© Succession André François, 2009
Extraits du catalogue
Jacques Prévert & André François Lettre des Iles Baladar NRF-Le Point du Jour, 1952 – Gallimard J, 2007
«… dans cette lettre de Prévert, (André François) avait su mettre en scène un étonnant spectacle, changer de rythme, alterner le brut et le raffiné, brosser avec ironie le portrait d’une époque et, par un jeu de perspectives folles, faire basculer mon horizon. »,
Etienne Delessert – Revue des Livres pour Enfants – Janvier 2009
Genèse d’une oeuvre
«D’autant qu’entre la parole articulée et les paroles manuelles, écrites, on voit sourdre le murmure et le cri de ce qu’il faut bien nommer la poésie. A vif. A cru.»
André Pozner in Paris la Belle Flammarion, 2008
Quatre mains à l’ouvrage
L’album Lettre des îles Baladar, écrit par Jacques Prévert et illustré par André François, paru pour le Noël de 1952 dans la collection Point du Jour que dirige René Bertelé chez Gallimard, est vite devenu un grand classique du livre de jeunesse. Il a été réédité en 2007.
Le titre de l’album évoque une lettre mais, de la forme épistolière, nous n’avons que l’enveloppe peinte sur la couverture à l’italienne. Cette enveloppe très créative préfigure le célèbre emboîtage des Larmes de crocodile qu’éditera Robert Delpire en 1956 ou la campagne publicitaire de Olympic Airways en 1967. André François y parodie l’envoi aéropostal mais le «par avion» y devient «par thon» (partons!), calembour annonciateur du bestiaire de l’album et lié au slogan touristique «Visitez Baladar» . Elle est joyeusement oblitérée de cachets à la datation très festive (Noël, Pentecôte, Pâques), avec des timbres jubilatoires à valeurs faciales drôlatiques : une cafetière anthropomorphe (motif récurrent chez lui) valant 7 mouthon, un ange à 1 dicthon et un thon fumeur de pipe à 25 thons. André François aime les timbres, et on les retrouvera sur une très belle couverture du New Yorker en 1986.
Alors que, le plus souvent, on confie un texte achevé à un artiste avec mission de l’illustrer, pour la Lettre des îles Baladar, la démarche a été différente et ce livre a été composé à quatre mains, comme L’Opéra de la lune qui naîtra, un an plus tard, de l’étroite collaboration de Jacques Prévert avec Jacqueline Duhême. Quatre-Mains-à-l’Ouvrage, nom du héros de l’album !
Il semblerait que ce soit leur ami commun Alexandre Trauner qui aurait présentés les co-auteurs l’un à l’autre. Si l’on en croit les souvenirs de la famille Farkas, leurs rencontres se faisaient à Paris. André François qui habitait Grisy-les-Plâtres, un petit village du Vexin, s’y rendait en voiture. Sa fille Katherine se souvient encore de sa jalousie le jour où son père ramassa un hérisson au bord d’une route, et; au lieu de le lui donner à elle, l’avait emporté à Paris pour le donner à «Minette», la fille de Jacques Prévert.
Dans un entretien filmé par François Vié pour la télévision, André François raconte l’histoire du livre. Jacques Prévert «qui avait envie de faire un livre pour les enfants» a sollicité André François pour les images. Celui-ci a tout de suite été motivé par cette proposition, en particulier en pensant à Pierre et Katherine, ses enfants, qui ont alors une dizaine d’années..
Les compères se voyaient au moins deux fois par semaine. A chacune de leurs séances de travail, ils conversaient et «Prévert inventait un bout de l’histoire». André François, à partir de ces échanges verbaux, dessinait puis confiait au fur et à mesure ses dessins à Jacques Prévert qui ensuite écrivait sur les images. Le texte bref prévu initialement s’est progressivement étoffé et a pris la forme «d’un pamphlet politique sur l’indépendance et la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes.»
Une connivence joyeuse
Chacun a créé avec une grande liberté, sans redondances, avec chacun une interprétation originale et personnelle du sujet. Une joute d’imagination et de fantaisie entre deux princes de l’anticonformisme et une connivence joyeuse dont témoignent aussi leurs échanges de courriers et l’assaut de fantaisie des dédicaces respectives à leurs proches.
Parfois, le texte donnera une interprétation décalée de l’image, comme la caisse d’emballage de la statue du Général qui devient, chez Jacques Prévert, une … caisse enregistreuse, détail inattendu mais pertinent car il accentue la rapacité mercantile du Général Trésorier.
Aux calembours visuels d’André François répondent les jeux de mots de Jacques Prévert. A la candeur experte du trait répond la naïveté très étudiée du ton (du thon!).
Jacques Prévert met à distance les situations révoltantes et grinçantes en usant d’une prose poétique, de redites incantatoires, mais aussi d’expressions du langage parlé, de jeux de mots et de fausses maladresses très calculées
Parallèlement, l’univers graphique d’André François exprime à merveille la naïveté bon enfant des insulaires et la raideur ridicule des militaires. On retrouve avec bonheur quelques-uns de ses objets fétiches comme la cafetière, incongrue dans les mains d’un chameau, certains personnages de ses livres comme les petits bonshommes hirsutes en pyjama rayé, le petit oiseau perché sur la tête ou des héros de ses publicités qu’il appelle ses «contes de fées pour adultes» ainsi le singe débonnaire qui annonce Baignol & Farjon (1955) ou Max mon amour (1986). Et ce monde candide et farfelu s’épanouit sous l’omniprésente protection d’une lune très expressive, motif lui aussi récurrent dans les images d’André François, et dont les mimiques drôlatiques s’accordent avec les sentiments des indigènes
Jacques Prévert et André François ont toujours apporté le plus grand soin aux maquettes de leurs ouvrages et il y a eu ^plusieurs essais pour la couverture.. Cependant, le parti-pris éditorial (une page de texte avec en vis à vis une page illustrée) pourrait sembler problématique. A aucun moment, en effet, pour ces deux artistes épris de liberté, il ne semble y avoir eu correction, ni régulation ou calibrage, ce qui fait que, au final, les dessins ne se trouvent plus en face des écrits correspondants, d’autant plus que Jacques Prévert brode longuement autour de certains éléments du dessin, introduisant même des chansons et des bouts rimés, alors qu’il traite avec une rapide désinvolture certaines scènes détaillées par André François..
René Bertelé en a vite pris conscience et accepte ces décalages dans un courrier à Jacques Prévert.
La plupart du temps, l’image précède le texte d’une page au moins mais certains détails dessinés trouvent parfois leur écho écrit avec un retard de plusieurs pages, comme la savoureuse casquette à deux visières du Général Trésorier ou l’érection de la statue équestre.
En fin de compte, ce que des esprits chagrins eussent pu qualifier d’imperfections devient une qualité tant cette impertinence formelle assumée sans complexe se conjugue souverainement avec les fantaisies stylistiques et graphiques de l’album.
Les originaux de l’album, explique une lettre d’André François, « ont disparu dans la nature (entre l’éditeur et l’imprimeur) sans laisser de trace… C’est triste ».
Sous le vent des Indépendances
« Quand les blancs arrivent, souvent les noirs se sauvaient, les blancs les attrapent au lasso,
et les noirs sont obligés de faire le chemin de fer ou la route,
et les blancs les appellent des «travailleurs volontaires». »
Jacques Précert Contes pour enfants pas sages Pré aux clercs, 1947
Un pamphlet anticolonialiste
Les auteurs, pères tous deux, partagent un même respect de l’enfant. Jamais ils ne se penchent vers lui, ils l’élèvent au contraire, ils ont foi dans ses capacités de compréhension, ils ne font aucune concession idéologique ni aucune simplification réductrice. Le graphisme est le même que celui des dessins publiés par André François dans la presse adulte, le sujet traité par le texte de Prévert est d’une audace alors sans pareille dans l’univers du livre d’enfance.
S’il y a un message, il n’est pas explicite. Si manichéisme il y a, il est subliminal. Au jeune lecteur d’analyser les situations et de se faire sa propre opinion..
L’histoire raconte comment Baladar, une île heureuse, est envahie et exploitée par les continentaux de Tue-Tue-Paon-Paon attirés par la fièvre de l’or, et comment le balayeur municipal immigré, Quatre-Mains-à-l’Ouvrage, grâce à son courage et à son astuce, renverra à la mer les colonisateurs déconfits.
Le récit, qui n’a rien d’épistolaire, fait allusion à toutes les dérives du colonialisme sur un ton léger, comme détaché, avec, sous cette feinte légèreté, un humour vitriolé. Il évoque l’exploitation des indigènes, le travail forcé des populations pour l’enrichissement du colon, le vol des ressources naturelles, la construction d’installations techniques inutiles et préjudiciables à l’environnement, le mépris infantilisant à l’égard des autochtones, et même les zoos humains, les exactions, la répression sanglante et les exécutions sommaires.
Des faits lourds et graves pour une narration alertement enlevée..
Le racisme ordinaire dangereusement mis à distance
Le texte et l’image vont jusqu’à oser un humour risqué, au second, voire au troisième degré. Ainsi ne comparent-ils pas Quatre-mains-à-l’ouvrage, l’esclave acheté aux Iles Fagotin, à un singe : il est un singe, référence hasardeuse à des clichés communément répandus dans une société où le racisme le plus élémentaire allait souvent de soi. Et leur «singe» se réjouit de n’avoir pas été exhibé dans une cage, dansant sur du verre pilé, allusion révoltante aux indignes zoos humains des expositions et foires qui suscitèrent tant de curiosité malsaine.
L’écrivain guinéen Tierno Monénembo, dans sa récente fresque historique Le roi de Kahel qui a obtenu le Prix Renaudot en 2008, fait dire au Vicomte Sandeval «.. c’est une race primitive, bien plus proche du singe que nous…», et, à Gambetta : «Si je vous comprends bien, les singes d’Afrique poursuivront l’oeuvre de Platon et de Descartes..»..
Aujourd’hui encore, circule sur le net un ignoble diaporama sur l’élection de Miss Univers où la Miss Congo, dénudée, arbore une tête de guenon.
Nombre de publications destinées à l’enfance tenaient de semblables discours. Il n’est que de se souvenir du Voyage de Babar (1932) ou de Tintin au Congo (1930). Pas de changement avec la loi de 1949 sur les publications pour le jeunesse car elle ne condamne pas le racisme. Il ne le sera qu’en 1954, après l’autonomie du Maroc et de la Tunisie.
Au mieux, on baignait dans le syndrome Banania, comme Pierre et son ami Ben-Oub, de Bonzac illustré par Pécoud (1954).
Au pire, telle image d’Epinal non datée nous racontait que
«… le jeune Bamboula
Dans son ravissement gambade comme un singe.»
Telle autre, qui vante Les Merveilles de la chirurgie, montre un dynamomètre greffé dans l’abdomen d’un indigène. La médecine, « non seulement conservait au nègre sa vie, mais lui donnait le moyen de la gagner. Il a fait, dit-on, fureur à la Fête de Saint-Cloud.»
Belle revanche sur ces abominations si abondamment véhiculées, Quatre-Mains-à-l’ouvrage est le véritable héros de l’histoire racontée par Prévert-François. C’est un singe, certes, mais éminemmenr sympathique, voluptueusement sybarite et astucieux au possible, et c’est de lui que viendra la libération des insulaires qui l’ont généreusement accueilli et préservé de toute discrimination.
Faire alors de l’immigré le héros positif d’une histoire pour les enfants est bien audacieux. Il faudra attendre 1964 pour que Robert Delpire, toujours inspiré, publie, illustré par Jacqueline Duhëme, Houpi le petit kangourou de Claude Roy, et 1970 pour que les Editions du Père Castor éditent, illustré par Michelle Daufresne, Vieux frère de petit balai qui met en scène, avec respect et fraternité, un balayeur noir. Certes, dans Étranges étrangers, paru en 1951, Jacques Prévert dénonçait les injustices sociales et raciales dont souffrent les immigrés mais ce texte était destiné aux adultes.
J’écris, disait Jacques Prévert, «pour faire plaisir à beaucoup et emmerder quelques-uns». En fait, un livre comme Baladar, à l’époque, a dû … faire plaisir à quelques-uns et emmerder beaucoup!
Ne visitez pas l’exposition coloniale !
Les tracts surréalistes signés par Breton, Eluard, Char, Aragon et quelques autres ou l’exposition intitulée La vérité sur les colonies, à laquelle participèrent André Gide et Albert Londres, ne font pas d’ombre à la grande Exposition Coloniale de 1931 dont l’ énorme succès reflète la popularité des idées colonialistes dans le grand public.Alors, bien sûr, le colonialisme n’est guère remis en cause dans les livres d’enfants.
Il y avait eu, certes, en 1919 , Macao et Cosmage d’Edy Legrand, premier titre pour enfants des jeunes éditions Gallimard. On ne sait pas si Jacques Prévert et André François ont pensé à ce chef d’oeuvre d’avant-garde en créant notre Baladar, ni même d’ailleurs s’ils le connaissaient. Les ressemblances sont cependant criantes : une île, des insulaires heureux dans un décor paradisiaque, l’intrusion de colons qui exploitent leurs richesses naturelles et dénaturent les paysages par leurs constructions. Mais le ton est très différent, et pas seulement en raison du contexte historique de la victoire sur les «Boches». Le texte, sa typographie et l’image de Legrand ne font pas dans la dérision, mais sont d’un lyrisme luxuriant. Les deux héros du livre forment un couple mixte, une noire et un blanc, sans doute fort dérangeants à l’époque, et leurs amours perturbées sont au centre du récit. Et, conclusion désenchantée de leurs aventures, ils ne trouveront le salut que par la fuite et le refuge dans un recoin préservé de l’île, et non par la révolte et l’expulsion des intrus. Le vent des indépendances ne souffle guère encore..
En 1943, Henri Monier et Pol Ferjac, deux collaborateurs du Canard Enchaîné, publient chez Gallimard les aventures de Zonca et Flox, deux enfants amis, un petit blanc et une négrillonne blonde, partis d’une île exotique pour découvrir ensemble le vaste monde.
En 1947, dans L’Opéra des girafes ou Scènes de la vie des antilopes de ses Contes pour enfants pas sages, Prévert vitupérait déjà les colonisateurs avec un humour noyé de tristesse et Bim le Petit âne publié en 1951 à partir du film de Lamorisse évoquait des enfants colonisés avec une sincère fraternité.
Mais, en dehors de quelques publications isolées, on trouve surtout des livres qui, dans la mouvance de l’Exposition Coloniale de 1931, puis de la Foire coloniale de 1948, entonnent un vibrant cocorico à l’Union Française et à son magnifique Empire. Des albums de timbres vantent la mission civilisatrice des colons, les livres scolaires évoquent «l’ombre amicale et tutélaire de notre drapeau» et «la grande et noble histoire» de cette communauté qui s’étend «sur un ensemble de pays plus vaste que l’Europe».
La romancière Madeleine du Genestoux, très lue dans le jeune public, s’extasie sur sa patrie qui «est partout où elle a planté le drapeau tricolore et où notre nation a apporté sa civilisation, sa langue, son esprit de justice et d’humanité» (Enfants de nos colonies, Hachette, 1938).
La presse enfantine et la Bande Dessinée continuent à louer les exploits des explorateurs et des « pacificateurs », René Caillé, Stanley et Livingstone, Bournazel, Gallieni, Savorgnan de Brazza ou Charles de Foucauld.
Marginale dans ce contexte éditorial cocardier, Lettre des îles Baladar, libertaire et contestataire, bouscule les conservatismes et garde, aujourd’hui encore, une tonique actualité.
L’île heureuse : fortune d’un thème
André François et Jacques Prévert ont été tous deux fascinés par les îles. Qui ne se souvient de l’évocation lyrique de l’île de Pâques dans Les Portes de la nuit? Et ce n’est pas un hasard si la BPI du Centre Pompidou a confié, en 1987, à André François, la campagne de communication de l’exposition Iles..
Où se trouvent les îles Baladar?
L’entourage de Prévert, conforté par la parenté phonétique, les situerait aux Baléares.
Les proches d’André François, qui avait épousé une anglaise, pensent à Sercq, l’une des îles anglo-normandes, destination d’escapades familiales.
La situation géographique des îles mythiques, Champs-Elysées, Hespérides, Atlantide, est, depuis Homère et Pline l’Ancien, un sujet de controverse. On ne résoudra pas cette énigme ici!
Les îles ont toujours été une source d’inspiration littéraire.
On pense au fabuleux Quart-Livre de Rabelais ou à la savoureuse inversion sociale de L’île aux esclaves de Marivaux, et plus encore aux romans lus par un jeune public, Robinson Crusoë de Daniel Defoë, L’île au trésor de Stevenson, Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift ou encore L’île mystérieuse de Jules Verne.
Lettre des îles Baladar, comme Piment Doux paru chez Albin Michel en 1943. se situe dans cette grande famille thématique, mais plus précisément dans la lignée des Iles Fortnnées, lieux privilégiés de l’Utopie, déjà vantées par Pline l’Ancien et si superbement peintes dans Macao et Cosmage..
S’il est un texte de référence que l’on doit à coup sûr citer, c’est sans conteste Le supplément au voyage de Bougainville de Diderot. Ce très réjouissant dialogue philosophique paru à titre posthume en 1796 traite d’un certain nombre de thèmes que l’on retrouve dans notre album. Le discours du vieillard proteste vivement contre les dégâts causés à Tahiti par l’amoralité des Européens, les lois arbitraires d’une civilisation qui assujettit les hommes et l’émergence de besoins factices qui troublent les joies simples de la vie naturelle, faite de tolérance, d’innocence et de liberté. André François, qui a illustré Jacques le Fataliste en 1946, se retrouvait dans les idées protestataires et le mépris des conventions exprimés par Diderot.
En 1971, Michel Tournier, avec Vendredi ou la vie sauvage., version pour la jeunesse de Vendredi ou Les Limbes du Pacifique, renouvelle le mythe rousseauiste du bon sauvage et met à mal les thèses colonialistes de Defoë.
Près de vingt ans après Baladar, livre décidément prophétique.
André François, Géant des Arts
« Ces artistes-là nous sont bien nécessaires. Leurs bouffonneries espiègles sèment un doute bienfaisant dans le potager bien rangé de nos ambitieuses certitudes. »
François Vié – Revue des livres pour enfants N° 223
Le vendredi 15 avril 2005, dans un petit cimetière ensoleillé du Vexin, une pluie de fleurs de cerisier recouvrait le cercueil d’André François, décédé un 11 avril, comme Jacques Prévert .
Né André Farkas en 1915, au Banat, dans une province de l’empire austro-hongrois qui deviendra la Roumanie, cet artiste naturalisé français, mondialement connu, fut l’un des grands noms des arts graphiques du XXème siècle.
Illustrateur de livres pour enfants parus surtout aux Etats-Unis et en France,, il a créé, il y a près d’un demi-siècle, quelques titres inoubliables, dont Little Boy Brown, puis Les larmes de crocodile et Tom et Tabby édités par son complice Robert Delpire et, en collaboration avec Jacques Prévert, à la NRF, notre Lettre des îles Baladar, balayant d’un coup de crayon et de plume malicieux, audacieux et libérateur les mièvreries, les conventions ou les contraintes pédagogiques alors souvent attachées à ce genre.
Parallèlement, dès le début des années 50, il dessine, pour la presse adulte américaine, des croquis farfelus, d’un humour tendre, candide et joyeux, qui seront réunis en de savoureux recueils dont l’irrésistible drôlerie n’a pas pris une ride, ainsi Double Bedside Book ,The Tattooed Sailor ou The Half Naked Knight.
La célébrité, il l’acquiert avec ses affiches, publicitaires (Citroën, Kodak, Gillette, Dop…) ou cinématographiques (Le soupirant, YoYo, films de son ami Pierre Etaix) et par ses nombreuses couvertures de magazines (The New Yorker, Graphis, Punch, Lilliput) dont certaines ont fait date dans l’histoire du graphisme.
Sa renommée s’est étendue jusqu’au Japon où il fut exposé en 1995.
Il collabora avec de nombreux journaux, Le Matin de Paris, The Observer, Le Monde (Animots), Le Nouvel Observateur (Les moutons et escargots à lunettes) ou Télérama : « Ne ciné-ronflez plus, lisez Télérama… »
La grande rétrospective de 2003 à la Bibliothèque Forney a permis de prendre la mesure de l’importance considérable de son œuvre sur papier.
Son trait garde au fil des années son aisance souveraine, mais un arrière-plan philosophique se précise, les sources d’inspiration évoluent, s’approfondissent, s’érotisent, s’assombrissent, démultiplient leurs significations, et il crée désormais des personnages monstrueux, des sirènes voluptueuses, des clowns mélancoliques, et des situations vigoureuses et grinçantes, presque violentes, qui cousinent souvent avec un surréalisme très personnel. Sa connivence avec l’écrivain-éditeur François David et surtout avec Vincent Pachès, qui l’a introduit à la revue de santé mentale VST dont il est le directeur artistique, est à l’origine de livres forts et parfois dérangeants.
D’une créativité, d’une inventivité, d’une lucidité et d’une jeunesse impressionnantes, il fut également peintre, sculpteur et décorateur de théâtre, virtuose dans toutes les techniques : gravures diverses (lithographie, aquaforte, sérigraphie…), dessins à l’encre ou au crayon, au pastel ou au fusain, peintures à l’eau, à l’huile ou acrylique, collages incongrus de toutes sortes de matériaux, vaisselle cassée, bois flottés ou brûlés, ferraille, plomb fondu, objets détournés et mariés, dans des compositions dissonantes ou harmonieuses, avec un humour qui n’exclut ni le sens, ni l’exigence esthétique.
Il vivait dans une charmante maison à Grisy-les-Plâtres, village d’Ile de de France où il est enterré.
Son atelier et toutes les archives et œuvres qu’il contenait ont été détruits dans un incendie en décembre 2002. Epaulé par sa femme, Marguerite, et ses enfants, Pierre et Katherine, après quelques mois d’état de choc, il surmonte cette tragédie et crée de nouveau, à 87 ans, avec une fébrilité juvénile retrouvée, en une forme d’oblation conjuratoire, des œuvres où il a intégré les débris calcinés ou fondus ramassés dans les décombres. Ces chefs d’œuvre crépusculaires et particulièrement chargés d’émotion ont été montrés à Beaubourg par Robert Delpire, lui aussi ami de Prévert, au printemps 2004, dans une exposition rédemptrice, L’épreuve du feu, où fut projeté le très beau film qu’il inspira à Sarah Moon.
Un courage, un talent, une énergie, une intelligence, une imagination, bref une personnalité hors du commun qui ont fait de lui la «référence» de la plupart de ses confrères.
Créer pour l’enfance
«Un homme raisonnable ne peut parler de choses raisonnables à un autre homme raisonnable :
il doit s’adresser aux enfants.»
Blaise Cendrars, Petits contes nègres pour les enfants des blancs, Denoël, 1921
Les «imagiers» de Jacques Prévert
«Pour dessiner, disait Jacques Prévert, je suis doué comme un enfant de quatre ans qui ne saurait pas dessiner encore». Boutade modeste qui ne tient pas compte de sa sensibilité aux images qui s’épanouit en particulier dans la virtuosité créative de ses collages.
Des rencontres amicales ont motivé, ici comme ailleurs, les échanges artistiques et sa collaboration avec des « imagiers ».De son vivant, il n’a écrit, en direction du jeune public, que six livres, concoctés avec quatre artistes qu’il avait lui-même élus, Elsa Henriquez, Ylla, Jacqueline Duhême et, bien sûr, André François à qui il confiera en dehors de notre Baladar, en février 1954, les images d’un poème militant Câgnes-sur-mer, donné à Défense de la paix..
Il y a une indéniable continuité entre ces deux collaborations qui se déroulent sur fond de guerre d’Indochine. En effet, s’il souffle une belle liberté dans tous les écrits de Prévert pour les enfants, Lettre des îles Baladar est, de tous, le plus ouvertement engagé dans le combat politique..
Elsa Henriquez
Deux livres écrits pour les enfants, Contes pour enfants pas sages (Pré aux clercs, 1947) et Guignol (Guilde du livre, 1952), sont illustrés par Elsa Henriquez, peintre née en 1921, fille de la danseuse péruvienne Helba Huara et épouse du peintre et photographe Emile Savitry.
Contes pour enfants pas sages , qui véhicule une bonne dose de provocation, une critique acerbe du colonialisme et un brin de mélancolie, a été maintes fois réédité, soit dans son intégralité, soit avec une sélection plus ou moins restreinte d’histoires, dans des éditions mises en couleurs (Le Dromadaire mécontent dans la regrettée collection Enfantimages en 1982) ou avec des dessins en noir chez Gallimard en 2007.
Guignol, où l’on retrouve bien l’esprit contestataire de Prévert et son amour des humbles, a été réimprimé au Cherche-midi la même année.
Jacqueline Duhême
En 1952, L’Opéra de la lune, qui n’avait pas trouvé d’éditeur français, est publié à Lausanne par La Guilde du Livre. Le réalisme poétique de Prévert, sa sensibilité et sa puissance de rêve font merveille dans cette histoire d’un enfant solitaire qui s’évade d’un quotidien décevant par l’imagination.
Christiane Verger en a composé la musique, et Jacqueline Duhême l’a mis en images avec grâce et naïveté. Ce sera leur unique publication commune du vivant du poète.
Cette illustratrice, née en 1927, raconte volontiers sa rencontre avec les Prévert à Saint-Paul de Vence alors qu’elle était assistante de Matisse, et l’importance que cette amitié a eue dans sa vie personnelle et son parcours professionnel. C’est en particulier Jacques Prévert qui, au cours d’un mémorable dîner (de têtes?) l’a mise en relation avec les Lazareff, favorisant ainsi sa carrière de dessinatrice de presse.
Sa gouaille et son charme ont fait le reste et elle a aussi imagé Eluard, Druon, d’Ormesson, Verdet, Roy, Queneau, Vercors, Asturias et bien d’autres encore.
En 1995, elle illustrera Prosper aux Enfers, scénario composé en 1930 et déniché dans les archives de Fatras Succession par Eugénie Bachelot-Prévert, petite fille de l’écrivain.
Ylla
Photographe connue essentiellement pour ses clichés animaliers, Kamilla Koffler est née à Vienne en 1911. Fille d’un hongrois et d’une yougoslave, elle arrive à Paris en 1930 après des études de sculpture à Belgrade. Sa vocation de photographe nait auprès de sa compatriote Ergy Landau avec qui elle travaille quelque temps.
Elle s’installe aux Etats-Unis en 1940 et voyage au Kenya et en Inde. Elle en rapporte les images du Petit éléphant, sur un texte de Paulette Falconnet, paru à Lausanne en 1955. C’est au cours d’une course de boeufs attelés à Bharatpur qu’elle est mortellement blessée. Elle meurt en 1955 des suites de ces blessures après son rapatriement aux Etats-Unis.
Avec Prévert, elle publie deux livres: Des bêtes qui parait en 1950 au Pont du jour sous la houlette de René Bertelé, l’éditeur de Baladar, et Le petit lion, fable anthropomorphique éditée à Paris aux Arts et métiers graphiques en 1955, qui évoque, avec tendresse, l’appel et les écueils de la liberté.
Quand on renvoie Prévert à l’école…
Si Prévert n’a publié de son vivant que six livres pour l’enfance, on trouve cependant, sur le marché des collections pour la jeunesse, de nombreuses rééditions, déclinées sous des formes diverses d’albums ou de livrets illustrés, de textes et poèmes prélevés dans les recueils pour adultes.
Ainsi en est-il d’une anthologie, Balades, de Page d’écriture, En sortant de l’école, Le cancre, heureusement réédités en grand format, ainsi que Le gardien du phare aime trop les oiseaux , Chanson des escargots qui vont à l’enterrement, Au hasard des oiseaux ou encore Chanson pour les enfants l’hiver, et même Etranges étrangers, tous imagés par Jacqueline Duhême, amie du poète et de sa famille.
De Paroles, Pierre Marchand a soustrait, pour sa collection Enfantimages, La pêche à la baleine pour en confier, en 1979, l’illustration à Henri Galeron, maître surdoué du déjanté et de l’incongru.
Quelques anthologies illustrées aussi, comme celle éditée par Syros en 1995, discrètement illustrée par Béatrice Veillon, ou celle de Bayard en 2008 où les textes choisis par Benoit Marchon sont ponctués des croquis jubilatoires de Serge Bloch.
Ce phénomène éditorial n’est pas récent.
En 1949, figure dans le recueil Paroles le célèbre poème Pour faire le portrait d’un oiseau que Jacques Prévert avait dédié à Elsa Henriquez en 1943 à l’occasion d’une exposition de l’artiste à Monaco. Il sera repris, illustré par vingt-huit dessins, sous forme d’album par Doubleday en 1971 (To paint the portrait of a bird).
Elsa Henriquez a créé, en 1954, trente illustrations pour le poème Histoire du cheval. Il sera édité en 1984 dans la collection Folio..
Ces publications contribuent à donner de Prévert, auprès des enseignants et bibliothécaires, mais aussi d’une partie du grand public, l’image faussée d’un auteur pour la jeunesse.
La rançon du succès!
De l’écran à l’écrit
Il allait de soi que cet extraordinaire homme de cinéma que fut Prévert aurait aussi pensé aux enfants dans sa création filmique. Deux films inoubliables, qui montrent «la connerie du monde et la beauté des êtres», ont connu des versions livresques.
Dessin animé inspiré par La Bergère et le Ramoneur d’Andersen, Le Roi et l’Oiseau où l’amour des deux héros viendra à bout de la tyrannie de «Charles Cinq et Trois font Huit Huit et Huit font Seize», roi de Takicardie, est un film merveilleux, où l’humour et la poésie se conjuguent à la révolte contre l’oppression.
L’idée est née en 1946. Un premier dessin animé voit le jour en 1947 sans l’accord des auteurs. Prévert et Paul Grimault retravailleront à ce projet de 1967 à 1979. et il n’est apparu à l’écran sous le titre Le Roi et l’Oiseau qu’après la mort du poète, près de 34 ans après l’émergence du sujet dans les conversations des deux auteurs. Il obtient le Prix Louis Delluc en 1979 et a été décliné en album chez Gallimard en 1980.
En 1949, Albert Lamorisse réalise, avec un commentaire de Jacques Prévert, Bim le Petit âne , projeté pour la première fois en février 1951. Un livre tiré du film paraît à La Guilde du Livre l’année suivante et il sera réédité par L’ Ecole des loisirs en 1976.
Entièrement tourné en Tunisie, il porte un regard plein de respect et de justesse sur la culture maghrébine, sans orientalisme de pacotille, et sur la condition sociale des enfants colonisés, sans paternalisme.
L’histoire d’Abdullah se déroule (encore!), dans une île et raconte (encore!) une révolte contre l’injustice. L’île orientale n’est pas nommée, et les sentiments des jeunes héros s’expriment avec profondeur, loin de tout stéréotype réducteur.
Le ton est alors à l’émotion, certes pas à la farce, mais Baladar se profile entre les lignes et les images.
Les Enfantina d’André François
Même si André François se considérait plus comme un peintre que comme un illustrateur et même si le grand public voit surtout en lui l’affichiste et le dessinateur de presse, on ne peut qu’admirer l’apport d’André François à l’édition pour la jeunesse que son imagination, son audace et son esprit libertaire jamais pris en défaut ont à jamais bouleversée.
Dès la fin de la guerre, alors qu’il est encore réfugié dans le midi, André François publie, sur un texte d’Auguste Bailly, à Clermont-Ferrand, son premier livre d’enfants, Pitounet et Fiocco.
Puis il illustre C’est arrivé à Issy-les-Brioches qui ne sera publié qu’en 1949.
Ces deux petits albums pleins de charme désuet sont influencés encore par le style de Peynet, et un peu aussi celui d’Effel.
En 1947, il dédie à ses deux enfants L’Odyssée d’Ulysse , sur une histoire racontée par Jacques Lemarchand, et y dessine, avec une griffe plus personnelle, se premières sirènes.
Dès 1949, il publie, à New York et Philadelphie, Little Boy Brown de Isobel Harris, tendre et délicieusement joyeux, dans l’esprit de ses nombreuses contributions à la presse…
On vous l’a dit? inaugure, en 1954, deux ans après Baladar, sa fructueuse collaboration éditoriale avec son ami Robert Delpire. Les images farfelues et désinvoltes de l’album seront reprises par l’édition américaine dans.An Idea is like a Bird de Peter Mayer en 1962.
En 1956, les deux complices mettront sur le marché Les larmes de crocodile, livre-objet judicieux et malicieux qui est devenu, à juste titre, un très grand classique du livre d’enfance. Aujourd’hui encore, il n’a pas pris une ride, et il étonne toujours par la créativité et la pertinence de sa maquette, la liberté du trait, et la drôlerie du texte écrit par André François lui-même. Après des avatars éditoriaux plus ou moins réussis, il a été réédité à l’identique en 2004 pour l’exposition L’épreuve du feu du Centre Pompidou et connait de nombreuses traductions.
C’est encore Delpire qui édite, en 1963, la version française de Tom et Tabby de John Symonds, éditeur de la revue Lilliput, avec des dessins énergiques et audacieux.
André François publie beaucoup pour la jeunesse aux Etats-Unis, en particulier sur des textes d’écrivains anglais comme John Symonds (The Magic Currant Bun, Travelers Three , William Waste, The Story George Told Me, Grodge-Cat and the Window Cleaner) et Roger McGough (Mr Noselighter) qui ne sont hélas! pas traduits à ce jour.
En revanche, on trouve, sur le marché français, Arthur le Dauphin qui n’a pas vu Venise du poète et critique américain John-Malcolm Brinnin et Roland de Nelly Stéphane.
Prince de l’humour, André François a été l’auteur-illustrateur de Qui est le plus marrant?, paru, en 1971, à L’Ecole des loisirs, maison d’édition dont il a créé le célèbre logo du papillon-lecteur, album traduit en anglais, italien et allemand, mais introuvable aujourd’hui.
Jacques et le haricot magique, est heureusement toujours disponible dans la collection Grasset-Monsieur Chat dirigée de main de maître par Etienne Delessert qui s’est assuré la collaboration des plus grands noms du graphisme.
Il a travaillé plus tardivement avec l’écrivain François David. Les livres qu’il a illustrés pour lui, Le fils de l’ogre et Le calumet de la paix, sont d’une exceptionnelle inventivité graphique, mais plus sombres, grinçants, presque dérangeants.
Au fil des ans, l’humour d’André François, que sa femme appelle très justement «la pudeur des tragiques», perd sa grâce naïve, se teinte de désespoir et s’éloigne, même dans ses publications pour la jeunesse, de l’univers d’enfance.
Une oeuvre passionnante et diverse, en grande partie méconnue, qui mériterait d’être promue et rééditée comme l’est celle de Prévert, son complice d’un livre exceptionnel.
Rendez-vous à La Hague
«Et la mer est belle comme l’amour. »
Jacques Prévert La femme acéphale Gallimard, 1975
«La mer, c’est bien. Ce serait dommage qu’il n’y en ait plus.»
André François André François, l’artiste Film de Sarah Moon, 2004
Une maison à Auderville
C’est à Dieppe que, étonné et ébloui, André François découvre la mer pour la première fois, en compagnie de sa femme Marguerite, à la veille de la guerre. Curieusement, elle lui rappelle les vastes plaines de son Banat natal et ses vacances à la ferme chez un de ses nombreux oncles, parmi les vaches et les chevaux.
Plus tard, il peindra les douces collines paisibles et familières du Vexin, son terroir d’adoption, qui ondulent comme des vagues..
Les horizons mouvants et infinis de la Manche le bouleversent et la famille fera de nombreuses escapades dans les îles anglo-normandes. Un jour où ils n’ont pu embarquer pour Sercq, ils découvrent, à la pointe venteuse du Cotentin, Goury et ses chambres d’hôtes, que Prévert leur avait vivement recommandés.
Le couple achètera, en 1969, à Auderville, une maison de pays au toit de schiste, dénichée par le père de Gérard Fusberti, entrepreneur en maçonnerie, qui fera les premiers travaux d’aménagement.. Située dans un site exceptionnel, elle a gardé, au fil du temps, son émouvante simplicité.
André François peindra alors les éclaircies et les nuages de Normandie, ses collines et ses prés, ses rivages et ses tempêtes. Ses étendues marines sont souvent romantiques, avec le couvercle tumultueux de leurs ciels bas et lourds.
C’est ainsi qu’il a créé en 1990 pour l’éditeur François David, son voisin des bords de mer, une superbe affiche, Un dragon peut en cacher un autre, où le rivage prend une silhouette de monstre mythologique. Pour les exigeantes éditions Motus, installées à Landemer, il illustrera Le Fils de l’Ogre et, toujours avec François David, mais chez Lo Païs, il fera les croquis grinçants et inspirés du Calumet de la paix.
Arpentant les grèves, il ramasse galets et bois flottés qu’il intègre avec humour et poésie dans de nombreuses compositions, en particulier dans ses innombrables dessins et peintures de sirènes, à l’érotisme lyrique, joyeux ou inquiétant, réunies dans le recueil Sirénades paru au Seuil en 1998.
Nouvel Ulysse, il s’est laissé séduire, sur les plages et les rochers, par leurs troublants appels.
Les paysages où elles s’échouent sont ceux du Cotentin – Jobourg, Ecalgrain, Gréville – , et elles s’y mêlent à des personnages et des objets récurrents de son univers graphique, les marins et les bateaux, forcément, mais aussi les cafetières, les dominos ou le crâne, et elles arborent sensuellement des poitrines généreuses et de très baudelairiennes chevelures.
Toutes ces œuvres inspirées par des lieux aimés sont créées avec les techniques les plus diverses et inattendues, et la plupart du temps, commentées de savoureuses légendes calligraphiées où ce Français d’adoption fait montre d’une parfaite maîtrise des jeux de langue.
Boris Vian a lui aussi séjourné dans La Hague, durant son enfance à Landemer et plus tard à Goury. En 1981, André François ponctuera L’Arrache-cœur d’images violentes et sarcastiques.
L’ écrivain Vincent Pachès, directeur de la revue de santé mentale VST pour laquelle André François a réalisé des dessins bouleversants, fait le pélerinage à Auderville. Sarah Moon y photographie une mystérieuse fête foraine.et Robert Delpire, son éditeur et ami de toujours, préfacera le catalogue de l’exposition Matières du rêve présentée au Centre Culturel de Cherbourg en 1993.
Après la mort d’André François, la maison reste une demeure de vacances familiales.
André et Marguerite François ont planté un camélia dans les Jardins en hommage à Prévert de Gérard Fusberti..
Une maison à Omonville
L’ami Jacques a lui aussi élu domicile, en 1970, un an après les Farkas et quelques années après son ami et complice Alexandre Trauner, dans un de ces villages du bout du monde, Omonville-la-Petite. Il y passera ses dernières années et sera inhumé dans le cimetière du village, au pied de l’église, où reposent aussi sa femme Janine, sa fille Michelle, et aussi son ami Trau.
Grand amoureux de la mer qu’il connait depuis son enfance, Prévert, dont le père est originaire de Pornichet, passe des vacances en Bretagne, puis découvre le Finistère dès les années 20 avec Marcel Duhamel et le peintre Yves Tanguy, originaire de Locronan.. Les terres perdues entre ciel et mer le fascineront toujours.
Plusieurs de ses films se déroulent dans les atmosphères brumeuses et interlopes de ports balayés par les vents du large, Le Quai des brumes au Havre, La Marie du port à Cherbourg, Remorques à Brest. Et un projet non abouti, L’île des enfants perdus, eût dû se dérouler à Belle-Ile.
Jacques Prévert connait La Hague, autre Finis Terra, depuis fort longtemps. En 1930 déjà, il séjourne avec Simone, sa première femme, et le couple Batcheff, dans le pittoresque petit port d’Omonville-la-Rogue. Vingt ans plus tard, alors qu’il vit à Antibes, il vient faire un séjour d’été à Goury avec son ami Ernest Jacques, tisserand à Saint-Paul-de-Vence, puis revisite avec lui Omonville-la-Rogue pour la Toussaint 1961.
Installé Cité Véron à Pigalle, il vient fréquemment à La Hague qui garde, malgré la construction de l’usine atomique qu’il appelle «la Cathédrale», la grandeur sauvage de ses rivages marins et le charme de ses ports avec leurs bistrots truculents, de ses bourgades et hameaux à la robuste authenticité et de ses chemins rustiques et odorants; Il loge chez Gérard Fusberti puis, à partir de 1968, à l’Hôtel de l’Erguillière, au dessus de Port-Racine.. Il retrouve Alexandre Trauner à Omonville-la-Petite, petit village d’une centaine d’habitants qui a le mérite d’avoir une petite école, et …le défaut de ne pas avoir de bistrot!
En 1970, à la suite du décès de la mère de Janine, sa femme, les Prévert achètent, avec l’argent de l’héritage, une maison dans le Val d’Omonville.Trau, grand décorateur devant l’Eternel, s’occupera, en voisin, des indispensables travaux de rénovation et Guillaume, fils d’Eric Pellerin, qui a créé un étonnant jardin botanique au proche manoir de Vauville, transforme le petit verger normand en un jardin poétique, propice au rêve et à la méditation, protégé des regards indiscrets par une fantastique haie de gunneras manicatas, et fleuri de camélias, de rosiers et d’éclatants tournesols.
Lorsque la santé de Jacques décline, le couple ne quitte guère plus La Hague, où il mène une vie simple, avec Nénette, leur «dame de compagnie», entourés d’amis proches et fréquentant aussi les gens du pays, paysans.et pêcheurs.
Prévert se promène dans la campagne et sur les bords de mer. Même s’il dit prendre «plaisir à ne rien faire», il continue à travailler avec Grimault pour Le Roi et l’Oiseau dont il ne verra pas la sortie. Il réalise de nombreux nouveaux collages et il écrit, toujours avec la même verve anticonformiste et une conviction idéologique intacte, à jamais insoumis.
Il rend hommage à Gérard Fromager (Rouge), Fabien Loris (Le fil des jours), Marcel Jean (Eaux-fortes).. Il publie Fêtes avec Calder, Hebdromadaires avec André Pozner et encore Choses et autres.
Beaucoup des textes de cette fin de vie, féconde malgré la maladie, paraîtront à titre posthume comme Adonides avec Miro.
L’ami Prévert meurt dans son atelier d’Omonville, le 11 avril 1977, d’un douloureux cancer du poumon.
Sa fameuse clope au bec, que l’on voit sur tant de ses photos, aura eu cruellement raison de lui.
Sa femme demeure dans sa maison du Val jusqu’à son décès en 1993, souhaitant qu’elle devienne lieu de visite et de mémoire. Le Conseil Général de la Manche en fait l’acquisition en 1995 et elle est désormais ouverte au public grâce à l’aide constante et convaincue d’Eugénie Bachelot-Prévert qui conserve avec ferveur la mémoire de son grand-père.
Une exposition qui a eu lieu à Maison Jacques Prévert, Omonville-la-Petite
du 06/06/2009 au 30/09/2009