Extraits du catalogue
André François
Un graphiste du dimanche ?
Un célèbre inconnu
Le 26 septembre 2017 disparaissait l’éditeur Robert Delpire. Dans les oraisons funèbres prononcées lors de ses émouvantes obsèques, le nom d’André François, le grand ami, le presque frère, fut convoqué à maintes reprises, en particulier par Françoise Nyssen, notre ministre de la culture, et Sarah Moon, compagne de Bob Delpire. François Barré, qui évoqua autrefois la « majesté modeste » d’André François, l’a lui aussi chaleureusement cité et a déploré, lors de son éloge posthume, l’actuelle perte de lisibilité de son nom, alors qu’il occupa, un temps, une place lumineuse au panthéon des arts graphiques.
Grand expert en arts s’il en est, François Barré a fichtrement raison.
Louangé par ses pairs durant près de trois générations, André François est désormais trop méconnu du grand public qui, il y a près d’un demi siècle, pouvait admirer ses affiches publicitaires, commerciales et culturelles, sur tous les murs des villes européennes. Ses dessins de presse étaient publiés non seulement dans notre vieux continent, mais aussi aux États-Unis, et ses livres illustrés diffusés sur toute la planète.
A cette plongée dans un semi oubli, de multiples raisons. André François était un homme discret. Trop discret ? Il vivait, avec son épouse Marguerite, à Grisy-les Plâtres, un petit village du Vexin et boudait les manifestations parisiennes. Il fut, certes, célébré par de prestigieuses expositions en France, dans des galeries diverses (Martine Gossieaux, Lefor-Openo, Atelier An-Girard, Delpire, La Hune…) et dans de fort nobles institutions (Musée d’Art moderne, Musée des Arts décoratifs, Centre Pompidou…), et aussi un peu partout sur la planète, au Japon particulièrement. Même s’il n’a jamais au grand jamais recherché les honneurs, il reçut à Paris le Grand Prix national d’Arts graphiques et le Prix Honoré, à New York la Médaille d’or de l’Ars Directors Club, il fut membre honoraire du Royal Designers of Industry, et, depuis 1977, Doctor Honoris Causa du Royal Collège of Art de Londres. Il a également présidé un jury d’Arts graphiques au Japon.
Mais il fuyait de plus en plus, au fil des années, les rendez-vous avec les médias. Il avait été plus conciliant dans sa jeunesse, acceptant l’invitation de Pierre Dumayet dans ses Lectures pour tous, ou de Bernard Pivot dans ses regrettées Apostrophes. Il fut filmé par les télévisions américaine et hongroise, par Téri Wehn-Damish dans son remarquable Zig-Zag et, avec une vive émotion, par la vidéaste et photographe Sarah Moon. Des monographies, des catalogues et de nombreux articles de presse lui furent consacrés. Mais l’âge venant, avec ses chagrins et ses soucis, il s’est replié dans une vie quasi érémitique.
Il faut dire que sa fin de vie ne fut guère épargnée. Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2002, pour des causes demeurées obscures, son atelier de Grisy s’enflamme et la presque totalité des œuvres qu’il contenait – dessins, peintures, archives, presse, gravures, sculptures, décors de théâtre… – est réduite en cendres. Épaulé par sa famille, après quelques mois d’état de choc, il surmonte cette tragédie et crée de nouveau, à 87 ans, avec une fébrilité juvénile retrouvée, en une forme d’oblation conjuratoire, des œuvres où il a intégré les débris calcinés ou fondus ramassés dans les décombres. Ces chefs d’œuvre crépusculaires et particulièrement chargés d’émotion ont été montrés par Bob Delpire à Beaubourg, au printemps 2004, dans une exposition rédemptrice, L’Épreuve du feu : un bouleversant chant du cygne avant sa mort qui survint le 11 avril 2005.
La perte de ses œuvres dans cet épouvantable incendie et la lenteur du règlement de sa succession ont éloigné – momentanément, on l’espère – tout projet d’une grande rétrospective. Quant au Centre André François que j’ai créé en 2010 et qui lui avait consacré cinq expositions, il semble avoir pris, depuis mon départ, d’autres orientations. Gageons, là aussi, que la dérive est provisoire.
J’eus la chance infinie de nouer des liens d’amitié avec André François, sa femme et ses enfants. Je n’ai cessé de rechercher, dans les galeries, librairies, boutiques en ligne et ventes aux enchères, les œuvres sur papier du maître, collecte devenue indispensable depuis l’incendie de l’atelier. C’est cette collection personnelle qui est, en partie, montrée ici.
L’original du visuel choisi par Camille Scalabre nous a été prêté généreusement par la famille d’André François. Miraculeusement intact, il est rescapé de l’incendie de l’atelier. Il avait fait partie des quelque 180 dessins auréolés d’une dentelle funèbre de papier brûlé réunis dans ma bouleversante exposition André François le Phœnix au Centre André François en 2012. Ce fut un moment riche de nostalgie et d’émoi partagés.
Fasse le ciel que notre exposition à l’École Estienne soit salutaire et fasse connaître quelques-unes des multiples facettes d’une œuvre exceptionnelle. Qu’elle incite les jeunes étudiants à puiser bonheur et inspiration dans l’exemple d’un immense artiste.
Les années d’apprentissage
André Farkas dit François, né à Temesvar (aujourd’hui Timisoara) le 9 novembre 1915, trouve place parmi les grandes figures de la diaspora roumaine, aux côtés de Brancusi, Cioran, Eliade, Enesco, Istrati, Ionesco, Nouveau, Steinberg, Tsara…
Issu d’une famille d’origine hongroise, son enfance se passe au Banat, province de l’empire austro-hongrois qui s’intègrera à la future Roumanie. Andrei Farkas parle le hongrois de ses racines familiales, le roumain de sa ville natale, l’allemand de l’occupant autrichien et prend des leçons de français auprès d’une demoiselle Jacopin qu’il n’oubliera jamais. L’anglais, il l’apprendra, sur l’oreiller, de sa très britannique épouse, et il sera un parfait polyglotte, s’exprimant sans accent dans cinq langues. Il n’avait qu’une sœur, Violette, un peu plus âgée que lui, qui, elle aussi, rejoindra la France. Son père, lui, avait deux sœurs et douze frères. L’un d’eux, l’oncle Armand, fugua à l’aube de son adolescence pour suivre un cirque de passage. Devenu avaleur de sabres, acrobate, écuyer et jongleur, ce géant de plus de deux mètres séduisit cavalièrement Wilhelmine Salomonsky, veuve du Barnum russe, et devint directeur des cirques de Moscou, de Saint Petersbourg et de Riga, avant de faire faillite et de se suicider : un destin bigrement romantique propre à faire fantasmer un neveu rêveur et imaginatif, et ancrer en lui un indéfectible amour pour les arts circassiens.
Timisoara est une ville mélancolique, qui garde de son passé historique compliqué une passionnante superposition de civilisations. Depuis la Rome antique, il y a eu là, et des Français, et des Turcs, et des Autrichiens, et des Hongrois, et des Italiens… On y est juif, catholique, protestant, musulman, orthodoxe… Les architectures où domine un somptueux baroque, gardent la marque de tous ces passages et il en sera de même de l’œuvre inclassable et libre d’André François qui n’appartient à aucune école et où on peut savourer les miels épicés par tous ces métissages culturels.
Il veut devenir peintre, « un métier de crève-la-faim », disent ses parents et il doit leur promettre de préparer un professorat de dessin pour obtenir, à seize ans, l’autorisation de se rendre à Budapest pour y fréquenter l’École des Beaux-Arts. Il s’y ennuie, il rêve de Paris, il connaît les affiches de Cassandre et souhaiterait profiter de son enseignement. Enfin, en 1934, il part en France. Malgré son impécuniosité, son vœu est exaucé et il est accepté dans les cours de Cassandre. Il décroche l’unique emploi salarié de son existence chez un entrepreneur qui travaille pour l’Exposition universelle de 1937 et un contrat aux Galeries Lafayette pour lesquelles il peint des panneaux publicitaires, puis dans un laboratoire pharmaceutique où il réalise des
« réclames ». Et il publie ses premiers dessins de presse.
Sa patte s’affermit peu à peu, développant progressivement une manière de plus en plus personnelle.
Après sa naturalisation, ayant choisi un pseudonyme qui honore sa patrie d’adoption, André François est versé dans la classe 40 mais en raison de la défaite française, il ne sera pas incorporé.
André épouse, au début de la guerre, Margaret Edmunds, fille d’un fonctionnaire de Sa très gracieuse Majesté en poste aux Indes et le couple se réfugie en zone libre. Ils partent d’abord, avec leur fils Pierre à peine âgé de trois semaines, dans le Lot-et-Garonne où ils sont accueillis dans la propriété de Jean Néel, directeur de l’École alsacienne où fut, un temps, scolarisée Marguerite.
Puis ce sera Marseille. André participe à la décoration d’assiettes humoristiques et fournit quelques dessins à la presse locale et à des journaux parisiens cantonnés dans le Midi.
Leur logement marseillais, infesté de punaises, ils le quittent pour échapper à la menace du STO et gagnent la Haute-Savoie, occupée par les Italiens, avec Pierre et Katherine, leur fille, née en 1941.
Il dessine autant que faire se peut en ces temps difficiles, participe à une brochure collective imprimée à Bellegarde, dans l’Ain, Devant le marché noir, avec plusieurs dessinateurs dont Aldebert, Effel, Peynet et Sennep et publie avec Auguste Bailly, à Clermont-Ferrand, un premier livre d’enfants au charme désuet, Pitounet et Fiocco le petit nuage. Est-il audacieux de voir, dans la dernière image de ce petit album créé en 1943, où le jeune héros contemple le bleu du ciel nocturne, une transfiguration optimiste de l’étoile alors si tragiquement discriminante ?
Enfantina
André François se considérait plus comme un peintre et un sculpteur que comme un illustrateur et le grand public voit surtout en lui l’affichiste et le dessinateur de presse. Très riche, cependant, est son apport à l’édition pour la jeunesse que son imagination, son rejet de toute infantilisation et son esprit libertaire ont à jamais bouleversée.
Car Pitounet et Fiocco sera suivi de beaucoup d’autres, de plus en plus personnels et audacieux.
C’est arrivé à Issy-les-Brioches, écrit et illustré durant la guerre, ne sera publié qu’en 1949. C’est le premier titre dont André François est à la fois auteur et illustrateur et il reste influencé par le style de Peynet, et un peu aussi celui d’Effel. C’est un livre riche de promesses, qui inaugure joyeusement la thématique circassienne dans son œuvre.
En 1947, il dédie à ses deux enfants un album superbe, L’Odyssée d’Ulysse, sur une histoire magistralement racontée par le romancier et critique de théâtre Jacques Lemarchand. Il y dessine, avec une manière plus hardie, ses premières sirènes, créatures mythologiques dont la sensualité trouble obsèdera les images de toute sa vie. Le trait s’est affirmé et la mise en pages harmonieuse ajoute à la beauté de ce petit chef d’œuvre traduit à New York en 1960 et aujourd’hui introuvable.
Ce récit des Adventures of Ulysses n’est pas sa première parution pour la jeunesse aux Amériques. En 1949, à New York et Philadelphie, est édité Little Boy Brown sur un texte de la musicienne Isobel Harris. La sensibilité de l’auteur et sa discrétion s’allièrent à merveille avec la tendre fantaisie d’un André François déjà au mieux de sa forme. MeMo, avec le soin extrême qui caractérise cette belle maison, a heureusement traduit cet album peint dans toutes les nuances de brun, en harmonie avec le nom de son jeune héros (Le Petit Brown, 2011).
Sa collaboration la plus fructueuse, en Grande Bretagne, aux États-Unis et au Canada, fut avec le romancier et poète anglais John Symonds, un temps directeur de la revue Lilliput. Ils concoctèrent six livres ensemble, un petit roman en 1947, William Waste, puis The Magic Currant Bun (1952), Travelers Three (1953), The Story George Told Me (1964), Grodge-Cat and the Window Cleaner (1965) et Tom et Tabby (1964), avec son élégant camaïeu de bruns, seul paru en France (Delpire, 1963, réédité en co-édition avec Le Nouvel Obs en 1980). Le dynamisme de leur graphisme bicolore et leur humour font de The Magic Currant Bun, vert et noir, et de Travelers Three, noir et rouge, deux petits bijoux qui attendent depuis trop longtemps leur éditeur francophone.
L’inventivité cocasse du britannique Roger McGough, l’un des dialoguistes du film d’animation des Beatles Yellow Submarine, lui a inspiré les images drôlissimes de Mr Noselighter (1976), jamais traduit.
L’histoire abracadabrante du petit magicien Roland, écrite par Nelly Gensbourger-Stéphane et d’abord parue aux USA et en Allemagne, a eu plus de chance car elle a été éditée par Circonflexe et La Joie par les livres en 1992 dans la collection patrimoniale Couleurs du temps.
Christiane Abbadie-Clerc, en 1997, a la bonne idée de confier à un éditeur bordelais, Le Mascaret, Arthur le Dauphin qui n’a pas vu Venise, petit conte rêveur et sensible du poète et critique américain John-Malcolm Brinnin (1961). L’édition française fut accompagnée d’une lithographie du Grand Canal devenue célèbre.
Si ces livres parus en terre anglo-saxonne sont exceptionnels, les parutions françaises ne leur cèdent en rien, loin s’en faut. Ainsi la complicité jouissive d’André François avec Jacques Prévert a donné naissance au Point du Jour, sous la houlette de René Bertelé, en 1952, à Lettre des îles Baladar, remarquable pamphlet contestataire, résolument anticolonialiste et antiraciste, marginal dans un contexte éducatif cocardier, qui, avec son écriture audacieuse et son graphisme époustouflant, bouscule les conservatismes et garde à jamais une tonique actualité. Après quelques avatars éditoriaux décevants, l’album incontournable de ces deux joyeux drilles grandement inspirés a été réédité avec sa maquette originelle (Gallimard, 2007).
On vous l’a dit? , sur un texte poétiquement surréaliste de Jean l’Anselme, inaugure, deux ans plus tard, son inégalable collaboration éditoriale avec son ami Robert Delpire. Les images à la poésie farfelue et désinvolte de l’album, qui ont sucité l’enthousiasme de Pierre Dumayet, seront reprises par l’édition américaine dans.An Idea is like a Bird sur un texte de Peter Mayer en 1962.
Après une avant-première, en avril 1953, dans le numéro 9 de la revue Neuf, les deux amis devenus inséparables mettront sur le marché, en 1956, Les Larmes de crocodile, livre-objet judicieux et malicieux qui est devenu, à juste titre, un très grand classique du livre d’enfance. Aujourd’hui encore, il n’a pas pris une ride et il étonne toujours par la créativité et la pertinence de sa maquette, la liberté du trait, et la drôlerie du texte écrit par André François lui-même. Après la perfection de cette belle édition parue dans la collection Dix-sur-dix, on ne peut qu’être déçu par les médiocres relookages de Faber (1969) ou de Gallimard (Folio Benjamin, 1980 et surtout 2007). Il a été réédité, à l’identique de l’étui de 1956, en 2004, pour l’exposition L’Épreuve du feu du Centre Pompidou, puis en 2010, et il a été traduit en 23 langues.
En 1967, Les Larmes de crocodile entre dans l’épatante collection interactive Actibom, si hardie dans son concept, et recevra le Prix Loisirs Jeunes.
Robert Delpire qui fut aussi l’agent d’André François pour de nombreuses campagnes publicitaires, a, en 1956, édité, pour les Laboratoires Beaufour, Les Rhumes, rareté bibliophilique jubilatoire qui fait, à grands coups de calembours et calembredaines, la promotion de l’ Ascorbate de Lysine. Ce bijou inventif et drôle est désormais rangé dans les albums pour la jeunesse, même s’il est censé viser un public bien plus large. Il fut réédité en 2011 sans l’appareil publicitaire et traduit en 2012 (Never Catch a Cold, The Creative Company).
Prince de l’humour, André François a été l’auteur-illustrateur, en 1970, de You are Ri-di-cu-lous à New York et Toronto, joute picrocholine insolite entre la lune et le soleil inspirée par une gravure de Dürer. L’École des loisirs, dont il venait de créer l’affiche et le célèbre logo du papillon-lecteur, l’éditera deux fois, en 1971 (Qui est le plus marrant?) et, quelque peu modifié, en 2011 (Ri-di-cu-le).
Jack and The Beanstalk publié par Rita Marshall (Creative Education, 1983), est la seule incursion d’André François dans l’univers du conte traditionnel. Sa version française, Jacques et le haricot magique (1983), parut dans la l’épatante collection Grasset-Monsieur Chat, dirigée de main de maître par Etienne Delessert qui s’y est assuré la collaboration des plus grands noms du graphisme. Il fut aussi publié en allemand, espagnol, catalan et japonais.
La famille Farkas a acquis, à Auderville, à la pointe venteuse du Cotentin, près d’Omonville où vivent ses amis Prévert et Trauner, une maison de grès ensevelie sous les hortensias. C’est ainsi qu’André François a fait la connaissance de son presque voisin l’écrivain-éditeur François David, installé à Landemer. Avant les sobres croquis du Calumet de la paix (Lo Païs, 2002), il a illustré son texte du Fils de l’ogre (Motus – Hoebecke, 1993), avec une exceptionnelle inventivité graphique, violente, sombre, grinçante, d’une cruauté dérangeante qui l’apparente parfois à Francis Bacon ou à Chaïm Soutine.
Au fil des ans, l’humour d’André François, que sa femme Marguerite, décédée le 5 mars 2011, appelait très justement « la pudeur des tragiques », perd sa grâce naïve et sa gaieté communicative pour se teinter, même dans ses publications pour la jeunesse, d’un sombre désespoir.
Illustration pour adultes
Grand admirateur de Denis Diderot dont il partageait l’esprit contestataire et le mépris des conventions,
André François, sollicité par Louis Aragon, a griffé, d’une plume alerte, une quarantaine de dessins pour illustrer Jacques le fataliste et son maître paru à La Bibliothèque française en 1947. L’ensemble des originaux de ce livre a été mirifiquement retrouvé, dans une vente, par le galeriste parisien Michel Lagarde. L’artiste qualifiait lui-même le style de ses images comme « plutôt baroque et compliqué, tout à fait à l’opposé de ce qui se faisait à l’époque ».
En revanche, Les huit dessins intégrés à Beau masque de Roger Vailland (Gallimard, 1954) sont singulièrement proches des épures d’un Steinberg. Détail révélateur du statut secondaire de l’illustrateur dans l’édition de cette époque, André François n’en est crédité nulle part mais chaque dessin est bel et bien signé.
André François lisait de très près les livres qu’il illustrait ou ceux, très nombreux, dont il composa la couverture pour Penguin et de nombreux éditeurs français, avec la part belle à la collection Folio de Massin. Les inventorier permet de reconstituer un peu de sa bibliothèque de cœur : Faulkner, Caldwell, Céline et tant d’autres dont Romain Gary alias Émile Ajar. Il illustra la couverture de La Vie devant soi alors que le roman portait encore son premier titre, vite abandonné, Le Silence des pierres, ce qui lui autorisa une nativité incongrue composée avec ses chers galets des plages de Normandie. Après le refus d’une couverture par Nabokov, il avait dit, par boutade, préférer les auteurs défunts, car « ils ne se sont jamais plaints ».
D’où son choix de Balzac ? Il ponctua, en Allemagne, à la suite de Gustave Doré et Albert Robida, un Conte drolatique de nerveux croquis à l’encre (Die Belustigungen des guten Königs Loys des Elfsten, 1957).
Les années cinquante ont vu l’émergence de clubs du livre qui ont employé des artistes et des maquettistes de talent comme Massin ou Pierre Faucheux. La place de l’image n’y a pas toujours la même importance. Ainsi, pour un second Jacques le Fataliste (Club français du livre, 1953), Le Meilleur des mondes de Huxley (Club du Libraire- Plon, 1961) ou Dix-neuf Contes de Mark Twain (Club des Libraires de France, 1955), seules les pages de garde ou de titre sont illustrées.
La riche contribution d’André François à Ubu Roi, le chef d’œuvre iconoclaste d’Alfred Jarry (Le Club du Meilleur livre, 1957), avec ses vingt dessins à la plume, savoureusement grotesques, où l’inventivité graphique concurrence les audaces verbales, n’est pas près d’être égalée. Les portraits en pied du couple royal, ridicule et inquiétant, sont des merveilles du genre. Il faut dire aussi que le livre est hautement servi par la maquette inattendue de Massin et son choix d’alterner deux sortes de papier, le Djebel blanc des Papeteries Prioux pour les images et un papier « de boucherie » bistre pour le texte.
Si tu t’imagines, recueil de poèmes de Raymond Queneau (Rombaldi, 1979), est moins connu. C’est pourtant une éblouissante réussite favorisée par un usage expert de la couleur, absente des publications pour adultes précédentes. Mais deux décennies ont passé depuis Ubu et l’œuvre d’André François, si elle garde sa dimension goguenarde, vire désormais au tragique. Le sourire se fait ricanement et le lyrisme déploration. Souvenirs d’enfance truculents frôlant la trivialité, cours fluvial d’une Seine dévoratrice charriant peines et chagrins, vieillard prostré dans l’attente d’une mort salvatrice, corps avachis dans la nostalgie des amours mortes, vision terrorisante de la mer : que des faridondaines et turlutaines désespérées qui s’accordent avec celles de l’auteur.
Le roman de Boris Vian, L’Arrache cœur (Editions André Sauret, 1981), se déroule à Landemer où l’écrivain a passé son enfance. Adulte, il retourne en vacances à Goury près d’Auderville où André François fait de longs séjours. Mais ce n’est pas la splendeur de ces paysages côtiers familiers qui a inspiré l’auteur et l’illustrateur, même si elle reste présente en arrière-plan d’une intrigue où le vide le dispute à la mort. Tout est dans la dérision et le rire est amer. La thématique, les protagonistes et les événements du roman sont inspirants pour l’artiste. En vrac : satire d’une psychanalyse qui vide les gens des leur substance, sadisme d’une sanglante gésine, cynisme de la foire aux vieillards, découverte goulue d’un cheval crucifié, misogynie engendrée par une mère étouffante et castratrice, rôle magique de limaces bleues, allusions salaces, refoulement de la honte, évasion surréaliste d’enfants marginaux… L’absurde et le merveilleux s’allient au glauque et à l’horrible et s’expriment dans des images insolentes à l’incohérence très maîtrisée et à la palette luxuriante.
L’amitié d’André François avec Pierre Etaix, cimentée par leur passion commune pour le cirque, se matérialise par quatre affiches légendaires. Le graphiste s’y affranchit de la lettre pour représenter l’esprit avec une distance teintée d’humour (Le Soupirant, 1963 – Le Grand amour, 1969) – Le Pays de Cocagne, 1970 et Yoyo, deuxième sortie, 1981). C’est avec la méchanceté qui acidifie Le Pays de Cocagne, qu’ils ont concocté plus tard, en 1996, Je hais les pigeons, petit album ambigu, émaillé de croquis rapides au crayon. On y a vu parfois, au premier degré, une profession de foi aigrie et haineuse. Mais ne serait-ce pas plutôt une métaphore qui stigmatise le racisme et la xénophobie ordinaires ? Quand on connait ces deux compères, on ne devrait même pas se poser la question…
André Balthazar, directeur des éditions belges du Daily Bul, « en culottes courtes », admirait déjà André François. Il publia, en 1980, The eggzercise Book, petit joyau d’humour au graphisme minimaliste qui présente vint-deux variations ovées illustrant d’un crayon léger un imagier de mots au préfixe ex (eggs!). Un petit opus eggzeptionnel !
En 1998, Le Seuil publia Sirénades, un séduisant pot-pourri de toutes les représentations de ses inquiétantes sirènes à l’érotisme envoutant et maléfique.
Profuse fut la collaboration d’André François avec Vincent Pachès.
En 1995, ils partagent avec Roman Cieslewicz un projet graphique, variations ludiques sur les dominos (Dominos Dominus).
Émouvant recueil d’autoportraits de l’artiste en clown, à l’ironie tragique, Reste(s), est griffé à l’encre noire. Seule la couverture est en couleurs et, fait troublant, jaune est l’étoile cousue sur la poitrine du pitre. Il fut édité par Savon rouge, maison éphémère et confidentielle créée par André François et Vincent Pachès pour publier leurs œuvres (1997). « Encore une activité à but non lucratif », ironisa Marguerite…
Savon rouge éditera La Bonne Distance, dans l’esprit des contributions à la revue VST.
Daily Bul publia des affiches, des estampes et deux livres d’artiste. Le Silence, avec ses dessins vigoureux et douloureux reproduits sur beau papier avec élégant emboîtage toilé, est une belle réussite (Texte de Vincent Pachès, 2002). Pour Le Voyage de V. (2000), il ne s’agit pas d’illustrations à proprement parler. En vis à vis des textes de Vincent Pachès, sont reproduites des œuvres diverses, gravures, sculptures, collages, peintures choisies, dans l’atelier de Grisy avant le drame, en raison de leur parenté avec les mots. Une délicieuse vahiné, qui servit de visuel pour une exposition agreste et festive au Centre culturel de Verderonne, s’accroche à la couverture.
Presse
Les autres livres signés par le binôme François-Pachès sont tous des recueils de dessins de presse commentés. Ainsi, les eaux fortes publiées dans Le Monde de janvier 2000 à avril 2001, imprimées sur pur chiffon, ont fait l’objet d’un luxueux port-folio, Animots (Maurice Felt en co-production avec Arjo Wiggins & Le Monde, 2001), repris en numérique par La Boîte à gants en 2009. On les trouve aussi dans Scènes de ménagerie au Seuil (2001).
Les dessins publiés dans la revue de santé mentale VST dont Vincent Pachès est directeur artistique, ont été collectés par Alternatives (Fou de vous, 1999) et Le Seuil (K Libre, 2004) et préfacés par Serge Vallon. Des
« coups de gueule », souvent agressifs, d’une incroyable puissance graphique, publiés dans la revue de 1996 à 2004, qui témoignent de la vive compassion d’André François pour les cas douloureux traités par la psychiatrie.
La brutalité des créations de la dernière décennie de sa vie est à mille lieues de l’enthousiasme joyeux et insouciant qui animait ses débuts. Ses premiers dessins de presse, empreints de bonhomie et de joie de vivre, il les a publiés avant la guerre dans L’Os à moelle, Ric et Rac, Le Rire, Marianne, Dimanche illustré, Paris-midi ou Paris-soir. Dans l’après-guerre, ses contributions à la presse se sont multipliées en France, mais aussi en Grande Bretagne et aux États-Unis.
Dès 1945, il participe au premier numéro officiel de L’Écran français, revue hebdomadaire de cinéma qui parut clandestinement durant l’Occupation. Dans ce N°1, par un de ses familiers calembours, il créa un fringant Minotaure en tête de la rubrique Le Film d’Ariane. Il crée une affiche où trône le monstre mythologique et, jusqu’en 1952, la revue publiera ses dessins humoristiques inspirés par l’actualité du cinéma, avec souvent, des photographies intégrées où un Minotaure débonnaire (qui court même le Tour de France !), sera un personnage récurrent.
Il continue sa contribution aux journaux français pour lesquels il avait travaillé avant-guerre, et rejoint certains de ceux qui avaient œuvré dans la Résistance, comme Les Étoiles. Il est intégré par Aragon et Vaillant dans une presse d’obédience communiste, Action et Les Lettres françaises. Il dessine aussi pour La Tribune des nations ou Le Matin de Paris.
Surtout, il découvre, grâce à sa très british épouse, la presse anglo-saxonne. Il dessine pour l’antique Observer et il collabore à Lilliput où il fait la connaissance de John Symonds dont il illustrera les livres, et Ronald Searle qui sera son ami jusqu’à sa mort. Il y fréquente aussi des photographes, Brassaï, Ylla, aventurière et animalière, et Robert Doisneau qui, cela va de soi, lui tirera le portrait. C’est par le vénérable Punch, créé en 1841, qu’André François se lie à Quentin Blake et retrouve Ronald Searle qui signera la préface, en 1960, de The Biting Eye, première monographie consacrée à son ami,. Pour ces deux revues à l’importance historique, André François ne se contente plus de fournir des petits dessins amusants. Il crée quelques couvertures inoubliables qui contribuent à asseoir sa réputation.
Et c’est ainsi que son talent traverse l’Atlantique. Il fait de nombreux séjours à New York où ce sosie de Gary Cooper à la démarche de grand cow-boy noue des amitiés solides dans les milieux artistiques avec Calder, Ben et Bernarda Shahn, Dody Muller, Ralph et Pearl Seligman, Tomi Ungerer et bien d’autres. Il fournit des dessins et surtout, d’avril 1963 à juillet 1991, cinquante-cinq couvertures au prestigieux New Yorker, toutes plus jouissives les unes que les autres. Ses petits dessins d’humour, d’un comique irrésistible, sont réunis en savoureux recueils, partout sauf en France, en Angleterre et Australie (The Penguin André François Books et Double Bedside Book, 1952), en Allemagne (Mit Gestraûbten Federn, 1954), aux Etats-Unis (The Tattooed Sailor, 1953 et The Half Naked Knight, 1958), en Suisse (Heikle Themen, 1959) et en Italie (François 133 Disegni,1974).
Dès lors, sa carrière internationale est lancée.
Les magazines Vogue et Sports illustrated l’emploient pour des couvertures. Look, Holiday et Fortune le sollicitent pour des affiches et des chroniques illustrées, qui lui font faire le tour du monde avec des escales studieuses dans les ports où il croque et peint, en Inde, au Liban, en Égypte… Commandé par Holiday, son superbe reportage en Haïti, avec ses somptueuses couleurs et ses pages de croquis savoureusement commentés, est repris en France dans Constellation en juin 1968. Il dessine aussi pour le New York Times.
La remarquable revue suisse Graphis lui consacre plusieurs articles et le sollicite pour des couvertures que personne n’a oubliées.
Sa collaboration avec Delpire s’étend à la presse. À l’aube de leur amitié, André François écrit et dessine déjà dans la revue Neuf, et en particulier, en 1952, dans le mythique N°7 consacré au cirque, hommage à l’oncle Armand, réédité sous le titre Permanence du cirque si recherché des bibliophiles. Puis, plus tard, en 1972, ce sera la célébrissime campagne pour Le Nouvel Observateur avec ses sept affichettes brunes aux slogans provocateurs, suivie d’autres contributions diverses pour ce même journal et pour Télérama (Ne cinéronflez plus : lisez Télérama), Le Fou parle et Paris Match qui publie de nombreuses pubs, comme celles de Silexore, Perrier ou les In-trou-ables chaussettes Stemm. Et c’est encore Paris Match qui édite en 1961 un étonnant plaidoyer pro domo, Le Président Directeur Général, luxueux leporello publicitaire aux personnages truculents, relié sous toile, graphiquement jubilatoire, qui fut un choc pour les jeunes illustrateurs de ce temps : Daniel Maja n’en est toujours pas revenu !
Affiches, estampes et éphémères
Alors qu’il fut sans doute l’un des affichistes les plus créatifs du XXème siècle, André François se définissait comme un « graphiste du dimanche ». Coquetterie ? Il suffit de se reporter au catalogue édité par la Bibliothèque Forney en 2003 à l’occasion de la grande réprospective qui lui fut consacrée pour réfuter cette autoappréciation réductrice. L’importance de son œuvre d’affichiste est considérable, et par son nombre, et par sa variété, et par son originalité. Elle couvre tous les domaines commerciaux, institutionnels, sociaux, culturels… sur plus d’un demi-siècle et son intérêt est artistique, certes, mais aussi historique et sociologique. Beaucoup de ces placards furent familiers du grand public, même si le nom de leur créateur n’a pas toujours été retenu.
Citons ainsi le lion chevauché par un clown de Dop, le petit oiseau de Kodak, le singe monocycliste et le marin tatoué de Baignol et Farjon, le fakir, le rhinocéros et le chevalier en armure de Stemm, la petite sirène et le cheval bicéphale de Citroën, le papillon aux yeux clos du Printemps, le Père Noël d’Habitat, les moutons et la pantoufle du Nouvel Obs, le papillon de l’École des loisirs, le cultureux pachydermique du Daily Bul, le singe-cœur de Max mon amour, les hauts de forme en pellicule de Yoyo et de Royal Utopia, le chat-livre du Centre Pompidou, le p’tit zozio de la Fête de la musique, le pivert d’Argenteuil, la pomme et la poire véreuses du Sida, le globe terrestre des Îles, le coq de la Monnaie de Paris, la main-buste de l’Atelier Visat, l’officier tricotant du Musée d’Histoire contemporaine, le diable de Karikatur, le vieil éléphant tatoué de Forney, les courriers et les têtes timbrées etc, etc, etc… Rien que du bonheur.
Comme l’artiste s’est toujours refusé à représenter le produit ou les lieux et jouait des métaphores visuelles, ces affiches ont parfois décontenancé. Mais leur esthétique et l’intelligence de leurs concepts décalés continuent à séduire quelques décennies après leur création.
Beaucoup d’entre elles connurent des versions de collection, estampées sur grand papier, avec le visuel débarrassé de la typo, redonnant ainsi à l’image toute sa force.
André François fut un graveur expert qui fréquenta le prestigieux atelier de Georges Visat, puis celui de Maurice Felt puis l’entreprise Graficaza de ses amis Michel et Thérèse Caza. Et les très nombreuses estampes – sérigraphies, gravures et eaux-fortes, lithographies – qu’il réalisa durant toute sa carrière sur des papiers amoureusement choisis, sont désormais une vraie bénédiction. En effet, alors que la plupart de ses œuvres originales, uniques, ont été carbonisées dans l’incendie de l’atelier, quelques exemplaires de ces estampes, tirées en multiples exemplaires, circulent encore dans les galeries et les enchères où ils peuvent faire le bonheur des amateurs.
On y retrouve tous ses thèmes de prédilection, obsédants dans ses dessins de presse et ses illustrations de livres : les sirènes, les scènes circassiennes, le bestiaire (ce qu’il appelle ses « publicibêtes »), le cœur, les bustes avec une caboche incongrue, les nus féminins, les crânes et squelettes, les têtes oblitérées… Certaines de ces estampes sont célèbres, comme le beau portrait de Bob Delpire dont le chef fécond fait jaillir les fleurs de ses idées.
Il soigna particulièrement les éphémères : calendriers dont celui de Cenpa avec ses sept proverbes en 1961, ou invitations pour diverses manifestations et pour ses propres expositions. Il avait conçu magistralement les décors et costumes pour des ballets ainsi Le Vélo magique de Roland Petit au Théâtre de Paris dont il a conçu l’affiche et le programme, élégamment lithographiés. Le monumental rideau de scène de Pas de Dieux,dont il a créé décors et costumes, chorégraphié par Gene Kelly, repris en 2014 par Claude Bessi à l’opéra de Nice, est un chef d’œuvre pictural. On a retrouvé récemment quelques très belles gouaches préparant les décors et les costumes des Ambassades de Roger Peyrefitte adapté par André-Paul Antoine (1961) au théâtre des Bouffes parisiens : sa contribution aux arts de la scène est d’une qualité inégalable.
André François travailla avec Natasha Kroll, directrice artistique des magasins Simpsons à Londres, pour de superbes réalisations dont un catalogue et un jeu de cartes. Il fit en outre éditer de très nombreuses cartes postales. Elles reproduisent souvent les visuels des expositions, des figures publicitaires ou elles représentent des versions miniatures de ses estampes ou de ses affiches. Mention particulière pour les cartes de vœux qui sont des créations originales : celles qu’il réalisa pour Delpire, avec sa série de Pères Noël, allie avec brio la drôlerie au lyrisme.
Victime du syndrome « Van Gogh ou rien », très répandu chez les graphistes et, particulièrement, chez les illustrateurs, André François minimisait son œuvre sur papier et valorisait ses autres travaux. Certes, il fut un sculpteur, certes un peintre, certes un décorateur inspiré, certes un bidouilleur de génie qui magnifiait tous les matériaux du monde avec brio dans ses compositions et collages, lui pour qui un modeste galet ou un tesson de vaisselle déclenchait une irrépressible imagination créatrice. Nonobstant, c’est à coup sûr pour son impressionnante œuvre sur papier qu’il passera à la postérité pour les siècles des siècles.
« Dieu soit loué ! », eût dit Marguerite, toute agnostique qu’elle fut…
Janine Kotwica
Novembre 2017
Une exposition qui a eu lieu à Ecole Estienne - Paris
du 08/01/2018 au 17/02/2018