Dessins rescapés de l'incendie
© Succession André François, 2011
Extrais du catalogue
L’invention de Grisy
Né à Timisoara en 1915 (actuelle Roumanie), Andrei Farkas a fait un bref apprentissage aux Beaux-Arts de Budapest avant de rejoindre, à Paris, l’atelier de Cassandre. L’élève, merveilleusement doué, vole très vite de ses propres ailes.
Il épouse Margaret Edmunds et traverse la guerre tant bien que mal, réfugié dans le midi.
Au cours de l’été 1945, celui qui, naturalisé, était devenu André François, pédalait allègrement sur une petite route du Vexin. Il y croise fortuitement un jeune instituteur. Tous deux sympathisent et s’extasient de concert sur le charme agreste du paysage. Ce cycliste providentiel indique à sa toute nouvelle connaissance l’occasion d’une petite maison rurale à louer dans un village des environs.
Et c’est ainsi qu’André François, sa très british épouse et leurs deux enfants, Pierre et Katherine, vont s’installer à l’adresse du 16 rue Robert Machy devenue mythique dans le monde des arts graphiques. Lorsque, en 1954, la maison est mise en vente, le couple l’achète et tous deux l’occuperont jusqu’à la fin de leurs existences.
Grisy-les-Plâtres, où l’accueil du couple est exceptionnellment généreux, exercera une attraction irrépressible sur les illustrateurs de trois générations venus écouter les conseils du Maître, goûter la tarte aux pommes à la cannelle de son épouse et admirer les peintures en trompe-l’œil dont André a revêtu les murs.
André et Marguerite sont enterrés dans le rustique cimetière du village.
D’un atelier à l’autre
André François installe un atelier sous les combles de la maison et y travaillera jusqu’en 1973, année durant laquelle il déménage dans un nouvel espace construit, dans le jardin, sur les plans de son fils Pierre devenu architecte. Le permis de construire, rédigé le 10 octobre, déposé le
7 novembre 1971 et obtenu le 25 janvier 1972, annonce un « atelier d ‘artiste » à la confortable surface de 140 m². Adossé à un vieux mur de pierres doublé d’un mur neuf, il est légèrement enterré et on y accède par un escalier. Haut de plus de 5 mètres, il est éclairé par une grande verrière de verre sécurit et se niche au fond d’un verger rustique abondamment fleuri.
On ne s’étonnera pas que les Muses se soient vite réfugiées dans ce havre bucolique et n’aient jamais fait mine de s’en évader.
La halle aux trésors
André François fut sculpteur, peintre et décorateur de théâtre. Il a toujours pratiqué les mélanges de matériaux et les collages les plus incongrus. Il fut, bien avant que ce n’en soit la mode, un récupérateur génial. Il a donc pu, sans limites, stocker, dans ce lieu spacieux, tous les objets, toutes les matières, tous les supports, et les insectes, et les fleurs séchées, et les galets, et les bois flottés, et les morceaux de tôle, et la vaisselle cassée… qu’il assemblera au gré de son inspiration vagabonde, pour les magnifier dans des créations drôles, mélancoliques, grinçantes, lumineuses, chastes ou érotiques…
Il n’aimait pas vendre, incapable de couper le cordon ombilical de ses créatures, et accumulait ses oeuvres dont certaines étaient monumentales, comme son célèbre
auto-portrait en abyme de près de 2,50 m de large.
Il fut aussi affichiste et graveur, et il pourra garder ainsi de hautes piles de ses estampes et affiches, publicitaires ou culturelles, images fulgurantes de pertinence et de vigueur graphique qui lui ont acquis une célébrité planétaire.
Il fut illustrateur et dessinateur de presse et il conservera des exemplaires de tous ses livres, avec leurs nombreuses traductions et, bien sûr, leurs originaux. Il accumule aussi toutes sortes d’archives, sa vaste correspondance, et aussi les montagnes des journaux et revues (New Yorker, Vogue, Femina, Action, Fortune, Nouvel Obs, Le Monde, Télérama, Punch, Lilliput, Champ d’écoute, Neuf…) auxquels il a participé, par des dessins satiriques ou farfelus, pleins d’humour tendre ou ravageur et par des couvertures percutantes ou poétiques qui ont fait date dans l’histoire de la presse..
Ce gigantesque capharnaüm a fortement impressionné les visiteurs qui entraient avec dévotion dans ce temple où s’amoncelait la mémoire de toute une vie entèrement vouée aux arts. On ne peut s’en faire, hélas! qu’une vague idée par les photos et les films qui ont été tournés dans ce que, faute de mieux, on qualifiait de caverne d’Ali Baba. Un cliché, certes, mais on a peine à trouver un mot à la hauteur du lieu.
L’infernale tragédie
Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2002, les voisins, Martine Meunier et Gérard Loison, réveillent André et Marguerite: l’atelier est en flammes! On ne trouvera aucune explication à ce drame épouvantable.
Toute une vie a été dévorée dans l’enfer d’une nuit.
Les lances à eau des pompiers vont parachever la violence destructrice du feu.
Horrible victoire des éléments naturels sur l’art…
Bouleversé, André est hospitalisé. La famille, les amis accourus, sont partagés entre chagrin et révolte.
Des messages de sympathie affluent de toute la planète.
Les enfants et petits-enfants seront, dans les semaines qui suivent, d’un immense soutien.
Le sauvetage
Lorsque revient le printemps, j’ai vu André et Marguerite aidés de leurs fille Katherine, débâcher les décombres et
faire sécher au soleil ce qui peut être sauvé, les piles de dessins, d’estampes et d’affiches.
Ils stockeront ensuite ces reliques de papier dans « la petite maison » au fond du jardin.
Quelques papiers marouflés sur carton se sont gondolés sous l’action de l’eau, mais ont plutôt bien résisté.
Les affiches offset récupérées sont en piteux état, de même que les dessins et esquisses sur papier calque, mais quelques estampes sur papier d’Arches et de nombreux dessins sur Canson ont été miraculeusement préservés. Certes, les flammes ont mordu, parfois violemment, leur pourtour, cernant les dessins d’une auréole brune irrégulière, cadre tragique, à la poignante fragilité, qui s’effrite en noircissant les doigts, mais elles ont la plupart du temps respecté le sujet,. rendant les oeuvres encore plus émouvantes.
Les peintures et sculptures, souvent emballées dans du papier à bulles, ont été irrémédiablement détruites.
André recueille religieusement, dans de petits paniers d’osier, des ferrailles tordues, des bouts de plomb fondu, des morceaux de bois à demi calcinés ramassés au milieu des ruines et des braises refroidies.
Et la vie reprend son cours.
Renaissance
Comme l’oiseau fabuleux chanté par Hésiode et Ovide, l’artiste va renaître de ses cendres.
Il s’est réinstallé dans son ancien atelier et conjure le malheur en se remettant à faire de la beauté avec les vestiges du bûcher. Une invraisemblable leçon de dignité et de courage qui laisse pantois d’admiration.
Il retrouve, à 87 ans, une nouvelle jeunesse, débordante d’énergie créatrice, et une soixantaie d’œuvres naissent sous ses doigts experts.
Son très fidèle ami de toujours, Robert Delpire, qui fut l’éditeur de ses plus beaux livres d’enfants, Les Larmes de Crocodile et On vous l’a dit, qui fut aussi son agent pour des publicités inoubliables comme les affiches de Citroën ou le livret des Rhumes, sera le commissaire inspiré d’une exposition crépusculaire, L’Epreuve du feu, présentée sur la mezzanine du Centre Pompidou du 18 mars au 7 juin 2004, grâce à la complicité de Claude Perdriel et du Nouvel Observateur auquel André François participa avec tant de talent.. François Barré ouvrira le catalogue d’une préface enflammée, et Sarah Moon projettera André François, l’artiste, un film bouleversant commencé avant l’incendie et où on peut admirer, le coeur serré, les œuvres irrémédiablement disparues. Cette exposition conjuratoire sera de nouveau présentée aux Rencontres d’Arles, dans la Chapelle du Méjan, du 7 juillet au 13 septembre 2009.
André François, le Phœnix
André François décède le 11 avril 2005. Son épouse lui survit quelques années et quitte ce monde le 5 mars 2011.
L’atelier a été reconstruit, sous l’égide de Pierre et de sa fille Elisabeth, architecte, elle aussi. Mais il est resté vide et André n’a pas vécu assez longtemps pour s’y réinstaller.
Et c’est ainsi que, durant tout ce temps, la « petite maison au fond du jardin », a abrité les piles de papiers amassées après la catastrophe.
J’avais pu les photographier, en compagnie d’André et Marguerite, durant le printemps 2003. Quelques-uns avaient alors été vendus.
J’avais évoqué la perspective d’une exposition mais la maladie d’André a coupé court à ce projet.
C’est grâce à la confiance et à l’amitié de Katherine, de Pierre et de sa femme Judy que j’ai pu faire émerger ces dessins meurtris, mais encore bien vivants, de leur grand sommeil.
Que tous trois en soient ici affectueusement remerciés.
Cartels
Certaines de ces œuvres, mais, hélas! pas toutes, ont pu être identifiées…On y retrouve, non sans une joie douloureuse, les originaux de quelques affiches célèbres comme le Papillon de l’École des loisirs, de couvertures de magazines, (Time is Money de Punch), de dessins de presse (Le Veuf joyeux), de pages de carnets de croquis glanés au cours de voyages aux Etats-Unis, de documents comme le précieux dossier de permis de construire de l’atelier.
Il y a aussi parmi ces trouvailles de nombreux inédits.
Merci d ‘avance aux lecteurs de ce catalogue ou aux visiteurs de cette exposition de nous renseigner sur les œuvres que nous n’avons pu répertorier à coup sûr et qu’ils auraient reconnues.
D’autre part, nous n’avons pas indiqué les techniques sur tous les cartels : en l’absence de documents fiables et dans l’état de conservation des œuvres exposées, les risques d’erreur étaient trop grands.
C’est avec une immense émotion que j’ai travaillé à cette exposition qui réveille le souvenir de moments intenses et je suis infiniment touchée de pouvoir la présenter dans notre Centre André François qui joue ainsi le premier rôle qui lui a été dévolu : faire mieux connaître et aimer l’œuvre d’un artiste exceptionnel et par la grandeur de son génie, et par la profondeur de sa qualité humaine..
Une exposition qui a eu lieu à Centre André François, Margny-lès-Compiègne
du 11/02/2012 au 12/05/2012