Du grain au pain dans le livre illustré
© Danièle Bour, 1979
(extrait du catalogue)
Du grain au pain dans le livre illustré
S’il est une nourriture terrestre qui est chargée de symboles, c’est bien le pain et cela à toutes les étapes de son cycle, du grain de blé à la dernière miette du pain dur. Notre littérature, les expressions de notre vocabulaire et nos beaux-arts se sont amplement nourris de cette riche manne symbolique. Cette exposition se propose de démontrer que l’illustration des livres de jeunesse contemporains a elle aussi largement puisé aux mêmes sources. Nous n’avons pas résisté à la polysémie irrévérencieuse du titre retenu, même s’il est une véritable contrevérité: les oeuvres exposées sont d’une indéniable qualité esthétique et sont tout sauf … des « croûtes »!
SI LE GRAIN NE MEURT …
Tout commence par une époptie, cette cérémonie des mystères d’Eleusis évoquant l’union de Demeter et de Zeus, qui met singulièrement en relief le symbolisme essentiel du blé: un grain y était « présenté », offert à la contemplation silencieuse des initiés et cette ostension muette, qui préfigure celle de l’hostie, évoquait, comme les rituels de mort et de résurrection de Dionysos et d’Osiris, comme certains rites dogons ou certains mythes d’Amérique centrale, comme plusieurs paraboles évangéliques, la pérennité de la nature, le cycle de la mort et de la fécondité, la confusion entre le sein maternel et la chaleur de la terre. Cette présentation du grain, on la trouve mise en scène, avec vigueur et simplicité, par Jennifer Dalrymple et, avec raffinement et subtilité, par Georges Lemoine , au creux d’une main ouverte qui fait de cette montre une offrande et conforte la connotation spiritualiste de l’image.
Cette petite graine si précieuse appelle chez Jennifer Dalrymple le geste augustement hugolien d’un semeur dont la robuste besace et la position ne sont pas sans rappeler le sombre paysan de Millet qu’imita avec passion Van Gogh. Une image très forte de François Roca figure le mystère de la patience divine par des sillons noirs d’où jaillit la promesse fragile d’une tendre pousse au vert éclatant. Cette même parabole évangélique des graines enfouies est aussi illustrée par Georges Lemoine qui exalte, à la façon de Riches Heures médiévales, dans des scènes agrestes inspirées, le dur labeur des hommes garant de la lente maturation du truit de la terre.
Les images lumineuses d’épis, de blés mûrs constellés de coquelicots, bleuets et marguerites, de moissons dorées où piaillent des nuées d’oiseaux picoreurs, abondent dans les albums contemporains, réminiscences géorgiques d’une vie rurale idéalisée chez Danièle Bour, annonce joyeuse de la fin du deuil et d’une nouvelle vie amoureuse pour Ruth chez Letizia Galli, ou images nostalgiques du bonheur perdu pour l’enfant rêveur du camp de la mort peint par Georges Lemoine. Plusieurs aquarelles claires et sereines du même artiste ‘évoquent les semailles et les moissons, toujours avec la même sensibilité délicate. Un très beau champ doré aussi dans Les contes du poulailler de Michelle Daufresne, lyriquement survolé de son pinceau léger et désinvolte, et respecté par la procession de la volaille voyageuse qui le contourne religieusement. L’immensité des champs de blé caressés par la brise devient promesse de paix intérieure enfin retrouvée, narthex solaire d’un paradis désormais accessible pour Orégon et son compagnon, explicitement associés par Rascal et Louis Joos au souvenir des toiles de Van Gogh.
Contrastant avec ces jaunes éclatants, l’idéalisme ethnologique ou la spiritualité optimiste, le grand illustrateur lituanien Stasys Eidrigevicius nous offre des moissons deux images sombres, mortifères, énigmatiques et d’une grande audace graphique. Sur la première, les faucheurs, comme les Parques, sont trois et sont armés de la faux que maniait Chronos ou Thanatos. Quant à la seconde, elle figure la paysanne que rencontre le Chat botté: l’allure d’une Clotho un peu hagarde dont le râteau ne ratisse que ses propres cheveux démesurément allongés. Moisson inquiétante, stérile, car les tiges ramassées ne comportent ni épis, ni grains … Dans le cycle païen des morts et résurrections, c’est cette fois la mort qui est représentée, et, dans les nombreux emplois métaphoriques des moissons dans la Bible, c’est la menace eschatologique qui semble ici privilégiée.
Si l’on compare Le Petit Poucet de Gustave Doré au Semeur de Millet, on est surpris de constater la similitude des attitudes et accessoires, mais aussi du contexte social, celui de la dureté de la condition paysanne. La boucle est alors bouclée, et les thèmes récurrents du pain se mêlent, travail, fécondité de la terre, misère et pauvreté, quête de spiritualité. Le geste désespéré du petit semeur de miettes nourrit les oiseaux du ciel et projette le héros et ses frères vers leur obscur destin.
MEUNIER TU DORS …
Avec un soin et une virtuosité de miniaturiste, François Place nous fait découvrir, sur la même petite image, un moulin très proche de la meule des temps bibliques dessinée par Georges Lemoine pour Astrapi, et un four à pain dans la campagne romaine. Ainsi trouve-t-on, dans les albums de jeunesse, des illustrations de tous les types de moulins, de la pierre rudimentaire de l’Antiquité jusqu’aux minoteries hydrauliques, en passant par les moulins à vent chers à Cervantès.
Est-ce parce qu’elle vit sur le site d’un ancien moulin que Danièle Bour a représenté autant de scènes de meunerie? Ses gouaches très léchées, techniquement très maîtrisées, nous montrent avec la fraîcheur d’une grâce naïve, les travaux et les jours d’une campagne d’autrefois, de vastes paysages joyeusement colorés, des greniers mystérieux habités des personnages moralisants de La Fontaine, d’accortes meunières belles à faire chanter Müller et Schubert, des ânes et mulets lourdement bâtés à l’ombre des volants, dans ces paysages de la chaude Provence célébrée avec allégresse par Alphonse Daudet.
C’est à un autre terroir que Georges Lemoine rend un hommage poétique dans ses Contes populaires des Flandres. Sur la couverture du livre, savante et fantaisiste à la fois, un moulin anthropomorphe inspiré très librement du sot des canonniers douaisien – au nom local savoureux de « baudet décaroché »! – brandit fièrement parmi sa voilure le couple des Gayant. Dans le paysage de l’arrière-plan, en forme de discret clin d’oeil, un pastiche du misanthrope de Pierre Bruegel l’Ancien se mêle aux personnages des légendes du recueil.. Sur un ravissant projet d’une autre couverture restée inédite, il s’amuse à peindre, sur fond d’un plat pays que n’eût pas renié Jacques Brel, un « coulon » perché sur une cafetière émaillée, compagne irremplaçable du ch’timi, et décorée là encore d’un moulin très nordique. Du lyrisme teinté d’humour pour des images subtiles et raffinées …
Particulièrement intéressante s’avère la palette de Christophe Durual illustrant Le meunier, son fils et l’âne, avec ses veloutés huileux et la subtilité
de ses camaïeux d’ocre et de brun, l’apparente pauvreté de paysans à la Lenain et une composition sobrement centrée sur les héros sans aucun élément de décor susceptible de distraire le lecteur.
Les ânes et les mulets omniprésents dans les images évoquées plus haut cèdent la place, chez Jennifer Dalrymple, pour le transport des sacs de grains ou de farine, à un moderne camion, de même que les poétiques faucheurs et glaneuses sont remplacés efficacement par une moissonneuse-batteuse, et les meules impressionnistes par des bottes rectangulaires. En outre, plus de donquichottesques moulins à vent, mais une minoterie hydraulique au mécanisme très contemporain . La vocation documentaire de la collection Archimède explique ces choix, mais aussi le souci de Jennifer Dalrymple, militante convaincue de Greenpeace, d’aider l’enfant d’aujourd’hui à renouer efficacement, sans passéisme, le lien entre la nature et une nourriture dont les petits citadins ne connaissent plus la provenance. Mais si son livre, entièrement consacré au cycle du pain, a une visée instructive, l’affectivité n’en est cependant pas absente, ne fût-ce que par la chaleur apportée par le grand-père dans la transmission de son savoir agricole.
FOURNILS & BOULANGERIES
Le four antique représenté par François Place n’est pas fondamentalement différent de celui que May Angeli place dans sa ferme limousine. Comme Danièle Bour, mais dans une palette beaucoup plus rustique et un trait résolument réaliste qui confère à son livre valeur de document ethnologique, elle valorise les joies simples et vraies d’un temps où la maisonnée se réunissait devant la cheminée au fond de laquelle rougeoyait le four à pain, et croque avec précision meubles et outils, de la maie qui contient la farine jusqu’aux palissons d’osier où levait la pâte, aux fagots de sarments secs et aux pelles en bois pour enfourner les miches. C’est le père, officiant de cette cérémonie domestique, qui mettait à cuire la fournée avant d’unir le pain et le vin pour un robuste chabrol au coin du feu.
Très traditionnel est aussi le décor de Kolobok allègrement représenté par Vitaly Statzynski. Cette version colorée de notre Roule galette, où l’odorant petit pain rond.est l’objet de la convoitise d’une kyrielle d’animaux gloutons, commence par l’exposé de la recette du pain. Mais c’est le folklore russe si cher au souvenir de l’illustrateur exilé qui donne au livre la séduction des oeufs de Pâques décorés en Europe de l’Est.
Mais on ne fait pas seulement le pain dans des cheminées rustiques, des cuisines anciennes aux cuivres rutilants avec des fourneaux en fonte noire comme ceux que peint Danièle Bour très présente dans cette exposition. Le grand-père de Non, je n’ai jamais mangé ça! cuit ses miches dans le four de la gazinière, comme les héros désopilants de Lily Scratchy qui a conçu un livre objet très drôle, résolument contemporain, tout en matière plastique … et entièrement démontable!
A notre époque, faire le pain est devenu l’affaire de professionnels.
Cependant, mises à part les boutiques de Petit Ours Brun et d’Ernestine qui sont citadines et modernes, les fournils et boulangeries des livres conservent délibérément un parfum villageois tout à fait « rétro » . L’univers poétique de Pierrot, « fermé pour cause de chagrin d’amour » comme dans le film de Pagnol, a un charme très désuet. La boulangerie de Philippe Dumas lui ressemble par
son mobilier, mais la parenté de son illustration avec l’esquisse, la vivacité de son trait et sa coloration humoristique la distinguent de l’univers de Pierrot. Ce boulanger corpulent et truculent qui utilise son bâtard comme une massue n’a rien en commun, sinon le métier, avec le héros rêveur et lunaire créé par Michel Tournier.
Il nous faut citer également le jeune marchand de pain turc dessiné au pastel gras par le talentueux Zaü. Pas de boutique pour lui, mais un simple plateau en équilibre sur la tête, et une aisance souple à se déplacer dans le tohubohu d’une rue encombrée et agitée. Très belle image d’un livre remarquable consacré à une Cuisine grande comme le monde qui apporte à l’exposition sa petite touche d’exotisme oriental.
PAIN, AMOUR ET FANTAISIE
Au sortir du four, ce pain doré, croustillant et parfumé, on le mange avec délice, voire avec gourmandise, voire même avec gloutonnerie. Ainsi de la pauvre Sophie de Ségur, dans une cuisine à la Monet, pour un malheur de plus!
Mais le pain de l’enfance, c’est surtout le pain des heureux souvenirs.
Dans son premier livre, Pef exalte lyriquement les tartines de beurre « avec des petits morceaux de chocolat dessus » de la grand-mère Justine- que tout le monde appelle Marguerite- qui suscitent les regards écarquillés d’envie des petits vantards jaloux. L’habileté à croquer d’un trait alerte les « moutards » et la sincérité de la connivence de la vieille et de l’enfant ont d’emblée assuré le succès du livre: une entrée en littérature très remarquée.
Le pain, on l’aime avec passion! Le Père Noël souhaite même qu’on en dépose dans ses chaussons (« s’ils ne sentent pas trop mauvais »). L’occasion pour Grégoire Solotareff de nous parodier, d’un pinceau jubilatoire, une nature morte incongrue très réussie: palette audacieuse, trait ferme, composition équilibrée … Chardin touché par l’humour …
Le pain, on l’aime encore plus quand on est amoureuse du boulanger!
Avec une fantaisie mirobolante très prometteuse, Letizia Galli, dans une oeuvre de jeunesse, nous raconte ainsi la folie douce d’Ernestine Coeur de pain qui sème délire et fantaisie dans la vie monotone de ses collègues de bureau.
C’est encore une belle histoire d’amour que celle qu’écrit Michel Tournier. On y découvre une scène de cannibalisme rituel, comme en pratiquaient les peuples européens sédentaires avant l’avènement du christianisme. Vestiges de ce paganisme ancien, les pains anthropomorphes pouvaient jouer le rôle d’ex-voto sexuels . Avec une perversité gourmande, habituelle chez Tournier mais qui peut surprendre chez la maman de Petit Ours Brun, Pierrot modèle une femme en brioche aux » joues rondes », à la « poitrine pigeonnante » et aux « petites fesses pommées » et le festin des amoureux – un ménage à trois, en fait- commence érotiquement par les seins, fort appétissants, de Colombine.
PRENEZ ET MANGEZ …
Dans une variante inspirée du rituel de la galette des rois, François Place nous conte, avec la finesse et l’élégance ensorcelantes de sa plume, une histoire qui a « le goût de la terre des ancêtres et le parfum violent des voyages au long cours ». Le pain des Vieillards de Candaa renferme le talisman qui fera
d’une jeune fille curieuse et décidée une navigatrice mythique. Nul doute qu’Ellen Mac Arthur, dans ses rêves, avait mordu dans ce pain sauvage et raffiné … Un univers païen, certes, mais aux rites fortement sacralisés.
Le pain, « fruit de la terre et du travail des hommes », est le symbole d’une nourriture essentielle et devient, par le sacrifice du Christ, le « pain sacré de la vie éternelle ». L’eucharistie est aussi présente dans les livres illustrés, même non confessionnels. Le souci des artistes de se démarquer de l’iconographie sulpicienne est évident. Ainsi on eût pu imaginer que Letizia Galli eût rendu hommage aux maîtres de sa chère Italie. Or la Cène qu’elle représente est résolument anticonformiste, comme l’était déjà la découverte enthousiaste de la manne dans le désert. Le refus des représentations canoniques caractérise toutes ses images héritées de la Bible.
Quant à François Roca, il fait du jeudi saint une nature morte minimaliste: juste le pain et le vin, une miche robuste et une écuelle rustique, en camaïeu de bruns, éclairés par les luminescence drues de l’acrylique. Une austérité monastique très épurée, la pauvreté matérielle garante des richesses de l’Esprit.
Une exceptionnelle qualité esthétique dans l’ensemble des oeuvres présentées dans cette exposition de la bibliothèque d’Amiens. Les techniques employées par les artistes sont variées, et le contact avec l’original permet de les mieux apprécier: aquarelle, gouache, pastel, peinture à l’acrylique, collages, crayon, encres, craie … et ceci sur des supports divers: papiers, cartons, fonds sablés …
Oeuvres de :
May Angeli, Danièle Bour, Jennifer Dalrymple, Michèle Daufresne, Christophe Durual, Stasys Eidrigevicius,L etizia Galli, Louis Joos, Georges Lemoine, Pef, François Place, François Roca, Lily Scatchy, Grégoire Solotareff, Zaü.
Une exposition qui a eu lieu à Bibliothèque Louis Aragon, Amiens
du 02/05/2001 au 20/05/2001