, et pour la capricieuse Kiki., dont la comique silhouette s’habille d’une ridicule culotte tricotée.
des lapins…
Les deux premiers titres écrits par Nadja, Le lapin facteur et Le petit lapin de Noël, comme le Trolik de Alexis, comme Mimi l’Oreille qui assume courageusement sa différence, Kouma le Terrible et Pas de souci, Jérémie ! de Grégoire, mettent en scène des lapins, qui rappellent ceux conçus par Olga : les Victor Petitpois de L’ombre de l’ours et de Victor et la sorcière, Virgile, l’ami de la souris Didi dans Le fouet magique ou Tomi et sa quête en forme de randonnée dans Le ballon. Et on se souvient évidemment que les lapins sont très présents aussi dans l’ensemble de l’œuvre de Grégoire, des deux « mon petit lapin » à Tom, le fidèle copain de Loulou , et au récent Lapin à roulettes .
des ours …
Le thème de l’ours fugueur ou perdu est fréquent dans le livre d’enfance. Après le célèbre Mitch de Nadja et Grégoire, Je suis perdu reprend cet argument récurrent, mais, comme le fit Ungerer pour Otto, il renouvelle le point de vue du récit en le transformant en une autobiographie rédigée à la première personne.
L’ours, à la suite de ceux de L’invitation, y est en peluche, comme ceux, aussi, de La famille Ours dont les quatre titres inaugurèrent l’entrée de Olga dans l’édition.
Mais les ours ne sont pas toujours des peluches. L’ombre de l’ours de Olga et Toute seule de Grégoire se déroulent dans une vraie forêt, hantée par de vrais animaux, et unissent un lapin solitaire et craintif à un ours énorme, d’aspect effrayant mais au cœur tendre.
Le sentiment de solitude exprimé par Petitventre ou Lolo, ainsi que par le terrifiant Kouma et par le craintif Léo (prénom d’un frère d’Olga), l’amitié contre nature qui finira par unir ces deux derniers, appartiennent plutôt à l’univers de Grégoire.
Les ours se retrouvent aussi chez Nadja, en particulier dans ses livres pour adultes, Le menteur, remarquable bande dessinée adaptée de Henri James, les hilarants petits livres parus chez Cornelius ou les si réjouissantes Croquettes à la souris. Mais leur comportement tellement humain et la fausse maladresse graphique de leur silhouette fait oublier complètement leur soi-disant animalité.
…et des loups
Les loups occupent aussi une belle place dans la bibliographie maternelle, qu’ils soient inquiétants (Didi Bonbon) ou à contre-emploi, donc bienveillants, comme Docteur Loup et le comparse de Je suis perdu écrit par Grégoire qui a créé par ailleurs d’inoubliables personnages de loups et de louveteaux plutôt sympathiques (exceptons celui du Masque…), à commencer par le célébrissime Loulou désormais immortalisé par le cinéma.
Ainsi les animaux sont-ils récurrents mais ils ne sont certes pas interchangeables: on reconnaît aisément la patte de chacun des artistes et il est primordial d’insister sur la spécificité de chacun. Olga, qui a un don merveilleux de peintre animalier, reste plus proche de la nature que ses enfants qui s’approprient chacun un bestiaire plus ou moins détourné, parfois jusqu’à la caricature.
Mais tous trois échappent largement, chacun dans sa manière, au conformisme et à la mièvrerie qui sont si souvent l’apanage des représentations animales dans la littérature d’enfance .
Le petit monde de Olga
Alors qu’elle dédramatise certains animaux mythiques comme les chauve-souris, Olga crée des sorcières terrifiantes: l’image de Malvina se mirant dans une glace donne froid dans le dos, et ses consœurs de Victor et la sorcière, L’ombre de l’ours ou Le fouet magique ne sont guère plus rassurantes. Celle de Nadja, dans Le lapin facteur, parce qu’elle est « une sorcière qui n’en est pas une » et que sa solitude et sa gentillesse nous émeuvent, s’éloigne de ces stéréotypes qui font peur.
Chez Olga, les images de méchants (loups, ours, sorcières), en gros plan souvent, sont d’une cruauté qui frise la violence, bien dans l’esprit des contes d’autrefois, qui, certes, se terminent bien, mais après des épreuves rudes qui demandent au héros, et à l’enfant qui s’identifie à lui, du courage et un réel dépassement de soi. Pour le petit loup de Neige, les épreuves sont particulièrement dures car, comme bon nombre de héros de contes traditionnels et de mythes anciens, il est refusé et abandonné par ses propres parents. Cette histoire, qui dépeint des parents indignes et qui met en lumière la confiance des auteurs dans les ressources de l’enfance pour surmonter les cruautés de la vie, est exceptionnelle dans la bibliographie de Olga. En effet, les adultes, parents et grands-parents, y sont dans l’ensemble rassurants et positifs, guidant les pas des petits avec confiance et amour, les aidant à vaincre leurs complexes d’infériorité, leurs inquiétudes, leur sentiment de solitude, et se montrent toujours prêts à pardonner les incartades de leur progéniture. Car l’amour et l’amitié résolvent tous les problèmes .
Quant aux comparses, qui jouent généreusement les adjuvants, ils sont aussi sympathiques que les héros.
Ah ! les délicieux goûters auxquels on aimerait être invités ! Quel bonheur que ces friandises mijotées à la maison ! « C’est très important de savoir faire des gâteaux dans la vie ! » , explique, dans L’invitation, le grand-père de Petitventre. Car une gourmandise partagée aide à toutes les réconciliations, ainsi dans cette suite savoureuse de la fable de La Fontaine parue à titre posthume, Léo corbeau et Gaspard renard, qui se déroule dans son propre jardin: la douceur de la pâtisserie encore chaude de Gaspard fera oublier à Léo (prénom d’un frère d’Olga) le souvenir amer et humiliant d’un célèbre fromage…
Si c’est dans cet esprit et ce climat qu’elle éleva ses enfants, ils ont reçu un inappréciable don du ciel, surtout si on ajoute à cette éducation chaleureuse, humaniste et altruiste, les apports culturels et artistiques dont ils ont fait leur miel. Pas de doute, Olga Lecaye est une pédagogue exceptionnelle, dans sa vie, comme dans ses livres.
Décors et paysages nostalgiques
Les intérieurs d’Olga Lecaye, à la fois rustiques et raffinés, sembleraient sortis d’un musée ethnologique, n’étaient la vie et la chaleur qui les animent: cheminées campagnardes où pétille un feu de sarments, éclat lumineux des cuivres contrastant avec les bruns assourdis des terres cuites, rondeur des rouleaux à pâtisserie dans des cuisines traditionnelles pleines de livres de recettes, tables nappées de métis à carreaux, lits douillets aux oreillers ornés de dentelle amidonnée et aux édredons gonflés de plumes. Des maisons « habitées »… Dans Elise, des vignettes ravissantes représentant tous les outils de la couture, ferment les pages de texte, rappelant le don de l’illustratrice pour les travaux d’aiguille qu’elle exerça dans ses broderies ou dans sa confection de vêtements et de déguisements. Un réel talent pour animer ces natures mortes au charme désuet.
Tout un art de vivre, hélas presque révolu…
Nadja semble plus indifférente au décor des intérieurs, focalisant sa lumière vers l’intériorité des personnages. Quant à Grégoire, son point de vue valorise fenêtres ouvertes et escaliers étirés qui emmènent le regard ailleurs. Ses bibliothèques ou ses tableaux, témoins de la vie culturelle, font parfois référence à des œuvres célèbres de l’histoire de la peinture comme la fameuse chambre de Vincent à Arles.
Les décors extérieurs, nordiques, sont chez Olga d’une rare beauté: forêts sombres, denses et profondes, clairières où se joue la lumière, vertes prairies qui accueillent le brun chaud des isbas, paysages fauves d’automne ou immenses étendues neigeuses, sous-bois poétiques où poussent les fleurs et les baies, jardins à demi sauvages, clôtures et barrières rustiques, clairs de pleine lune ou nuits à peine éclairées d’un maigre croissant: un pinceau généreux, toujours lyrique, une palette étendue, d’une grande richesse chromatique, un art consommé du paysage, un traitement des végétaux dignes des herbiers d’autrefois, un soin apporté même aux pages de garde qui sont de magnifiques tableaux. Et toujours à la gouache qui est la seule technique employée dans les œuvres éditées.
Si les lieux, intérieurs et extérieurs, sont traditionnels, la banalité et le conformisme sont cependant absents des images, à cause, certes, du talent de coloriste d’Olga, mais aussi grâce à l’audace quasi cinématographique des plans et perspectives, zooms, effets de contre-plongée, plans américains, silhouettes tronquées…
Olga Lecaye était un grand peintre qui, après son compatriote Rojankowski qu’elle admirait, a rendu un hommage nostalgique aux mystérieuses forêts de bouleaux où fleurissent les contes, aux immensités glacées de la Russie de ses origines qu’elle n’a pourtant pas connues mais qu’elle a si bien imaginées, et aux variations de lumière dans cette neige qui lui manqua sous l’implacable soleil d’Egypte et qui a tant fait fantasmer ses enfants sur les rives du Nil.
Et l’on peut s’étonner que cette femme qui a roulé sa bosse de la France tempérée à l’Orient torride ait banni tout souvenir exotique de ses dessins pour ne sublimer que des images rêvées venues du froid…
Grégoire à ses débuts représentera encore quelques futaies de bouleaux dans la période où il coloriait des photocopies agrandies . Nadja et lui seront eux aussi des peintres de paysage, et situeront aussi beaucoup d’histoires dans la forêt, mais les sous- bois occupent presque tout l’espace chez Olga qui n’a édité qu’une seule image maritime, très belle au demeurant, pour clore Pas de souci, Jérémie, alors que ses enfants sont aussi peintres de marines et ont brossé de superbes tableaux de bords de mer, plages et falaises. Et leur palette est moins paisible, plus audacieuse, plus sombre, plus tourmentée voire violente, plus distanciée, et, par la stylisation et l’élimination des détails, la forte épaisseur des coups de pinceau, ils s’éloignent de la fidèle représentation de la nature et les tirent davantage vers un monde imaginaire plus esthétisé.
Nadja l’enchanteresse
On a coutume de dire, avec raison d’ailleurs, que Nadja fut la première à braver les canons de l’illustration traditionnelle et, avec Mitch, à avoir osé introduire la matière picturale dans le livre d’enfance. Elle sera souvent imitée, avec plus ou moins de bonheur et de liberté, par de très nombreux jeunes illustrateurs.
Chien bleu, dont elle crée à la fois le texte et les images, a connu un succès éditorial sans précédent et est légitimement devenu un classique de l’album illustré. L’animal, écrit Sophie Chérer, y est « beau, fort, tutélaire et fascinant comme le lion de Kessel, mais en images ».
Il est le premier d’une série de livres à l’envoûtante poésie où les petites filles, décidées et courageuses, combattives et indépendantes, amoureuses et secrètes, avancent résolument dans la vie, vers un avenir de sérénité et de liberté. Rien n’est anodin, dans ce grand album: l’atmosphère qui flirte avec le merveilleux, les rapports familiaux, paisibles avec le père, ambigus avec la mère, les relents de surnaturel qui entourent le mystérieux chien aux yeux d’or et au pelage d’azur, la place privilégiée du sommeil dans la vie de l’enfant, l’alternance du jour et de la nuit où les forces obscures du mal affrontent les forces victorieuses du bien, la technique picturale, généreuse voire épaisse, les couleurs, sombres et lumineuses à la fois…Un chef-d’œuvre !
Nadja se ressource aussi dans les contes traditionnels qui ont bercé son enfance avec beaucoup de sérieux et même de gravité. Ainsi a-t-elle réécrit, les rendant accessibles au plus grand nombre, quelques contes de Grimm choisis pour leur force symbolique ou dédié un dictionnaire aux Créatures et monstres fantastiques qui ont hanté ses terreurs nocturnes. Elle met en scène des personnages légendaires archi-connus (fées et sorcières) ou alors élitistes, peu présents dans l’édition d’aujourd’hui, ainsi des lutins inquiétants ou débonnaires, de l’affreux Cerbère ou des très romantiques dryades. Les marionnettes, les pions des jeux d’échec et les poupées prennent vie ainsi que, comme chez Grégoire et Olga, les ours en peluche. Et le lyrisme et l’émotion éclairent ces pages inspirées.
Même lorsqu’elle situe ses histoires dans l’univers contemporain, elle les baigne dans un climat de mystère en leur intégrant des éléments oniriques, irrationnels, « psychoféériques »(dit-elle sur une de mes dédicaces), abolissant les frontières entre le rêve et la réalité, donnant, nouveau Pygmalion, vie à des êtres de sable ou de papier, créant ainsi une atmosphère envoûtante, ensorcelante, inquiétante aussi, qui n’appartient qu’à elle, les situant dans des lieux « où souffle l’esprit »: sombres forêts, maisons abandonnées baignées par le Styx, plages éclaboussées par le ressac …
…et Nadja la fantaisiste
Nadja oscille entre deux manières principales: le livre peint, à l’acrylique ou plus encore à la gouache, avec une charge impressionnante de matière et les audaces des Fauves dans le traitement de la couleur et de la lumière, avec des atmosphères oniriques, mystérieuses et poétiques qui semblent héritées de Franz Marc et de l’expressionnisme allemand -ainsi de ce très célèbre Chien bleu, de L’enfant des sables, de L’histoire d’amour, de La petite fille du livre, de Méchante, ou de la série des Lutins des bois ou encore de Violette et le secret des marionnettes – et le livre dessiné, éventuellement colorié à l’encre ou à l’aquarelle, dont l’inspiration est plus humoristique – ainsi des ses truculentes parodies des contes de fées, des inénarrables Croquettes à la souris ou de son excitante relecture des légendes mythologiques, La punition d’Erysichton et Les dieux de l’Olympe qui furent adaptées pour la télévision, et aussi des deux récentes histoires, si drôles, des petites princesses, l’horrible et la jolie.
Mais qu’elle fasse dans l’humour ou dans le rêve éveillé, Nadja puise presque toujours dans le vivier des mythes et contes qui ont ému son enfance, qu’elle s’en émerveille, ou, en particulier dans ceux qu’elle partage avec ses frères, qu’elle s’en divertisse.
Impertinente et espiègle, elle est aussi très capable de s’amuser toute seule et de détrôner joyeusement, sans l’aide fraternelle, les héros des contes -comme elle vient de le prouver encore par l’inénarrable Chaperon rouge Collection privée paru chez Cornelius- ou même ceux des nobles légendes mythologiques. Virtuose de la parodie, elle les désacralise par l’anachronisme, une illustration iconoclaste et des dialogues boulevardiers dont la familiarité gouailleuse frôle parfois, non sans une certaine jubilation, une vulgarité qui n’a plus rien d’olympien.
« Merde, merde et merde! », s’exclame la prêtresse Io. » Crétine! » crie Apollon à Daphné
« Mais qu’est-ce que tu veux que ça me foute! » répond Zeus au téléphone à Héphaëstos…
Et que dire de ces baguettes magiques qui se détraquent, en jouant aux jeunes fées des tours du plus mauvais goût?
Un talent multiforme
Parfois, elle hésite entre le pastiche et la poésie. Ainsi dans le délicieux Pion de la Reine, livre hybride au dialogue – en bulles- drôle et familier mais dont l’intrigue a noblement hérité des cours d’amour: un album inclassable au charme subtil où l’Amour (avec un grand A, bien sûr), comme dans L’enfant des sables ou L’histoire d’amour, joue un rôle salvateur et libérateur.
Elle a fait une incursion récente dans la bande dessinée avec Le menteur où, adaptant une nouvelle très fine de Henri James, elle reprend le fusain abandonné depuis son premier livre pour mettre en scène l’amertume d’une déception amoureuse approfondie par une méditation suavement décalée sur la vérité de l’Art.
Elle pratique également l’autodérision, ainsi dans les deux bandes dessinées à la verve décapante parues chez Cornélius, Comment faire des livres pour les enfants et Celles que j’ai pas fumées, mais aussi dans les marges de certains albums comme Les croquettes ou L’horrible et La jolie petite princesse. Une façon détournée et assumée de se mettre en scène, qui distrait notre attention des autres auto-portraits, plus graves, plus intimistes, celui de l’écrivain de La petite fille du livre voire de la petite fille elle-même, Nadja prêtant de soi à la fois aux fillettes qui sont autant de ses petits clones, qu’aux mères, ses héroïnes étant essentiellement féminines. Et le merveilleux des situations n’empêche pas la justesse des sentiments, ni la complexité des caractères, que ce soit dans le rapport entre les générations, l’ambivalence de certaines situations, ou les jeux de l’ombre et de la lumière: ainsi, dans Méchante, la fillette est-elle consciente de faire le mal car elle évalue très bien le rôle maléfique de sa poupée, mais elle continue car la conscience morale ne suffit pas à corriger sa déviance. Il y faudra un peu de magie…
Le talent de « Nad », son imagination, son savoir-faire, la sûreté de son graphisme font que même les séries de livres pour tout petits, qu’elle les ait réalisés seule ou avec son frère Grégoire, sa sœur Nash ou son fils Raphaël, sont de belles réussites. Ainsi de la série des Bébés où la tendresse de la mère est représentée en de délicieux tableaux, des Momo ou des Ninon à l’humour distancié, des Maxou dont les vers de Mirliton font les délices des lecteurs grands et petits, des Mic et Mac dont le duo rappelle les dialogues des clowns de la grande époque du cirque traditionnel, des tendres Petits chats à la forme ludique, des Où es-tu, petit… où les fourmis hantent des décors culturels raffinés et où les dragons débordent de références médiévales…
Bref, une artiste généreuse, pétillante, malicieuse et sensible, au talent multiforme, un peu sorcière, un peu dryade, beaucoup fée qui a conservé intacte la fraîcheur de son enfance, tour à tour affreux moutard, sauvageonne ou petite fille modèle ..
Grégoire, graphiste et peintre
Cheminer chronologiquement dans la bibliographie de Grégoire Solotareff permet de constater à quel point, au fil des parutions, la technique de ce génial autodidacte, constamment en recherche graphique, a évolué. Durant les cinq premières années, il privilégie les photocopies aquarellées qui, lorsqu’il joue d’agrandissements successifs, comme sur la barbe de la série des ogres, ou sur les troncs de bouleaux des Mon petit lapin, donnent de très intéressants effets de matière.
Loulou marque un tournant esthétique important dans son œuvre. Il y abandonne les fonds blancs et les photocopies et découvre une palette beaucoup plus violente, une sorte de cloisonnisme par ses grands aplats rutilants cernés de noir, et un épanouissement des formes sur l’ensemble de la double page.
Et puis, autre tournant, vient Mathieu. Couleur splendide là aussi, mais avec une touche plus visible, une matière désormais épaisse et des clins d’œil référentiels : c’est de nouveau une éclatante libération sur le plan technique. La violence d’une palette chaude et profonde, souvent dans l’esprit des Fauves, des Nabis ou de certains expressionnistes allemands qui ont aussi souvent influencé Nadja, sera constante dans les livres qui suivront, et certaines pages seront inoubliables : la chambre en camaïeu rouge de Toi grand et moi petit, la bibliothèque de Mathieu, les chaumières et les sous-bois de Toute seule, l’atmosphère inquiétante du Masque, la splendeur des paysages maritimes de Un jour un loup ou du Diable des rochers…On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ces pages qui font date dans l’histoire du livre d’images et dont le nuancier est aussi réussi dans le joyeux et le lumineux que dans le sombre et le romantique.
Les croquis préparatoires et les illustrations en noir et blanc d’une grande force graphique –ainsi dans les contes des saisons- ne le cèdent en rien aux images colorées et témoignent d’un coup de poignet vigoureux et d’un trait d’une sûreté diabolique qui joint l’humour le plus dévastateur à une tendresse toujours assaisonnée d’une pointe d’acidité. Et comme pour Olga, on ne peut qu’admirer, dans l’ensemble de l’œuvre, l’audace des plans, cadrages et points de vue : il n’est que de voir le culot avec lequel il renouvelle, sur trois pages, la scène à faire, abondamment récurrente dans les livres de Noël, de l’envol du traîneau dans Quand je serai grand, je serai le Père Noël .
Hors des livres, il a peint, dans l’esprit du remarquable Les garçons et les filles, une galerie jubilatoire de portraits d’animaux anthropomorphes, loups, éléphants, lapins, escargots, grenouilles, chiens, crocodiles, chats, ours…, dont beaucoup sont en fait des auto-portraits, ainsi que des tableaux érotiques (« zosés » comme dirait Zazie) d’une cocasserie fort réjouissante .
Avec Loulou et autres loups, il fait, en 2003, une entrée remarquée dans le monde du film d’animation et prépare un long métrage que nous attendons avec impatience.
Une thématique audacieuse
Après le feuilleton de Théo & Balthazar , hommage aux Babar de son enfance, arrivera la trilogie de Monsieur l’Ogre, beaucoup plus personnelle : un horrible ogre dévoreur est vaincu par l’astuce d’adversaires chétifs et sympathiques. Les images de dévoration, sur les trois couvertures particulièrement réussies, sont d’un humour grinçant qui n’est pas sans rappeler Ungerer. Tout un univers s’y ébauche : longs nez acérés comme des poignards, bouches aux dents agressives, appendices délibérément érigés, nuits de pleine lune faméliques, obsession de la prison et de l’enfermement, valorisation du tout-petit, générosité sans mièvrerie.
L’audace contestataire sera plus grande dans Ne m’appelez plus jamais mon petit lapin . Cette image de la délinquance expliquée, justifiée puis banalisée voire glorifiée – la suite, Mon petit lapin est amoureux, parlera d’une « bêtise » à propos d’un meurtre et du casse d’une banque restés impunis – prend délibérément le contre-pied de l’album éducatif et du traditionnel discours moralisateur. Tous les faits de société sont présents dans ces deux petites histoires, même l’opposition parentale à la cohabitation juvénile, et le caractère très éphémère des amours modernes. Et toujours la petite taille du héros, à la fois problématique, et revendiquée comme une force.
Cette volonté affirmée de choquer se donnera libre cours jusqu’à friser le mauvais goût dans La bataille de Grand-Louis et de Petit-Robert et plus encore dans Gentil Jean dont la famille abjecte et sadique est reniée par un héros « tendre et compatissant » comme le Gédéon de Benjamin Rabier : le monde des adultes (Les Zaduls ?) est ici bien décevant. Un humour grinçant qui, dans les livres postérieurs, deviendra de moins en moins corrosif .
Le thème du couple contre-nature, formé d’un prédateur et d’une victime, ou simplement mal assorti, s’épanouit dans Loulou et se retrouvera par la suite dans de nombreux albums, comme les savoureuses nouvelles amoureuses du recueil Histoire d’un loup, la cruelle histoire du Lapin à roulettes ou le somptueux Toute seule où un grand méchant vient finalement en aide au petit désarmé par son handicap ou la naïveté de sa jeunesse .
Directeur de la collection Loulou & Cie, Grégoire a créé de nombreux livres très amusants pour tout petits : Histoire d’un mouton (hommage à André François ?) et Histoire d’une coccinelle sont des petits
chefs-d’œuvre de drôlerie et d’intelligence.
Nombre de ses livres – dont certains en association avec Nadja- ont pour héros le Père Noël. Il apparaît dans son riche Livre d’affiches et, surtout, il est la vedette d’un dictionnaire à succès paru chez Gallimard en 1991 et régulièrement réédité. Ce Dictionnaire du Père Noël semble fidèle au genre traditionnel de l’alphabet illustré dont il soigne les caractéristiques avec une élégance certaine: chaque lettre est enluminée et la page qui la représente est en elle-même un tableau. L’ordre alphabétique y est respecté, et donne généreusement plusieurs exemples pour la plupart des lettres. Mais en fait, l’anticonformisme et la désinvolture règnent, et dans le choix des objets et personnages représentés, et dans leur traitement à l’humour joyeux, sucre et vinaigre. Peint à l’acrylique, avec des coups de pinceau très présents et une matière dense, raffinant dans ce livre avec des ajouts de pierre noire et des traits à l’encre de Chine, c’est une réussite technique et artistique indéniables. Un beau livre, au renom mérité, qui baigne dans une philosophie décontractée et une souriante poésie propres à séduire autant les adultes que les enfants.
L’expérimentation du format à l’Italienne dans Mon frère le chien étire l’espace de façon extraordinaire et donne une amplitude très émouvante à la solitude méditative du souriceau.
L’amitié très étonnante qui le lie à un chien minuscule l’aidera à gérer les difficultés rencontrées dans ses relations avec l’incompréhensible population des « Zaduls » et à leur « ficher la paix » de façon quasiment satisfaisante. Cette velléité de domination au sein du couple serait-elle une tentative de revanche sur l’impérialisme autoritaire des « papasses » et des mamasses »?
Ce thème de la solitude du héros incompris est lui aussi récurrent, et il est traité avec finesse aussi dans Toute seule, évidemment, mais aussi dans Moi Fifi, journal d’un enfant perdu dans la forêt, ou dans cette version subtilement détournée de La Belle et la Bête qu’est le superbe Diable des rochers .
Grégoire, philosophe, moraliste et poète
En fait, Grégoire Solotareff est un philosophe plein d’une sagesse élégamment désinvolte et ses héros apprennent à accepter les aléas inéluctables de l’existence avec une résignation sans dolorisme.
Leur bonheur est relatif : « Un chat est un chat, et c’est très bien comme ça », explique Narcisse.
Et la conclusion réaliste sinon désabusée d’une des nouvelles chaleureuses de Un jour un loup constate :« Ils…furent parfaitement heureux même si malheureusement, ils n’eurent pas d’enfant. Mais on ne peut pas tout avoir. »
Rien n’est désespéré, cependant et les méchants peuvent s’amender : les Trois sorcières ou l’ours du Lapin à roulettes connaîtront la rédemption, les premières dans l’humour et le second avec gravité.
Même le problème crucial de la solitude peut être résolu :« C’est à toi de choisir si tu veux être seule ou non » , dit Ours à Fleur.
Comme Nadja , il garde une foi inébranlable dans le couple et l’amour . C’est ainsi que se conclut
Le Masque, très bel album, ambigu et troublant, sans concession aux gentillesses fadasses trop souvent en usage dans le livre d’enfance :
« Mais toi, dit Lila, tu n’es pas peur de devenir méchant ?
-Pas si nous restons ensemble », répondit Ulysse. »
L’univers de Grégoire Solotareff est d’une passionnante richesse, parfois désabusé, souvent mélancolique, drôle quelquefois, poétique toujours. Ses héros peuvent être insolents, fantaisistes sans être superficiels, pudiques et introvertis sans morosité, philosophes et idéalistes sans moralisme ennuyeux et porteurs de messages qui débordent largement le monde de l’enfance .
Privilégiant les formes ouvertes, il conclut rarement ses récits laissant ainsi un grand espace à la réflexion personnelle.
« La famille Enfantaisie »* *L’expression est de Nadja
Grégoire Solotareff publie son premier livre en 1985 , Nadja et Olga Lecaye en 1986.
En 1989, Nadja obtient, pour son Chien bleu devenu si célèbre, le prix Enfantaisie décerné par les enfants genevois et Grégoire reçoit en même temps, pour le non moins célèbre Loulou, le même prix, mais décerné par un jury d’adultes. Dans un article de juin 1991 de la revue suisse Parole, Vision d’enfant ou regard de spécialiste, Denise von Stockar analyse les raisons de ces récompenses parallèles, ignorant alors les liens de parenté de leurs auteurs.
Olga Lecaye obtiendra le même prix pour Neige quelques années plus tard.
Tous les livres d’Olga et la plupart des livres de ses enfants sont publiés à L’école des loisirs et leur parcours est inséparable de cette fidélité quasiment absolue à une maison d’édition qui a su défendre et valoriser des albums novateurs et souvent dérangeants.
Grégoire, qui a commencé par travailler chez Hatier avec Colline Faure-Poirée, a été présenté par Nathalie Daladier à Arthur Hubschmidt qui dirige la collection des albums à L’école des loisirs. Nadja a publié un premier livre chez Gallimard sous la houlette de Geneviève Brisac et l’a naturellement suivie, comme Claude Ponti, lorsqu’elle a changé de maison. Et c’est Grégoire qui a introduit sa mère dans le sérail. Ponctuellement infidèle, Grégoire a publié quelques titres chez Hatier ou Gallimard, tandis que Nadja a confié récemment trois livres aux éditions Cornélius et un à Denoël graphiques.
Les longues bibliographies jointes, où figurent également les expositions, les techniques employées, les prix obtenus et les parutions étrangères, permettront de baliser les parcours de chacun et de mesurer leur importance dans l’histoire du livre illustré, non seulement par l’abondance des publications et le nombre conséquent des traductions en langues étrangères qui font de leurs succès un phénomène planétaire, mais aussi par la notoriété de nombreux titres qui sont connus et appréciés et des spécialistes et du grand public.
L’œuvre d’Olga Lecaye, en dehors de quelques portraits de ses enfants présentés l’automne dernier à Margny lès Compiègne et une participation très discrète à quelques expositions collectives, n’a jamais été exposée. Nadja, elle aussi, a longtemps été réticente à montrer les originaux de ses livres et leur dépôt à la galerie Le Milieu du monde est récent . Elle a cependant participé à quelques manifestations collectives et a exposé ses originaux dans la même médiathèque que sa mère en octobre 2004. Seul de nos trois artistes, Grégoire Solotareff, plus médiatique, a bénéficié de plusieurs expositions personnelles et participé à quelques expositions collectives.
Cette première rétrospective conjointe si attendue est donc un événement important qui devrait tenter de nombreux visiteurs et leur faire découvrir plus intimement ces trois univers d’exceptionnelle qualité .
On ne pouvait rêver meilleur lieu pour accueillir cette manifestation à Marseille que L’île aux livres dans
la Bibliothèque à Vocation Régionale de l’Alcazar.
Merci et bravo à Annie Poggioli-Barry, directrice de la bibliothèque, à Anne-Marie Faure, responsable de L’île aux livres et à Mélanie Dromain, gérante de la galerie Le Milieu du monde, d’avoir mené à bien cette entreprise.
Notre gratitude va également à Jean Delas, directeur de L’Ecole des loisirs, et à son personnel, pour leur aide et, bien sûr, à Grégoire Solotareff et à Nadja pour leurs prêts, leur disponibilité et leur immense talent .
Une exposition qui a eu lieu à Bibliothèque de Marseille
du 03/11/2005 au 30/11/2005