
Zaü D'un atelier l'autre
Paris, rue Lamartine : l’Afrique
la toute fin du précédent millénaire, j’ai eu le plaisir de présenter, à Beauvais, l’exposition Impressions d’Afrique. Or je venais de découvrir, sorti tout chaud du fournil de l’imprimeur, L’Esclave qui parlait aux oiseaux, deuxième album pétri par Zaü dans les cuisines des éditions Rue du Monde (1998). Ce livre m’avait surprise et émue : depuis ma lecture adolescente de La Case de l’Oncle Tom et ma fréquentation assidue de jeune cinéphile des salles obscures, j’avais une vision doloriste du sujet. Aussi avais-je été séduite par les images lumineuses de ce petit album qui, en négatif, plutôt que de s’apitoyer sur les cruautés de la servitude, exaltait les ivresses de la liberté dans une nature luxuriante. Une section de mon exposition s’appelait Coke en stock, et j’avais pensé, à juste raison, que les originaux de cet ouvrage y auraient leur place. C’est ainsi que je me suis rendue, à Paris, rue Lamartine, où Zaü louait alors un atelier. Cette première visite dans un de ses antres de travail sera suivie de beaucoup d’autres. Je m’attendais à de grandes planches et voilà que je découvre un petit cahier en papier recyclé, pas si facile à exposer. Avec désinvolture, Zaü retire les agrafes de la reliure et me conseille de présenter les feuilles ainsi détachées en vitrine. Je m’extasie sur la sensualité des coloris et il m’explique alors, en fin connaisseur des artifices de séduction féminins, que, lors d’un voyage en Côte d’Ivoire, il a expérimenté le pastel gras. « C’est un problème de climat. Quand il fait chaud, le pastel gras a la consistance d’un rouge à lèvres. Il rend mieux la puissance des couleurs. J’avais tenté de l’utiliser en Irlande pendant l’hiver, c’était impossible : il était devenu dur comme un caillou. » Et il avait ajouté : « Oui, j’aime l’Afrique. C’est un monde à part, qui m’a ébloui. On est vraiment ailleurs. Les couleurs de la terre, des tissus, le soleil, la forme des arbres, la vitalité des enfants, la beauté des femmes, leur sensualité, leur port de tête, les odeurs… » Et il m’avait montré alors toutes sortes de photos, des esquisses, des dessins, des affiches, des sérigraphies, dans toutes sortes de formats, de supports et de techniques, dépeignant des paysages exotiques et des marchés pittoresques dont on hume les fragrances épicées, des enfants rieurs jouant au foot sur la terre ocre des terrains vagues, des bus et des tacots brinqueballant dans le sable des ornières, des femmes aux turbans et boubous de wax bigarré ou de basin damassé se déhanchant avec nonchalance, des arbres à palabres qui ombragent des cercles d’hiératiques vieillards, et tout un bestiaire saisi en mouvement dans sa course ou son envol. Toute l’Afrique que j’aime, qu’il offrira généreusement, dans les décennies suivantes, à la contemplation ravie de ses lecteurs.
Paris, rue Fénelon : le désert
J’ai sollicité Zaü, plusieurs fois, pour créer les visuels de mes expositions, ainsi de l’affiche des Mille & Une Nuits, Contes et images de l’Orient. L’aventure fut passionnante : le sujet convenait à merveille à ce voyageur épris d’ailleurs, et j’ai eu le privilège de suivre, dans son nouvel atelier, toutes les étapes de sa création, des esquisses au feutre, aux dessins rutilants à l’encre et à l’acrylique sur transparent, jusqu’au subtil chef d’œuvre final au pastel. Débarquant à la gare d’Amiens pour le vernissage, Zaü fut heureux et fier de voir son affiche placardée un peu partout dans la ville, sur d’immenses panneaux publicitaires, dans les abribus et sur les « sucettes Decaux » : en parfaite harmonie avec son nom et sa physionomie de patriarche biblique. En mission au Mali pour l’Agence de la Francophonie, j’ai pu offrir ce poster aux écoles et centres culturels, mais aussi aux marchands touaregs ambulants qui l’exposèrent dans leur échoppes et tentes, ou l’accrochèrent même sur la selle de leurs chameaux ! Ils admirèrent beaucoup le travail de Zaü mais, me montrant leurs tongs et leurs sandales en plastique, se moquèrent abondamment des babouches désuètes du caravanier de l’affiche. Les vaisseaux du désert ont inspiré de nombreuses images à Zaü, dans ses livres, ainsi Une cuisine grande comme le monde (Rue du monde, 2000), immense succès de librairie, ou Théodore Monod, un savant sous les étoiles (À dos d’âne, 2010), livret illustré de rapides dessins à l’encre, mais aussi dans des publicités de compagnies pétrolières. Le désert, sa civilisation et ses mirages le fascinent.
Montigny-Lengrain : les paysages
J’ai eu en outre le plaisir de découvrir l’atelier picard de Zaü, aussi vaste que les parisiens étaient exigus, mais tout aussi encombré. Une verrière lumineuse perdue dans les bois, un aquarium enseveli sous les feuillages. C’était l’automne, et la nature environnante flamboyait. Cet artiste contemplatif s’est nourri de ces atmosphères pour créer les somptueuses images de Première année sur la Terre (2003). Quand Alain Serres a vu ces pastels qui n’étaient pas destinés à l’impression, il a eu envie d’en faire un livre et il a inventé l’histoire d’un petit renard pour coller aux images. L’émotion de l’artiste devant les paysages paisibles de Picardie est palpable. « Peints sur le motif, me dit-il, à l’ancienne, comme les impressionnistes. Je me suis acheté une table de tapissier et je l’installe dans des coins différents, tout autour de la maison. C’est mieux pour saisir la densité des couleurs, l’atmosphère, les nuances de la lumière. Je travaille au pastel sec, très sensuel, qui permet un fondu subtil des nuances qui rappelle l’aquarelle, et je termine ensuite à l’atelier. » « J’ai pensé à ces toiles de Wyeth qui représentent sa maison sous la neige. C’est sans doute le peintre qui m’a le mieux fait comprendre le traitement de la lumière et qui m’a donné envie de dessiner des objets et scènes du quotidien. Il m’a appris que ce qui compte, ce n’est pas le sujet, mais le regard. » Pour ses paysages, si Zaü privilégie le pastel, il utilise aussi d’autres techniques, en particulier pour les arbres qui sont un de ses motifs préférés. Ainsi, pour L’Arbre m’a dit (Rue du monde, 2022), a-t-il alterné les pastels avec de robustes silhouettes à l’encre de Chine librement griffées avec le pinceau dont ce virtuose de la calligraphie use pour ses envois ou les portraits de ses lecteurs. Pour Un nid pour l’hiver (L’Élan vert, 2015), il a pratiqué les papiers découpés, d’une étonnante présence graphique. « Ce côté « clean » des découpages accentue la lisibilité, dit-il… J’aime bien adapter la technique à mon propos, et adopter des pratiques différentes est plutôt jubilatoire… Récemment, pour un grand paysage du Laos, inédit, que j’ai encadré dans mon nouvel atelier parisien, j’ai expérimenté une façon de faire que je n’avais pas encore utilisée. Je suis parti, comme souvent, de photos et de carnets, mais j’ai peint mon tableau avec des peintures à l’eau sur des papiers de couleurs. Le résultat me plaît bien. »
D’un atelier l’autre : les Dames
Je me suis intéressée au talent de Zaü dès ses deux premiers livres édités par L’École des loisirs à la fin des années soixante, Nonante de Grospilon et Rosette & les quarante voleuses (1967 & 1969). On sait que Zaü a beaucoup travaillé dans la publicité et qu’il fut un as du rough. Cette rapidité dans le trait était déjà présente dans les scénettes dessinées au stylo-bille et coloriées à la gouache de ces œuvres des commencements. Devant l’humour et la cocasserie des situations, j’ai imaginé que le jeune André Langevin, dit Dédé puis Zaü le roi des barbus, ferait carrière dans le dessin de presse. Mise à part sa collaboration avec Bayard, il n’en fut rien. En revanche, j’ai découvert au hasard de mes visites dans ses ateliers que cette veine humoristique, il l’a exploitée dans ses travaux publicitaires, pour divers prospectus et calendriers d’entreprise où l’érotisme trouve largement sa place. Ainsi d’une suite de planches inédites, accumulées dans une de ses cavernes d’Ali Baba. Lui Lorsque j’ai travaillé à la préparation de ma sulfureuse exposition Pour adultes seulement – Quand les illustrateurs de jeunesse dessinent pour les grands, j’ai bien sûr sollicité Zaü qui m’a soutenue très amicalement tout le long de cette épreuve très médiatisée. Car cet illustrateur prolifique est un homme qui aime les femmes et qui sait leur rendre l’hommage pictural qu’elles méritent. Il m’a prêté de grandes planches avec des nus très sensuels, à l’encre noire généreusement étalée au pinceau, et des sérigraphies aux couleurs ardentes où les dames, légèrement vêtues, se dénudent avec une pudique lascivité. Nonobstant, nulle concupiscence dans ces silhouettes acéphales, d’une forte présence charnelle malgré leur anonymat. Un regard tendre, aimant, complice. Ces merveilles, quasi inconnues, s’accumulaient dans ses cartons jusqu’à ce que Zaü édite, en 2014, à compte d’auteur, le très beau florilège Dessinées, et que les éditions Bruno Doucey reprennent nombre d’entre elles dans le recueil Dessinées, visages de femmes, poèmes d’amour en 2018. *** Quel bonheur ce sera de voir Zaü exposé sous les élégants lambris de notre cher mij. Merci à lui, de sa confiance et de tous nos moments partagés dans ses ateliers que je ne puis évoquer tous dans le cadre étroit de ce catalogue. Ainsi eussé-je aimé remémorer la genèse de Te souviens-tu de Wei (HongFei cultures, 2016), née de notre connivence émue au cimetière de Nolette et de sa commisération d’humaniste convaincu devant le sort des travailleurs chinois de la Grande Guerre, et… sa baignade héroïque dans la Manche glacée après le colloque de Mers-les-Bains qui présentait ce livre. Que de souvenirs de nos préparations fiévreuses des nombreuses expositions et rencontres auxquelles il a infatigablement participé… Par son accueil généreux dans l’intimité de ses ateliers, il a soulevé un petit pan du voile qui couvre les arcanes de sa création.
Janine Kotwica
Avril 2023
Une exposition qui a eu lieu à Mij - Moulins
du 07/07/2023 au 18/11/2023