© Gilles Bachelet, 2013
Extraits du catalogue
Après Jean-Charles Sarrazin, Sacha Poliakova et Emmanuelle Houdart, Gilles Bachelet est le quatrième illustrateur en résidence d’automne au Centre André François. Il est, en même temps, à Amiens, l’invité du CR2L. Pour cet artiste né à Saint Quentin en 1952, ces rencontres en Picardie sont une sorte de retour aux sources. Une exposition rétrospective d’un trimestre accompagne sa résidence margnotine et permettra de découvrir des aspects peu connus de sa création aussi amusante que séduisante.
Formé à l’École supérieure des Arts Décoratifs et professeur à l’École supérieure des Beaux-Arts de Cambrai, il commença une carrière dans la publicité et la presse avant de se lancer dans l’illustration de livres.
C’est en tant qu’auteur-illustrateur qu’il rencontra un succès fulgurant qui n’a cependant aucunement écorné sa sympathique modestie. Ses albums tendres et joyeux ont été traduits dans une vingtaine de pays et ont récolté de très nombreux prix.
C’est sous la paternité bienveillante de Norman Rockwell, de son Tatoueur, et surtout de son célèbre Triple Autoportrait, et de celle de notre parrain André François avec qui il partage l’amour des éléphants, le goût des auto-portraits et la fascination pour les tatouages, que Gilles Bachelet a créé notre savoureux visuel, bien dans l’esprit d’une œuvre qui allie culture, humour et joie de vivre.
Sans doute l’auteur-illustrateur actuel le plus drôle de l’Hexagone.
Les Années d’apprentissage
Gilles-Marie Bachelet est né à Saint Quentin le 5 septembre 1952. Sa famille reste peu de temps en Picardie et son enfance se déroule dans les Basses Pyrénées, à Oloron Sainte Marie.
C’est à Paris, au Lycée Henri IV, qu’il débute sa scolarité secondaire, avec deux ans d’avance qu’il va s’empresser de perdre. Très doué pour l’école buissonnière, il redouble sa sixième et c’est devant la menace du triplement que ses parents le placent en pension au Collège diocésain de Saint Lô, dirigé par des Oratoriens. Il y restera sept ans et garde paradoxalement de chaleureux souvenirs de ce séjour en internat normand.
Il rêvait d’être vétérinaire, et on trouve bien des traces de cette vocation avortée dans le bestiaire de son œuvre à venir. Son absence de dons pour les disciplines scientifiques et mathématiques le font changer d’orientation. C’est à cette époque qu’il découvre le bonheur de dessiner. Irréductible à tous les clichés, il n’a pas passé, comme la plupart de ses confrères, ses années d’enfances un crayon ou un pinceau à la main, même si son père est peintre et qu’il a toujours baigné dans un milieu d’artistes, croisant à la maison les maîtres du Trompe-l’œil moderne, Claude Yvel, Henri Cadiou et son fils Pierre Gilou.
De retour à Paris, baccalauréat littéraire en poche, il passe un an en Faculté d’Arts plastiques et y prépare son admission à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs où il sera inscrit en Communication visuelle.
Il a la chance d’avoir, comme professeur à l’ENSAD, Alain Le Foll. Ce grand artiste, illustrateur, affichiste, publicitaire, lithographe, mort trop jeune à l’âge de 49 ans, sort peu à peu de l’oubli, grâce, en particulier, à un Poche illustrateur publié récemment par Robert Delpire dont il fut, quelque temps, directeur artistique. C’est d’ailleurs Delpire qui édita les deux plus beaux livres d’Alain Le Foll, C’est le bouquet ! (1964) et Sinbad le Marin (1969).
L’influence de cet enseignant charismatique compta beaucoup pour Gilles Bachelet qui resta en relation avec lui et ne manqua pas de lui soumettre ses premiers travaux. Il se pencha sur eux avec amitié, mais s’il fut élogieux pour les contributions à la presse, il le fut beaucoup moins pour les premières illustrations publiées chez Hachette qu’il a trouvées plus convenues.
Nonobstant, Alain Le Foll lui a transmis, dit-il, « l’éthique du métier», et la fierté d’être illustrateur, la conviction que l’illustration n’est pas un sous-produit commercial mais un art à part entière, que l’on choisit d’exercer, loin de la frustration du mauvais peintre.
Un credo salutaire…
Après une parenthèse d’un an dans un bureau d’études à Téhéran, Gilles Bachelet a commencé à démarcher agences et maisons d’édition, avant la fin de sa scolarité. Son talent fut immédiatement reconnu et il fut tout de suite sollicité.
Et c’est ainsi que ce Prince de la désinvolture quitta les Arts Déco sans Peau d’âne.
Au commencement était la Presse…
La première couverture de magazine que Gilles Bachelet ait publiée, le fut par L’Expansion, et cela avant même la fin de sa scolarité à l’ENSAD. Elle sera suivie de nombreuses autres contributions à la presse, et pour adultes (Le Sauvage, L’Express, L’Expansion, Marie Claire, Lire, Science et vie, Cosmopolitan, Le Nouvel Obs, Marie France, Elle, Madame Figaro, Biba, Cent idées …), et pour enfants ou adolescents (Vingt Ans Magazine, Images Doc, Okapi, J’aime lire, Schtroumpf, Métal Hurlant, La Petite Abeille, Pomme d’api, Astrapi, Hibou, Coulicou, Pif … ).
Dès les débuts, en 1973, de ce supplément écologiste au Nouvel Observateur, il fut séduit par l’insolence et la pertinence de la réflexion d’Alain Hervé et de ses comparses du Sauvage et réalisa ainsi plusieurs couvertures pour cette publication. C’est là qu’il fit la connaissance de Daniel Maja, écologiste convaincu et compagnon de route des Sauvages qui, aujourd’hui encore, avec l’intelligence et la culture qui le caractérisent, reste très actif sur leur site. A l’époque, Daniel Maja était directeur artistique du magasin des Trois Quartiers et il fut le premier commanditaire de Gilles Bachelet dans la publicité, pour une grande affiche, exposée dans le métro, hélas ! introuvable aujourd’hui.
La vie est faite de rencontres. C’est chez Harlin Quist que Gilles Bachelet fit la connaissance du graphiste, illustrateur, éditeur et affichiste Patrick Couratin.
Ce sera le début d’une longue collaboration qui s’est vite transformée en connivence et en amitié. Il travailla, sous sa houlette anticonformiste et féconde, d’abord pour Harlin Quist, puis Crapule productions et Le Seuil Jeunesse, ainsi que pour Okapi dont Patrick Couratin fut directeur artistique de 1982 à 1993. Un Chien punk, exposé au Centre André François, peut donner une idée de la liberté de création accordée aux artistes dans ce périodique. Gilles réalisa aussi, pour Crapule fondé après la faillite d’Harlin Quist, quelques affiches culturelles, elles aussi perdues.
A cette époque, Gilles Bachelet avait proposé à Harlin Quist un projet sur les jardins qui aurait pu s’appeler Jardingues. Il n’a pas pu aboutir en raison de la faillite de la maison d’édition. Patrick Couratin l’a, en partie, publié dans Okapi.
Tous les livres conçus, écrits et illustrés par Gilles Bachelet ont été créés avec sa complicité attentive sauf Madame le Lapin blanc, paru en 2012, album qui lui est dédié : « Pour Patrick, à qui je dois tant ».
Bien émouvante, cette dédicace, quand on sait que Couratin, âgé de seulement 62 ans, est brutalement décédé d’un cancer le 29 janvier 2011.
Gilles Bachelet garde un excellent souvenir de certaines de ses contributions aux revues féminines, et pas seulement parce qu’elles étaient lucratives. Il s’est, en effet, beaucoup amusé de leurs sujets futiles, régimes amaigrissants et autres allergies, où, facétieux, il a pu donner libre cours à toute sa fantaisie.
Car dans la presse, il a abordé les genres les plus divers, des dessins humoristiques, où il excelle, aux créations fantasmagoriques, teintées de surréalisme, ainsi cette étonnante planche anatomique créée pour l’exposition, en 1988, du Cinquantième anniversaire de Spirou. Mais il a aussi réalisé des prestations documentaires précises, où il s’inspire doctement des planches naturalistes des grands savants d’autrefois et où il fait montre d’un authentique don de peintre animalier.
Une série, restée inédite, est consacrée aux sphinx. Il a représenté ces énigmatiques papillons dans des décors contemporains, réjouis de touches excentriques, guirlandes électriques, bonbon rose ou cornet de glace multicolore qui nous rappelle son album Ice Dream. Emboîtant le pas à Monsieur le Comte de Buffon à qui il voue une grande admiration, il a placé l’un de ces lépidoptères dans des ruines antiques, égyptiennes en l’occurrence : un clin d’œil pour initiés !
Une autre série, dessinée pour Schtroumpf, inventorie les animaux célèbres de l’Histoire et de la Littérature, des Oies du Capitole aux Éléphants d’Hannibal, ou du Moby Dick de Herman Melville au Lion de Joseph Kessel.
Gilles Bachelet a toujours coquettement marivaudé avec Dame Culture.
Le Temps des frustrations
Gilles Bachelet renie les premiers livres qu’il a illustrés, et avec tellement de conviction qu’il refuse de les dédicacer ! Traumatisme développé à partir du jugement péremptoire d’Alain Le Foll ? Pas seulement, bien sûr. Lorsqu’on évoque le sujet avec lui, il exprime son insatisfaction devant ces éditions qu’il a illustrées sans en avoir écrit le texte ni conçu l’idée. Il est aussi trop sévère pour la qualité de sa prestation graphique, se souvenant de sa difficulté à gérer le temps, passant de longs moments sur une ou deux images – qui désormais trouvent seules grâce à ses yeux – au détriment des autres, parfois réalisées à la va-vite.
Si l’on considère les quatre petites nouvelles qu’il a alors illustrées, on ne peut qu’être surpris par une telle intransigeance et penser que, non seulement ces livres ne manquent pas d’intérêt, mais que les deux premiers mériteraient même d’être réédités.
Le tout premier, Drôle de samedi soir, publié chez Hachette en 1979 dans la collection Toboggan, est né de la plume alerte de Claude Klotz qui connaissait alors un confortable succès sous son pseudonyme tout neuf de Patrick Cauvin. Un compagnonnage textuel dont on n’a certes pas à rougir ! Si cet amusant petit polar se déroule à Long Island, c’est pour mieux parodier l’atmosphère de certains films noirs de série B et son illustration est un hommage, inconscient semble-t-il, à Robert Crumb et aux artistes du Push Pin Studio.
C’est encore du cinéma des Amériques que nous vient le second (Mon Bandit sur son Bourrin Borgne, Hachette, 1979), mais du monde du western, cette fois, avec un texte plein d’humour du romancier et scénariste Sid Fleischman traduit par le talentueux Paul Fournel. Une histoire adroitement ficelée – comme les paupiettes qu’affectionne Gilles Bachelet ! – servie par un texte bien assaisonné. La parenté dynamique des images avec l’underground new-yorkais est encore plus sensible ici, et on ne s’étonnera pas qu’Harlin Quist ait eu très vite envie d’introduire leur créateur dans son catalogue.
Deux petits livres toniques qui se dégustent avec un réel plaisir…
Les deux suivants comportent aussi quelques images bienvenues.
Malgré la référence explicite à Laurel et Hardy, on quitte les Amériques pour une Gringalie imaginaire avec La longue route des savants fous, texte déjanté de Marie-Raymond Farré (Hachette, 1980).
Gilles Bachelet reconnaît s’être régalé lors de la réalisation des grandes doubles pages fantastiques de Papa trop loin, conte musical où le chanteur Philippe Chatel « pousse la porte du rêve » (Nathan, 1990, collection Musistoire).
Avec Le Monde merveilleux des volcans (Hachette J, 1984 – Réponses aux « Dis, pourquoi ? » des 5-8 ans), Gilles Bachelet fait une petite incursion dans le livre documentaire, genre qu’il pratiquait d’ores et déjà dans la presse magazine. On chercherait en vain une fantaisie cachée dans un coin de ces images si ce n’est que ses volcans sont discrètement anthropomorphiques et quelque peu rigolards. L’illustrateur garde un bon souvenir de cet album car il lui a permis de rencontrer à deux reprises, chez eux en Alsace et à San Francisco, sept ans avant leur décès accidentel au Japon, les vulcanologues Maurice et Katia Krafft.
Un peu plus fantaisiste, son second album documentaire, Les Ordinateurs et les Robots (Hachette Jeunesse, 1987 – Réponses aux petits curieux, ) sur un texte du journaliste Jean-Jacques Greif qui connaîtra, plus tard, la notoriété grâce à ses romans pour la jeunesse, a vu sa parution quelque peu retardée. C’est ainsi que ses informations scientifiques étaient déjà obsolètes quand le livre a été publié.
Depuis ces premières expériences éditoriales d’illustrateur, Gilles Bachelet n’a plus que rarement imagé les textes des autres. Il a seulement, parfois, ponctué discrètement quelques livres de petits croquis enlevés, ainsi les quatre Carnets de poche du bien vivre, une bibliographie des Bibliothèques de la Ville de Paris et les deux versions d’un manuel de lexicologie irrévérencieuse de Jean-Loup Chiflet et Nathalie Kristy.
Des parenthèses anecdotiques dans une bibliographie qui ne comportera plus, désormais, que des albums qu’il aura entièrement conçus.
Bienvenue dans la cour des grands !
Ouvrages collectifs
La lecture de La Forêt des lilas, où Nicole Claveloux interprète avec son talent si novateur le texte de la Comtesse de Ségur, est, pour Gilles Bachelet, une révélation.
Les éblouissantes équivalences graphiques que l’illustratrice développe autour des mots de l’auteur lui ouvrent des horizons inespérés : on peut faire preuve d’audace aussi dans l’album de jeunesse.
Et c’est ainsi que, introduit par Nicole Claveloux, Gilles Bachelet pousse la porte des éditions Harlin Quist qui avaient publié cet album mémorable quelques années plus tôt, en 1970. De là sa longue amitié avec Patrick Couratin, leur graphiste, et une brève collaboration avec cette maison qui eut une si grande importance dans le paysage éditorial du livre de jeunesse des années septante.
Sa participation fut vite interrompue par la faillite et la fermeture des éditions pour reprendre, très brièvement encore, en 1998, quand Quist refit un bref retour dans le monde du livre deux ans avant son décès.
C’est ainsi que Gilles Bachelet a, en 1977, participé au Quatorzième dragon où quatorze artistes devaient illustrer un texte de James E. Seidelman adapté par Mona Richez. En fait, ils ne furent que douze en dehors de lui : Gilles eut la faveur de deux pages dans ce livre, mais la seconde, dans l’édition américaine, est signée du pseudonyme Tachebel, l’anagramme de Bachelet. Ses deux dragons ne feront peur à personne car ce sont des jouets, un puzzle pour l’un, un joujou mécanique pour l’autre, reconnaissable à son remontoir. Jösef Sumichrast, artiste américain d’origine tchèque, réalisa la couverture de l’album où des artistes du monde entier avaient la part belle, comme Tudor Banus venu de Hongrie, ou Joël Naprstek et Elwood H. Smith qui feront une brillante carrière aux Etats-Unis ou encore notre Nicollet, juste avant qu’il ne soit primé à Bologne pour son illustration de Mark Twain. Le générique est une pépinière de talents.
On retrouvera Gilles Bachelet et quelques-uns de ces artistes prometteurs, avec quelques autres encore, un an plus tard, dans Le plus clair de mon temps se passe à vos dépens sur un texte de Albert Cullum traduit par Mona Richez. Cette fois, couverture et page de titre sont créés par Tina Mercié, devenue depuis l’épouse de Patrick Couratin. Ce livre faisait écho à un album mythique conçu en 1971 par François Ruy-Vidal, Le Géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, oui toi, toi qui vois tout, toi qui peux tout, tu n’en as rien su. Gilles Bachelet, encore étudiant, n’avait pas participé à ce brûlot post-soixante-huitard qui épinglait les rigidités du système éducatif et exaltait les potentialités de l’enfance, mais de futurs très grands noms de l’illustration étaient au sommaire, Henri Galeron, Jacqueline Duhême, Michel Gay, Guy Billout, Mordillo, Claude Lapointe… Une version expurgée en fut republiée en 1978 et une autre, encore plus consensuelle, en 1998, sous le titre Le Géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t’en es pas aperçue. C’est à cette mouture que participa Gilles Bachelet : son image, qui fait référence au monde du cirque qui lui est si cher, est particulièrement percutante.
Il collabora aussi, et avec beaucoup de talent, à la magnifique aventure, initiée par Thierry Joor, devenu depuis directeur littéraire des éditions Delcourt, de Nous Tintin. Une brochette prestigieuse d’artistes s’est vu proposer, en 1987, par les éditions du Lion, la réalisation d’une couverture parodique de Tintin. Wim Wenders s’est fendu d’une courte préface, Keith Haring de la couverture, et une belle trentaine d’artistes ont proposé leurs projets. Une réussite exceptionnelle où on peut admirer les œuvres de Alberto Breccia, Nicole Claveloux, F’Murr, Steven Guarnaccia, Jacques de Loustal, Lorenzo Mattotti, Pascal Nottet, le futur Rascal, et même Ian Pollock ! Et comme, en ces temps lointains, Keith Haring ne faisait pas encore recette, sa superbe couverture a été cachée par une jaquette de Enki Bilal dont le nom était plus vendeur.
Il y eut encore une image, troublante, de Bachelet, reprise plus tard pour une affiche de la médiathèque de Saint Herblain, dans les quelque trois cents illustrations inédites de
Chacun son chat (Éditions Fantômes, 1987), aux côtés de félinophiles aussi célèbres que, en vrac, Alain Gauthier, Sempé, André François, Brad Holland, Kelek, Nicollet, Roman Cieslewicz, Muňoz, Altan, Moebius, Folon, Ronald Searle, Lionel Koechlin, Blachon, Topor, Ralph Steadman, Geluck, Siné … Beaucoup d’entre eux nous ont quittés depuis, et on voudrait pouvoir nommer tous ces artistes choisis avec discernement par le réalisateur Georges Lacroix pour ce remarquable opus coordonné par Jean Marc Pias, et citer aussi la préface de Remo Forlani, dramaturge et distingué catologue, ou encore les textes du journaliste Jean-Louis Hue, directeur du Magazine littéraire, une vieille connaissance du Sauvage. Que du beau monde… Miaou !
Le casting de Rêves de cabanes (Sarbacane, 2008) est lui aussi plein de promesses, et on peut souhaiter aux Beatrice Alemagna, Ronan Badel, Eric Battut, Cécile Gambini, Judith Gueyfier, Bernard Jeunet, Clotilde Perrin, Aurore Petit, Tom Shamp… la formidable notoriété acquise au fil des ans par les créateurs de Nous Tintin. Nonobstant, François David, heureusement inspiré, a brodé ses textes sur leurs images, et c’est la cabane maritime qui promène poétiquement notre Gilles Bachelet qui a décroché les honneurs de la couverture.
Pour l’anniversaire de ses 25 ans, en 2009, le Salon du Livre de jeunesse de Montreuil a organisé une exposition, Jubilo, dont Thierry Magnier a édité le catalogue sous le titre Cahier d’anniversaire. Ce projet s’était inspiré d’un album de Claude Ponti, Blaise et le château d’Anne Hiversère, paru à l’École des loisirs en 2004. Vingt cinq illustrateurs dont Géraldine Alibeu, Serge Bloch, Betty Bone, Nicole Claveloux, Claudine Desmarteau, Benoît Jacques, Martin Jarrie, Benjamin Lacombe, François Place, Rascal, François Roca… représentèrent une fête en composant leur liste d’invités. En hommage à un artiste qui avait illuminé son enfance, Gilles Bachelet a imaginé L’inauguration de la Salle polyvalente Benjamin Rabier à Castelnau-en-Périgord. Jubilatoire ! Une fête débridée où se mélangent tous les héros de la Bande dessinée d’enfance, Bécassine, Obélix, les Dalton et Lucky Luke, un Schtroumpf, les Dupondt, le Marsupilami, Mickey, Milou, Superman…, reconnaissables à leurs seuls costume et silhouette car ils arborent tous la tête rubiconde de la Vache qui rit. Assis à terre parmi les ballons et serpentins, le petit Gilles, imperturbable, lit sagement Gédéon…
Dans tous ces ouvrages collectifs, Bachelet a côtoyé le meilleur des arts graphiques :
dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es…
Livres sans texte
Patrick Couratin, dans son agence Crapule productions, a édité deux albums de Gilles Bachelet, tous deux sans texte car, en ce temps-là, alors qu’il avait peu de plaisir à illustrer les textes des autres, il n’avait pas encore franchi le seuil de l’écriture.
Le premier fut, en 1984, Ice Dream, une fantaisie déjantée, synthèse du marabout-bout de ficelle graphique et de la randonnée classique revisitée par un hurluberlu foldingue. Les planches de ce grand album furent mises en couleurs vives, très pop-art, par Anne Delobel qui, alors compagne de Tardi, coloriait aussi les planches d’Adèle Blanc-Sec. Une version un peu différente d’Ice Dream avait été proposée à l’École des loisirs qui avait invoqué l’absence de texte pour la refuser. Le livre fut repris par Harlin Quist en 1998, peu de temps avant son décès, dans une collection de petits formats avec fenêtre. Cette fois, Gilles Bachelet coloriera lui-même ses dessins à l’aquarelle, sa technique de prédilection, qui adoucit considérablement les ambiances.
Comme son nom l’indique, c’est un rêve, et, comme tous les rêves, il est difficile à raconter. Il nous narre les impossibles tribulations d’une coupe de glace devenue cornet qui se dérobe au gentleman (un magicien?) en habit excentrique qui essaie vainement de l’atteindre. Tout est incongru dans cette histoire, l’argument, d’abord, mais aussi toutes les rencontres farfelues et les métamorphoses improbables de la friandise en goguette. On s’y heurte à certains personnages qui prendront une grande place dans l’œuvre à venir de leur démiurge, autruche ou escargots par exemple, et on s’amuse des incroyables transformations du cornet d’ice cream, en gant de boxe, crocodile rose et, au terme d’un invraisemblable périple, à cause de leur ressemblance formelle, en torche de la Statue de la Liberté. L’apothéose du magnifique envol en montgolfière se clôt par un cruel retour au point de départ. Une surréaliste apologie de l’absurde.
Gilles Bachelet aime réintroduire dans ses pages des clins d’œil complices à ses livres et à leurs héros. Les cornets de glaces, qui constellent l’habit du gourmand désappointé, on les retrouvait flottant joyeusement dans ses planches inédites de sphinx.
Deux ans après Ice Dream, Crapule a édité Hôtel des voyageurs qui sera repris au Seuil, en 2005, avec une typographie qui introduit un jeu de mots, Hôtel des Voyageurs.
Cette plaisanterie paronyme avait été proposée à Couratin lors de la première édition du livre mais il l’avait refusée. Gilles a été plus adroit vingt ans après, en lui faisant croire que c’était lui qui en avait eu l’idée : une tactique indispensable à l’harmonie des vieux couples !
Gilles Bachelet nous livre une comédie érotique et chaste à la fois où, suivant pas à pas les préceptes dramaturgiques d’Aristote et de l’Abbé d’Aubignac, il respecte scrupuleusement la règle classique des trois unités.
Lieu : représentée toujours sous le même angle, face au lit, une chambre d’hôtel, provincial sans doute, modeste, en tous cas, avec son lavabo à demi caché par un rideau. Temps : la durée d’une nuit, noire derrière la fenêtre tout au long du récit, et éclairée des lueurs de l’aube dans le dernier tableau.
Action : une séquence de mélangisme débridé qui met en scène moultes oreillers, édredons, traversins et autres polochons quelque peu anthropomorphes, évoquant les anatomies de façon suggestive et distanciée à la fois. Le lecteur-voyeur assiste à leur entrée dans la chambre, leur excitation progressive, l’apogée de l’embrasement sensuel dans un désordre indescriptible, et, enfin, leur sortie. Ne reste alors de cette débauche emplumée qu’un petit duvet qui volette.
Et Gilles Bachelet, qui ponctuera tous ses livres de savoureux auto-portraits, s’est gentiment représenté en un timide petit polochon rayé, qui arrive en retard à la fête, semble n’y rien comprendre, et n’exulte que sur le tard, quand tous ses comparses quittent le champ de bataille.
Une prouesse graphique subtile et drôle à la fois.
Traditionnel clin d’œil, on retrouvera traversins enrubannés et oreillers à volants dans sa contribution à Nous Tintin.
On apprend décidément de drôles de choses chez les Pères Oratoriens de Saint Lô !
Secrets d’Histoire
Dans son enfance, Gilles Bachelet, qui habitait ce quartier, a beaucoup fréquenté le Museum d’Histoire naturelle qui est devenu, dit-il, « son terrain de jeux ». Il était fasciné par l’atmosphère de ce « musée poussiéreux, plein d’animaux empaillés qui perdaient leur paille ». De là son intérêt affectueux pour Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, dont la riche personnalité l’a intrigué.
L’idée de départ du Singe à Buffon était que le savant recevait un jour un singe dans une caisse. Le singe, au contact des hommes, prenait toutes les tares des humains, et, en particulier, devenait alcoolique. C’était le sujet principal de l’album en projet et la couverture publiée reprendra cette idée. Cette histoire a longtemps sommeillé dans un tiroir, et n’en est ressortie qu’en 2002, lors de l’association de Couratin avec Le Seuil Jeunesse. A ce moment, Gilles Bachelet est embauché comme professeur à l’École supérieure des Beaux-Arts de Cambrai et la promesse d’un salaire régulier lui permet de se dégager des commandes contraignantes de la presse pour s’adonner enfin à la création d’œuvres personnelles.
Entre temps, son argument initial avait évolué. En effet, son fils, Arthur, à qui l’album sera dédié, était né. Papa tout neuf, Gilles Bachelet considérait, avec un tendre étonnement, le comportement inattendu et les bêtises déconcertantes de ce petit individu frais éclos. Il a alors refait les images dans un style différent, et, enfin, pour la première fois, il a écrit son texte, simple et efficace, introduisant une pertinente, et souvent très drôle, complémentarité entre les mots et les images. Le titre a été calligraphié avec une élégante police de caractère réalisée d’après l’écriture de Cézanne. Il a emprunté à son cher Benjamin Rabier, talentueux illustrateur du Comte de Buffon, la silhouette du singe, mais aussi l’alternance de grandes images en pleine page et de séquences successives, en bande dessinée : une mise en page qui sera récurrente dans ses albums à venir.
Grand admirateur de Gabrielle Vincent et de son trait d’une souveraine liberté, il s’est essayé à un dessin plus spontané en se libérant, en partie du moins, de son perfectionnisme qui amidonnait quelque peu ses créations. Influencé par la BD de Pilote, de Gotlib en particulier, il s’est montré très doué pour saisir le mouvement, parfois endiablé, de son héros quadrumane. Et on sent à quel point, dans ce livre, il s’est fait plaisir, en particulier dans certains détails, comme la présence anachronique d’une machine à laver ou l’initiale de Buffon sur le pot de chambre en porcelaine. Faire d’une scène scatologique une pause raffinée, voilà qui peut justifier, du moins en partie, que l’éminente Société des Gens de Lettres ait gratifié cet album de son Grand Prix Jeunesse.
Autre chouchou de l’élite intellectuelle française, son Champignon Bonaparte. Ce chef d’œuvre d’intelligence, de culture, de drôlerie, de virtuosité et d’inventivité graphiques, a séduit d’éminents historiens dès sa parution en 2005.
A son origine, une conversation avec Patrick Couratin qui, après avoir vu Le Souper de Jean-Claude Brisville au théâtre, lui avait suggéré de réécrire l’épopée napoléonienne en remplaçant les humains par des animaux. Et il est vrai que le procédé avait donné de superbes réussites dans le passé, comme La Bête est morte où Calvo avait génialement réécrit l’histoire de la seconde guerre mondiale. C’est finalement la forme du bicorne de l’Empereur qui a fait germer l’idée, très originale, de remplacer tous les protagonistes de ce pan d’histoire par des champignons. De quoi damer le pion à tous les dessinateurs inspirés par le Petit Caporal, Charlet, Raffet et Job en tête !
Gilles Bachelet s’est beaucoup documenté pour écrire et illustrer cet album, accordant un soin particulier à la reproduction des costumes, uniformes et toilettes, mais aussi à celle des champignons : on reconnaît sans peine morilles et girolles, cèpes et coprins chevelus, amanites tue-mouche et laccaires améthyste… Il a en outre parodié, avec une impertinence jubilatoire, la grande et noble peinture d’histoire, La Bataille des Pyramides du général Louis-François Lejeune, Le Sacre de Napoléon de Jacques-Louis David ou La Défaite de Porus de François-Louis-Joseph Watteau. Il a inventé une enfance au futur empereur, courroucée et tyrannique, annonciatrice des orages à venir. Ses colères l’ont tellement inspiré qu’il les a déclinées dans une amusante série de gravures à l’eau-forte.
Letizia, en mère attentive, promène son fils, occasions, pour l’illustrateur, de nous croquer une splendide visite de musée et trois savoureuses scènes de cirque : on se rappellera alors que Gilles Bachelet avait suivi, durant deux ans, les enseignements d’Annie Fratellini dans sa célèbre école.
Bruno Foucard, directeur de la Bibliothèque Marmottan spécialisée dans le Premier Empire, séduit par l’humour de cet album qui venait de lui être offert, a téléphoné à Gilles Bachelet afin de présenter les originaux du livre dans son prestigieux établissement.
Pour cette exposition qui eut lieu en 2006, Gilles Bachelet, s’inspirant d’une œuvre peu connue de Jean-Henri Cless conservée au Carnavalet, a réalisé à l’aquarelle, durant trois mois, une fresque de 3 m sur 14, représentant l’atelier de David pendant l’exécution du Sacre de l’Empereur. Cette immense peinture, plus grande que Les Batailles d’Alexandre de Lebrun (12,64m), que Le Sacre de David (9,71m) ou Le Radeau de la Méduse de Géricault (7,16m) est demeurée sur les murs de la Bibliothèque après la fin de l’exposition pour laquelle le conservateur avait fait venir, depuis différents musées, les toiles que Gilles avait plagiées dans son album.
Préfacé par Jean-Pierre Fourcade, un somptueux catalogue, dont Couratin avait soigné la maquette, a été édité, avec des commentaires savamment élogieux de spécialistes de l’épopée napoléonienne comme Jean Tulard, Jean-Marie Granier et Bruno Foucard.
En plus de Boulogne-Billancourt, Champignon Bonaparte a été exposé à Ajaccio au cours de la Semaine napoléonienne de 2012, et deux fois à Rueil-Malmaison chez l’Impératrice Joséphine.
Choyé des Muses et couronné de lauriers par Clio : des honneurs bien mérités…
Un chat, ça trompe énormément !
Gilles Bachelet, qui avait, en félinophile averti, participé, en 1987, à la somme de Chacun son chat, possède deux greffiers mignons, un roux tacheté, Bouillotte, et un noir, Réglisse, très bête, mais vraiment très très bête, qui, il y a presque dix ans, souffrait particulièrement d’embonpoint. L’invraisemblable comportement de ce gros chat imbécile fascinait son propriétaire qui prenait des notes en l’observant, s’étonnant de sa gestion très personnelle de la caisse à litière ou de son incapacité à atteindre ses croquettes dans leur emballage. C’est ainsi que naquit le texte de Mon Chat le plus bête du monde. Parallèlement, Gilles a toujours, comme nombre de ses confrères, noirci des carnets de dessins, et, en ce temps-là, particulièrement, de silhouettes d’éléphants, un animal cher aux auteurs de jeunesse et aux graphistes, des Walt Disney, André François et Brunhoff père et fils à David McKee, et à leurs héritiers, Benjamin Chaud et Dorothée de Monfreid.
Insatisfait par son premier projet mettant en scène son chat, il eut, un clair matin, une illumination : garder le texte qui décrit son chat et dessiner en regard un éléphant : Gilles a déjà prouvé qu’il se jouait habilement des relations entre texte et images, mais là, le décalage était particulièrement audacieux et prometteur. Tout excité, il décroche, dès potron-minet, son téléphone et soumet son idée à Couratin étonné et ravi : la connivence et la confiance entre l’artiste et l’éditeur sont bien précieuses !
L’album eut un succès considérable et était déjà en rupture de stock lorsque le Baobab lui fut attribué à Montreuil à l’automne 2004. Et les droits sont, à l’heure actuelle, vendus à une vingtaine de pays. En 2012, pour les 20 ans de la maison, Le Seuil Jeunesse en édita une version Collector, reliée toile et accompagnée d’un joyeux tiré à part.
Très inspiré par son sujet, Gilles avait créé des images en surnombre. Ainsi est né le projet d’adjoindre à ce premier album un bonus qui s’est vite transformé en livre. Quand mon chat était petit est paru en 2006 d’abord en petit format, raffiné avec sa reliure sous jaquette, puis en 2007 en grand album, de la taille du premier opus.
Comme dans Le Singe à Buffon très proche de ces aventures du Chat qui racontent aussi les tribulations d’une relation paternelle, le climat est débordant de tendresse indulgente. Les trouvailles graphiques fusent, là encore, avec une bonne humeur communicative et nous font entrer un peu plus loin dans l’intimité de l’artiste, très présent dans les images avec sa robe de chambre vieillotte et ses charentaises ringardes. Et là encore, pour ce second titre, le succès fut au rendez-vous, même s’il fut moins spectaculaire que pour le premier.
Alors, en 2009, Gilles Bachelet récidive et transporte son félin pachydermique à la campagne, en lui faisant vivre « le miracle de l’amour » avec une fiancée très féline et pas du tout pachydermique. Les gags sont nombreux et le décor rustique augmente leur poésie surréaliste. Le livre est encore généreusement truffé de détails intimes et de clins d’œil adressés à ses amis, piochés dans sa vie personnelle ou dans son œuvre comme l’autruche ou le doudou-carotte qui, ici, roucoule avec une carotte du jardin.
Dans l’ensemble de la Trilogie du chat et, d’ailleurs, dans toute l’œuvre de cet artiste très cultivé, les références littéraires et picturales, détournées avec une irrévérence facétieuse, ne manquent pas. On y croise Botticelli, Manet et Monet, Van Gogh et Millet, Matisse et Picasso, Cézanne et Fernand Léger, Chagall, Chirico et Kandinsky… Et, dans l’inventaire des titres de livres dont l’auteur nous affirme mordicus qu’ ils ne verront pas le jour, on reconnaît même, à côté de radieuses autoréférences, la tombe amiénoise de Jules Verne : la saga se clôt sur une éblouissante pirouette…
Un livre drôle, intelligent et chaleureux, dédié à sa Maman Geneviève et son Papa Gérard. Quelle chance ils ont, ces parents-là, d’avoir un fils aussi gentil et aussi rigolo !
Lectures d’enfance
Revisiter les contes traditionnels qui ont alimenté leurs rêves d’enfants est un projet qui titille grandement les auteurs et illustrateurs, et pas seulement ceux qui s’adressent au jeune âge. Pour Gilles, c’est Boucle d’Or et les trois ours qui lui trottait dans la tête depuis belle lurette, mais sans trouver la recette qui l’accommoderait à la sauce Bachelet. En quête d’inspiration, il s’est installé dans l’antre de son ami Couratin, s’obligeant à des horaires de bureau, pour quelques semaines… qui ont duré sept ans. Et un jour, dans ce lieu habité des Muses et protégé des tentations extérieures, l’idée a jailli de remplacer les héros des contes par des autruches, prouvant, s’il en était encore besoin, qu’il est un virtuose de la substitution. L’aventure de Il n’y a pas d’autruches dans les contes de fées (2008) l’a bigrement amusé. Certes, il avait souvent dessiné des autruches, et quelques années plus tard, elles envahiront ses pages Facebook. Mais là, prêter cette silhouette disgracieuse, dont il a accentué les aspects grotesques et ridicules, à des princesses qui font rêver comme La Belle au Bois Dormant, Cendrillon ou Peau d’âne, à des héroïnes au destin tragique comme La Petite fille aux allumettes ou Le Petit Chaperon rouge, à des jeunes gens nobles ou courageux comme Riquet à la Houppe, Le Joueur de flûte de Hamelin ou Le Vaillant petit tailleur, cela relève du sacrilège. Est-ce la raison pour laquelle ce livre au sujet pourtant universel n’a suscité aucun désir de traduction ?
Au demeurant, l’ensemble, graphiquement très abouti, est d’une gaillardise joviale et provocatrice, irrésistiblement drôle. Et on y retrouve avec bonheur les clins d’œil complices, si réjouissants pour ses thuriféraires, comme l’inévitable carotte ou la présence obsédante des champignons.
Un autre grand classique du livre d’enfance, Alice au Pays des merveilles, tente inévitablement, comme un défi, les graphistes de tout poil, les John Tenniel et Arthur Rackam, Peter Newell et Salvador Dali, Alain Gauthier et Ralph Steadman. Anthony Browne et Rebecca Dautremer, Mervyn Peake et Tove Jansson, Barry Moser et Nicole Claveloux, Anne Herbauts et Helen Oxenbury … Mais Gilles Bachelet souffre d’un handicap bien gênant : il ne sait pas dessiner les petites filles, du moins c’est ce qu’il prétend. Heureusement, là encore, les fleurs de l’imagination, chères à André François, ont jailli de son crâne fécond. Il a choisi un animal essentiel et énigmatique, le Lapin blanc, celui par qui tout arrive, et il lui a inventé une famille. Sympathique idée quand on sait que Gilles s’identifie volontiers aux lapins, et éprouve pour eux une vive tendresse. Ainsi a-t-il pu faire vivre cette remuante tribu, dressant les pittoresques portraits d’une adolescente coquette et indécise, d’un bébé braillard, d’un gamin aux émois précoces ou de deux jumeaux particulièrement inventifs avec leurs pots de chambre, vases décidément très inspirants pour notre artiste. Ce monde remuant se nourrit évidemment des chères carottes dont les recettes sont savoureusement détaillées sur une double page avec une époustouflante créativité graphique.
Gilles Bachelet a su en outre, avec beaucoup de subtilité, réintroduire, dans ses images, tous les protagonistes du récit carollien, dont le Dodo et la Reine de cœur, le Chapelier fou et Humpty Dumpty, les Flamands roses et le Chat de Cheshire… Mais surtout, en narratologue avisé, il a raconté cette histoire du point de vue de l’épouse du connil à la montre, Madame le Lapin blanc, qui épanche ses états d’âme dans son journal.
Nous voici donc en présence d’un récit attendrissant, discrètement féministe, embrassant avec sensibilité les émois, les soucis, les déceptions d’une mère de famille débordée par son envahissante progéniture et délaissée par un mari égoïste et fêtard. Cette bluette pleine d’humour lui a valu, pour la seconde fois, en 2012, les honneurs suprêmes au Salon de Montreuil. Note personnelle : le livre est dédié à « Mireille dont j’ai parfois oublié l’anniversaire ». Charmante manière de se faire pardonner…
Réjouissons-nous : l’étourdi a, cette année encore, oublié son anniversaire.
Alors, pour se faire absoudre à nouveau, il faudra bien qu’il lui offre, pour notre plus grand contentement, un autre merveilleux livre…
Facebookus addictus
S’il est une espèce d’hominidés que Buffon n’a pas pu étudier, et pour cause, c’est celle des Facebooki addicti. Il en existe de plusieurs sortes, dont le Facebookus addictus ignorantus vulgaris, ennuyeux et sans intérêt, et une sous catégorie savante, rare et passionnante à observer, le Facebookus addictus doctus humoristicus exemplaris, dont Gilles Bachelet est un magnifique spécimen.
Sa dépendance à Facebook a commencé en novembre 2012. Depuis, c’est devenu une activité intellectuelle et artistique à part entière au point qu’on se demande quand il prendra le temps de nous concocter un nouvel album. Avec une générosité à nulle autre pareille, récompensé d’une multitude de « J’aime », il fait bénéficier ses correspondants, ravis, d’élucubrations graphiques drôles et intelligentes, empreintes de sa culture littéraire et artistique. Il donne à respirer un air du temps purifié par l’humour et entraîne ses
« amis » dans ses pérégrinations diverses d’hôpital en salon et librairie avec, omniprésentes, ses sacro-saintes séances de signature.
Si on retrouve, sur son « mur », à côté de ses chats bien vivants, les lapins, éléphants et autruches de ses livres, on y fréquente beaucoup Kevin et Humphrey, un couple d’escargots dont on suit, au jour le jour, les troublantes amours au son de la Javanaise de Gainsbourg. En effet, ils ont des comportements anthropomorphes, mais leur géniteur se joue de leur hermaphrodisme et des ambiguïtés sexuelles qu’il suppose avec le sel particulier que donne à leur aventure l’actualité du mariage gay. Une joyeuse satire de la vie conjugale qui mériterait grandement d’être éditée comme le fut, en son temps, la saga que Ronald Searle, lui aussi grand amateur d’escargots, avait griffée avec tant de talent.
Après les gastéropodes, ce sont les … paupiettes dont les « amis » voyeurs découvrent, au quotidien, les amours interlopes.
Un salon à Mers les Bains provoque des joyeusetés maritimes, un séjour à Albi convoque Toulouse-Lautruche et les danseuses du Moulin rouge, et un passage à Montauban transforme l’odalisque de Ingres en mollusque à coquille. Jouant sur la parenté phonique, la Laitière de Vermeer porte un masque d’Elmer, tandis qu’on se moque de l’engouement pour Jeff Koons. Quant aux romans de Marc Levy, ils passent à la poubelle… ou sont, au sens propre, dévorés.
La pauvre Hello Kitty, avec son inséparable petit nœud rose, est poursuivie d’une vindicte inépuisable, croisant le dodo de Lewis Carroll, la Vache qui rit du cher Benjamin Rabier, les calligraphies de Ben, les animaux des albums de Gilles Bachelet, et bien d’autres célébrités de la littérature de jeunesse. Ces derniers sont une féconde source d’inspiration, particulièrement iconoclaste : Bécassine fait cuire le petit poisson Arc en ciel, l’écrivain Jojo Lapin est grugé par Trois Brigands éditeurs, les Pingouins de Joëlle Jolivet sont couchés dans une boîte à sardines, Pomelo, Elmer et Babar peaufinent costumes et maquillage, le Grand Méchant Loup voit son estomac radiographié, Blaise, le poussin masqué de Claude Ponti, s’allonge sur le divan d’un psychanalyste, et tous les éléphants du livre d’enfance comparent leurs queues à l’exception de Babar dont on ignore, pantalon oblige, s’il porte à gauche ou à droite !
Une impertinence infatigable qui n’épargne personne, pas même la Petite sirène dont la queue de poisson est transformée en rectangle pané.
Oui, vraiment, le Facebookus addictus doctus humoristicus exemplaris eût mérité quelques planches dans l’Histoire naturelle du Pline de Montbard !
Un atelier au septième ciel
L’ascenseur qui emmène au septième étage est si petit qu’il faut entrer les cartons à dessins de biais, mais quelle vue de là-haut sous le brûlant soleil de juillet !
Quand on connaît les albums de Gilles Bachelet, on n’est pas dépaysé : la vie et l’œuvre se confondent en une troublante osmose. Le Chat le plus bête du monde lézarde sur le sol tout chaud, avec un pelage diaboliquement noir qui messied cependant à sa réputation de sottise débonnaire. La surprise, c’est qu’il a un compagnon blanc tacheté de roux, un mal-aimé, sûrement, car on ne se souvient pas l’avoir vu dans les livres mais seulement sur Facebook où il fait une discrète apparition.
A moins qu’il n’ait inspiré la fiancée de Mon Chat….
L’Éléphant est là, lui aussi, en robuste bois massif, immobile sous l’escalier. Et il a laissé l’imposante empreinte de sa patte, creusée à l’eau-forte, sur une plaque de cuivre accrochée près de la fenêtre.
Le Lapin blanc est confortablement juché sur le bureau, à côté de joyeuses assiettes en carton qui servent de palettes, et d’une trousse d’écolier en tissu en forme de … carotte. Quelle fervente admiratrice a cousu cet objet incongru, orange et vert, débordant de crayons et d’humour poétique ? Les carottes, en fait, ne manquent pas : il y en a deux, rutilantes, en bien joli plastique-tique-tique, fixées sur le panneau pense-bête au-dessus d’un accordéon dont Gilles a refusé, hélas ! de jouer.
Champignon Bonaparte a héroïquement conquis un grand mur dans le couloir sur un superbe kakemono hérité de la Bibliothèque Marmottan.
Déception : on a eu beau fureter et écarquiller des yeux indiscrets, on ne voit nulle part la fameuse robe de chambre. Gilles affirme qu’elle n’existe pas mais on a vraiment, mais vraiment, du mal à le croire.
Petit moment de tendresse émue en découvrant, épinglé sur ce même panneau, le faire-part de naissance de Gilles-Marie accolé à trois délicieuses photos de bébé. Le petit impoli a, sur l’une d’elles, le doigt dans le nez, mais l’œil malicieux est là, déjà, et la houppette tintinesque de ses blonds cheveux est roulée en une bien coquette crolle bouclée. Ah ! Le bel enfant ! Et comme il ressemble à son adorable fils, souriant et rêveur, dont le portrait trône près de celui du papa.
Les vedettes de Facebook sont présentes aussi. La très chère Hello Kitty qui a une proximité bien intime avec le propriétaire des lieux puisque elle est déclinée ici en mouchoirs en papier et … en papier toilette. Quant aux escargots, ils sont gravés sur des plaques de cuivre suspendues au mur.
Et partout des affiches d’exposition, et des tiroirs ou de vastes cartons pleins d’œuvres inconnues, dessins de presse ou créations de jeunesse, de gravures subtiles que Gilles Bachelet nous prête généreusement. De stimulantes découvertes qui vont gagner les cimaises et les vitrines du Centre André François.
On quittera à regret ce grenier des merveilles, les bras chargés d’une copieuse part de ses trésors, en se demandant, perplexe, si, comme Alice, on n’émerge pas d’un monde rêvé …
Une exposition qui a eu lieu à Centre André François, Margny-lès-Compiègne
du 05/10/2013 au 11/01/2014