Extrait du catalogue
« Storie di Bambini, c’est moi ! »
« Madame Bovary, c’est moi ! », aurait affirmé Gustave Flaubert. Eh bien ! Letizia Galli, parlant de sa future exposition Storie di Bambini pourrait sans conteste l’imiter : parmi son abondante bibliographie, elle a choisi, pour cette tournée péninsulaire dans six superbes villes historiques, les originaux des personnages enfantins qui lui ressemblent le plus, qui empruntent les épisodes les plus significatifs de sa biographie, de son tempérament, de sa sensibilité, de ses angoisses, de sa culture, de son goût du plaisir et du bonheur…
Oui, elle peut le clamer : « Storie di Bambini, c’est moi ! »
Non, je ne mangerai pas ma soupe…
Pour écrire et illustrer les albums sélectionnés ici, elle a puisé abondamment aux sources de sa propre enfance.
Née à Florence, elle y vit ses jeunes années. Maladive, solitaire, rêveuse et imaginative, indisciplinée, curieuse de tout mais inadaptée à l’école, la petite Letizia passe de longues heures à dessiner dans des carnets que sa mère a un jour détruits sans ménagement. Elle est élevée à la dure et souffre de l’incompréhension de ses parents qui ne croient pas en son talent. Elle résiste aux rigueurs de cette pesante autorité, s’identifiant à Pinocchio, Alice, ou le Struwelpeter ces petits héros indomptables qui partagent avec elle l’ivresse de la transgression. C’est dans cette enfance rebelle, dans son propre tempérament libertaire, dans la tristesse de la solitude affective, que Letizia Galli a puisé la justesse psychologique et l’allant de tous les portraits de ses enfants imaginaires ici exposés, avec leur esprit de décision, leur indépendance bravache qui peut friser l’insolence, leur goût du combat et de la résistance aux oppressions de toutes sortes, leur volonté d’être heureux, envers et contre tout et tous.
Il lui ressemble, Igor, le petit mendiant moscovite qui illumine de sa vitalité et de ses espoirs les couloirs mortifères du métro de Moscou, ce gamin craquant d’optimisme qui suscita l’admiration des Romanov.
Elle lui ressemble, Agata Smeralda, supposée bâtarde d’une grande famille, qui trouve en elle les ressources qui lui permettront de choisir sa vie. L’émotion est présente dans le parcours initiatique de cette gamine abandonnée vêtue de fines dentelles, qui traverse les épreuves d’une enfance sans affection pour parvenir à l’émancipation et à l’amour du jeune homme de son choix. Letizia ne se confond-elle pas avec la Dame en rouge, somptueuse Madonna con i piccoli Innocenti de Domenico di Michelino, qui guide Agata dans le pays des contes ?
Il lui ressemble, le jeune Leonardo da Vinci, génial gaucher, anticonformiste et déluré, qui ne craint pas les joutes oratoires avec de doctes adultes que son culot fait rougir. Curieuse comme lui, et amoureuse du savoir, comme lui, Letizia ne se penche pas seulement sur son œuvre artistique, mais aussi sur ses travaux scientifiques, sur l’art éphémère des fêtes et sur son avenir car elle anticipe, malicieuse comme lui, la pyramide du Louvre qui accueillera sa Joconde.
Abdou, juvénile migrant noir né de ses voyages et de ses affinités caribéennes, lui ressemble, lui aussi, par son attirance vers les mystères des mondes parallèles et son envol vers des ailleurs de rêve réputés inaccessibles. Letizia fera deux versions de ce livre qui lui tient particulièrement à cœur.
Elle lui ressemble en partageant ses peurs, Dora, la petite mexicaine, perdue dans l’immense cirque de Las Vegas, qui revient victorieuse d’un voyage kafkaïen dans un monde de métamorphoses inquiétantes, de monstres improbables et de terreurs.
Elles lui ressemblent, Aïcha, Réhane et Salima, les trois fillettes ivoiriennes que Maryse Condé, la grande romancière guadeloupéenne, fait voyager avec leur mère sur le fleuve Niger. En grande partie autobiographique, le texte de Maryse manifeste son identification à la mère, mais les images de Letizia sont du côté des petites filles dont elle épouse les interrogations, le charme et la vivacité, et les affres de l’entrée dans l’adolescence, dans la lumière crue et les chaudes couleurs des paysages africains écrasés de soleil.
Oui, décidément, Storie di Bambini, c’est elle…
Florence, mon amour
Letizia a grandi à Florence, dessinant toujours et rêvant d’intégrer les Beaux-Arts. Elle combine pour trouver du matériel et suivre quelques cours de façon subreptice mais doit y renoncer sous la pression parentale. Son père eût aimé qu’elle fît des études de droit, mais pactise en lui proposant d’embrasser une carrière d’architecte. Elle lui démontre ses capacités en obtenant brillamment son diplôme mais, une fois qu’elle a fait ses preuves, elle quitte très vite ce métier pour s’adonner, enfin, à sa vocation d’artiste.
C’est pourtant à cette formation en architecture qu’elle devra son art des proportions, son aisance à occuper l’espace de la feuille, sa structuration élégante des décors, mais sans aucun académisme car elle les assaisonnera à la sauce Galli, poivrée de fantaisie : c’est avec un anticonformisme jubilatoire qu’elle dépeindra la rue, ses maisons anciennes et ses immeubles contemporains, ses monuments, ses églises, sa statuaire.
Florence, cette ville sublime, Letizia l’aime et elle revient y vivre après un quart de siècle passé en France. Elle en a fait le décor où grandissent trois de ses doubles charismatiques, Léonard de Vinci, Michel-Ange et la dernière née de sa progéniture de papier, Agata Smeralda.
Sur un texte de la scénariste Laura Fischetto, c’est, comme pour Leonardo, dès l’enfance qu’elle croque Michel-Ange, avec ses apprentissages tumultueux dans l’atelier du peintre Domenico Ghirlandaio. Et lui aussi, elle l’accompagne vers son futur glorieux, de ses extractions de marbre blanc dans les proches carrières ensoleillées de Carrare, jusqu’à l’édification de la monumentale nudité de son David que contempleront, éberlués, les Florentins.
C’est durant la Renaissance, dans le superbe Hôpital des Innocents, un des plus anciens orphelinats d’Europe, inauguré en 1419, complété, en 1445, par Franceso della Luna, conçu par Filippo Brunelleschi que Letizia situe l’histoire de Agata Smeralda qui emprunte son prénom à la première fillette qui, selon le manuscrit archivé, y fut déposée. Letizia saisit le pittoresque et la vitalité du quotidien turbulent de cet asile plein de bambins. Mais elle n’oublie pas qu’elle est architecte : elle intègre à sa palette le bistre austère de la pietra serena, elle bouscule avec désinvolture les arches à l’antique, les arcades des cloîtres, les colonnades aux chapiteaux corinthiens, fait basculer la symétrie du portique qui clôt la Piazza della Santissima Annunziata et remplace, sur la couverture de son livre, le nourrisson emmailloté des célèbres médaillons en terre cuite de Andrea Della Robbia par la silhouette de son héroïne.
Assurément, Letizia a mis beaucoup d’elle-même dans toutes ces histoires…
Je fais mon miel de toute chose…
Imprégnée de la lecture des textes fondateurs, Letizia a fourni des illustrations remarquables des textes bibliques et mythologiques. Pour cette exposition, elle a choisi de privilégier Hésiode, Homère et Ovide. Les dieux et héros y sont présentés, toujours, dans leur filiation, dépendants de leur héritage parental : ils demeurent à jamais les enfants de quelqu’un.
Italiennissime, Letizia a, bien évidemment, subi les influences picturales des grands maîtres italiens, admirant le pur Giotto et, plus que tout, Masaccio, son insolence, ses touches dynamiques et ses perspectives audacieuses. Mais son univers culturel ne se borne pas aux arts patrimoniaux de sa chère Italie. Elle est gourmande d’art contemporain, de cinéma, de musiques, et sa culture, éclectique, elle l’a transmise à ses enfants de papier qui sont autant de ses portraits crachés.
Sa dette envers l’avant-garde russe a été maintes fois soulignée : Malévitch, bien sûr, mais aussi Viktor Palmov et Alexandre Chevtchenko, ou les architectures de Alexandre Kouprine, et plus encore, pour ses idées plus que pour son graphisme, Pavel Filonov. C’est dans cet univers formel abstracto-narratif qu’évoluent Igor, Aïcha, Réhane et Salima, Leonardo et Michel-Angelo, et Abdou et Willie Moon.
Les provocations du pop-art l’inspirent. Pour évoquer Dora, elle use d’une illustration futuriste qui fait la part belle aux architectures agressives et aux néons violemment colorés d’une infernale ville nocturne, infiniment éloignée des cités-musées de la mère des arts et des lettres. Un discret hommage à ses chers Rosenquist et Rauschenberg, servi par des techniques élaborées et d’audacieux collages de matières.
Amoureuse de Fellini dont elle connaît merveilleusement la filmographie et goûte avec délectation l’étonnante œuvre graphique, Letizia illustre Le Rêve de Federico sur un texte de Monica Sangberg, avec un humour savant, bourré de citations picturales et cinématographiques (La Strada, Les Clowns, Amarcord, Et vogue le navire, La voix de la lune…). Elle a communiqué toute sa sensibilité à cet album poétique, émouvant et drôle à la fois, qui accompagna un hommage du Festival de Cannes au grand metteur en scène en 1994, au moment du décès de Giuletta Masina, un an après la disparition du Maestro. Pas de doute : ce Federico riche de promesses, il lui ressemble, lui aussi…
Letizia ne manque pas une occasion de rappeler qu’elle aime la musique, les musiques plutôt, toutes les musiques, et l’a prouvé en créant des affiches de concert et de bal, en se souvenant, dans quelques bandes dessinées, des décors d’opéra qu’on transportait sous ses fenêtres de petite fille éblouie ou en écrivant une chanson sur Agata Smeralda .
Même sa création graphique est musicale : avec sensualité, sa palette étendue joue désormais des accords et des dissonances et l’exubérante composition de ses pages se déhanche selon des mouvements syncopés.
Cette frénésie de la mélodie et de la danse, elle en a doté Fama, le copain facétieux des trois sœurs ivoiriennes, fou de rap, et José, autre héros d’un petit roman futuriste de Maryse Condé, grand amateur de reggae. Surtout, c’est à Willie Moon, fougueux rappeur du Rythme de la rue, qu’elle insuffle son infatigable énergie et son amour des airs et des rythmes gambilleurs. De son univers urbain aux constructions bousculées, elle sait déceler, sous les bruits apparents, les rocks et les raps qui balancent. Comme Xenakis, Letizia combine architecture et sons. Avec son Willie, on entend le Gerschwin du début de Manhattan ou de Un Américain à Paris, l’Edgard Varèse des Amériques, et le Charles Ives de Central Park in the Dark. Ah ! Qu’il lui ressemble, ce sémillant galopin de Willie Moon !
Oui, oui, n’en doutons pas, n’en doutons plus : Storie di Bambini, c’est bien notre très chère Letizia…
Janine Kotwica
Juillet 2016
Une exposition qui a eu lieu à Real caza Dell'Annunziata, Naples, Italie - Ospedale degli Innocenti, Florence, Italie - Pio Ospedale Santa Maria della Pieta, Venise, Italie -
du 20/11/2016 au 27/11/2017