
© May Angeli, 2003
May Angeli à Tunis
Extraits du catalogue
Les « Orientales » de May Angeli
Durant l’automne et l’hiver 2001-2002, la Bibliothèque départementale de la Somme puis la Bibliothèque municipale Louis Aragon d’Amiens ont présenté une grande exposition consacrée au travail conséquent réalisé par May Angeli en Tunisie et à l’inspiration tunisienne telle qu’elle affleure dans ses livres parus en France. L’exposition présentée à Tunis reprend l’essentiel des oeuvres montrées à Amiens, et se trouve enrichie des parutions récentes et de trouvailles dénichées, en dernière minute, dans les abondantes archives de l’auteur.
Les dessins les plus anciens exposés datent du début des années 1970, les plus récents de ces dernières semaines: c’est donc, aussi, à l’accompagnement de toute une vie d’artiste que nous convie cet événement.
L’oeuvre de May Angeli témoigne d’un attrait indéniable pour les civilisations « orientales », au sens dix-neuvièmiste du mot. Elle a amplement représenté, dans les éditions françaises de ses livres, les paysages du Maghreb, de pittoresques scènes de rue, de savoureuses histoires d’animaux méditerranéens, des fables éducatives sur l’immigration et le racisme. Ce que l’on savait moins, avant cette manifestation qui a présenté également de nombreux inédits, c’est qu’elle a également publié une oeuvre importante en Tunisie.
Tout a commencé en 1968 par une première approche fortuite de la culture maghrébine au cours d’ un voyage en Algérie dont les sites et les gens la séduisent définitivement, puis, peu de temps après, par une escapade familiale au Maroc. Elle est alors une très jeune illustratrice qui n’a publié que quelques livres aux éditions de La Farandole et à peine commencé sa collaboration avec les éditions du Père Castor.
D’ores et déjà cependant, elle remplit des carnets de croquis fiévreux qui seront une base précieuse pour ses livres à venir.
A partir de 1975, elle fait des séjours répétés en Tunisie où elle noue de solides amitiés – ce qui nous vaudra de merveilleux portraits de ses amis, croqués sur le vif, et gravés parfois à l’atelier- et y commence très vite une carrière professionnelle. Elle collabore d’abord avec le metteur en scène de théâtre et cinéma Mancef Dhouib, pour qui elle crée, sculpte et peint des marionnettes dont elle coud aussi les costumes et dont elle dessine le premier story-board, et ensuite avec l’éditeur Nourédine Ben Khader qui publiera, chez Cérès, tous ses livres tunisiens, pour qui elle peindra de très nombreuses couvertures de romans et chez qui elle réalisera d’abondants travaux institutionnels ou commerciaux: livres à visée pédagogique, écologique ou sociale en particulier, commandités par le Ministère de l’environnement ou de la famille, affiches pour l’ambassade de France et son centre culturel, publicités…
Est-ce le climat ou l’exotisme des sujets? Elle manifeste, en tout cas, une jubilation évidente à créer les gouaches de ses multiples couvertures pour Cérès, productions tunisiennes souvent, libanaises ou égyptiennes parfois, aux sujets politico-historiques ou aux récits plus romanesques, transpositions de contes du patrimoine arabe, des 1001 nuits en particulier, mais aussi, et c’est parfois surprenant, de monuments de la littérature européenne, comme… le très shakespearien marchand de Venise.
Carnets du Maghreb
Hommage plus ou moins conscient aux carnets du Maroc de Delacroix?
Ses carnets ne la quittent guère, et elle les bourre de nombreux aquarelles et croquis au crayon et à l’encre, griffonnés sur le motif, criants de vie, retravaillés ensuite à l’atelier.
L’exposition montre quelques-uns de ces travaux spontanés, conçus dans l’émotion de l’instant: scènes de rue, pêcheurs, paysans et artisans au travail..
Dans ces dessins, qui seront souvent réintégrés à des livres avec le souci quasi ethnologique de rendre avec précision les modes de vie et les techniques ancestrales, se manifeste son amour pour les petites gens de ce pays, ses artisans talentueux, bijoutiers et tisserandes, céramistes et mosaïstes, ses commerçants infatigables, ses vieux bergers solennels et ses jeunes pâtres rêveurs et poètes, ses courageuses femmes qui luttent pour leur indépendance.
Ainsi, les mères aux costumes bariolés de Hergla ont-elles été saisies alors qu’elles youyoutaient de joie et de fierté à l’annonce des résultats de leur progéniture à l’entrée en 6ème! Les xylographies qui ont été tirées de ces croquis ont gardé, malgré les contraintes techniques de la gravure, la fraîcheur et la vivacité de cette scène saisie sur le vif.
En mémorialiste attentive, elle immortalise les instants privilégiés comme un bivouac dans le désert ou le thé à la menthe dans l’ombre accueillante d’une forêt, saisis dans un carnet puis retraités vigoureusement en xylographie.
Mythes et paysages
Un carnet de dessins plus récent nous fait rencontrer Cherifa, la seule femme pêcheur bien connue sur le port de Sidi Bou Saïd, dans les lumières changeantes de la baie de Tunis fermée par les deux cornes si caractéristiques de Boukornine. Cette montagne sacrée, caressée d’un regard ébloui, et ces robustes scènes de pêche, donneront naissance à un livre très réussi qui transcende la banalité de l’inspiration première en s’interrogeant sur les motifs qui ont poussé Didon- Elissa, la princesse errante, à choisir ce site d’exception pour y fonder Carthage. Et là encore, les planches de l’album et du livre d’artiste Dis-moi qui éclairent lyriquement cette question mythologique, sont gravées sur bois, une technique que May Angeli avait perfectionnée à Urbino au début des années 1980.
A son amour des paysages, à l’inspiration littéraire des Villes invisibles de Italo Calvino, s’ajoute aussi sa connaissance approfondie de l’histoire et des légendes d’un vieux pays et son respect pour une culture trimillénaire qui a heureusement mélangé les apports successifs, même historiquement douloureux , aux héritages phéniciens, latins et berbères avec lesquels May Angeli vit, sans pédantisme aucun, en toute simplicité, en harmonie parfaite.
Elle croque avec tendresse la colline de Sidi Bou Saïd et son célèbre « café des nattes », les paysages de la région de Kelibia, les maisons traditionnelles de Jerba la douce chère à Ulysse, les plantes odoriférantes des champs et des talus, les arbres pour lesquels elle manifeste une prédilection marquée: oliviers et eucalyptus, figuiers, palmiers, orangers et pommiers, et les transfère ensuite énergiquement sur le bois de fil. Les arborescences méridionales, en fait, sont si obsédantes dans l’imaginaire de May Angeli que, même lorsqu’elle grave des poireaux, ils ressemblent à des palmiers!
Les miroitements fascinants du Chott el Jerid l’ont particulièrement inspirée. Il y a près de vingt ans, elle les suggérait dans une poétique aquarelle déclinée ensuite en cartes et affiches pour le centre culturel français de Tunis. Mais depuis, elle les a mis en scène dans les illustrations du dernier roman de Jules Verne, L’invasion de la mer, oeuvre peu connue et devenue introuvable. Un beau projet, encouragé par Yves Mézières, directeur du livre au centre culturel français de Tunis, et Patrice Peteuil, directeur de ce centre, a été mené conjointement par les éditeurs Françoise Mateu à Paris et Nourédine Ben Khader à Tunis: Syros s’est ainsi uni à Cérès pour publier un texte étonnant, élucubration géographico-politique qui a pour cadre le sud tunisien. Magistralement illustrée de xylogravures à l’encre noire pour lesquelles elle a réuni une abondante documentation livresque qu’elle a tricotée avec ses croquis pris sur le motif, cet hommage vigoureux aux paysages des oasis et du désert sert admirablement aussi l’atmosphère vernienne.
Bestiaire
May Angeli fait preuve aussi, dans ses carnets, d’un réel talent pour croquer les animaux: dessins et aquarelles de moutons, de vaches et d’ânesses. En 2002, Thierry Magnier publie Zora l’ânesse, un livre très drôle, où les aquarelles ont gardé la liberté de l’esquisse. Les croquis préparatoires dormaient depuis deux décennies, entre les pages d’un carnet à spirales!
Les chameaux et dromadaires, vedettes de ce bestiaire ensoleillé, ont été bien observés, eux aussi. Et May Angeli les a somptueusement mis en pages dans Comment il poussa une bosse au chameau des Histoires comme ça, sélectionnées à Bologne et à Bratislava. Les hiératiques vaisseaux du désert y sont magnifiés par le texte de Rudyard Kipling et solennisés par une gravure qui simplifie les lignes et joue avec maestria des harmonies ocrées des sables, du bleu strident du ciel et du vert lumineux des oasis.
Dans Chat, sélectionné aussi à Bratislava, on retrouve encore l’inspiration tunisienne avec l’impayable dromadaire que rencontre l’aventureux félin. Le ton est, cette fois, à la fantaisie: l’expresssion ahurie et les traits frustes du camélidé flirtent avec la caricature, et sont revigorés par une palette tricolore -bleu, jaune et noir- à la violence provocatrice.
Troupeaux et caravanes, décidément omniprésents, traversent sereinement les pages de deux livres très récents, intelligents et d’une grande force graphique, parus chez Syros, Petite histoire du temps et Petite histoire des langues qui a reçu le dernier prix Octogone.
Une littérature engagée
Pour la protection de cette nature si aimée, pour ces paysages et leur faune, pour la mer et le désert, pour les oliveraies et les vergers, May Angeli se fait militante écologiste, avec ses armes d’auteur-illustrateur, dans des livres, bien sûr, mais aussi des affiches, des prospectus, des plaquettes …
Militante, elle le sera encore davantage après sa fructueuse rencontre avec la section tunisienne de Amnesty International. Pour elle, elle crée d’abord une affiche émouvante, un hymne à la paix où l’enfance joue un rôle prépondérant et où, perché sur un arbre dont les rameaux s’échappent symboliquement d’une crosse de fusil, apparaît un oiseau promis à un bel avenir éditorial.
C’est en effet autour de cet oiseau que sera créé un calendrier, qui donnera lui-même naissance à la trilogie d’albums Drôle d’oiseau, Oiseau migrant & Hep! l’oiseau! où, avec tact, de la façon dont elle aimerait que l’on en parle toujours aux petits, et en particulier à ses petits enfants, elle évoque l’immigration, le racisme, le rejet de l’étranger, et aussi la prison pour délit de « sale gueule », donnant à ces albums une portée universelle. Et ceci avec discrétion, sensibilité, sans pathos, mais aussi avec une conviction et une force sans miêvrerie et sans se laisser aller aux séductions faciles du politiquement correct. Un réel lyrisme dans ces images à l’aquarelle avec d’inoubliables morceaux de bravoure, comme les chaînes et les barreaux de la prison où se morfond l’oiseau multicolore.
Trois beaux livres coédités par Syros, sous le houlette de Suzanne Bukiet, et Amnesty International.
L’immigration qui était gravement évoquée par ses dérives dans la trilogie de l’oiseau est décrite aussi avec humour et tendresse par May la Parisienne, dans Le Tour du monde de Groucho où un chat déluré découvre Barbès et ses marchands de tissus chatoyants et fait un pittoresque tour du monde… sans quitter Paris!
Techniques et influences
Si les croquis des carnets à l’encre et au crayon et les livres illustrés à la gouache, aux crayons de couleur et à l’aquarelle rapprochent May Angeli des peintres voyageurs orientalistes, elle est aussi liée sans conteste au japonisme, et par la technique de la xylographie, et par ses attirances esthétiques.
L’influence est évidente des Ukiyoé et en particulier de ceux d’Hokusai, dont elle a parodié quelques estampes dans les Kipling, et les célèbres vues du Mont Fuji avec les Boukornine de Dis moi, variations à la Monet sur un lieu aimé. L’audace esthétique est manifeste, et May Angeli y a été encouragée par le succès si mérité des Histoires comme ça où elle réintroduisait, avec la complicité de Régine Lilenstein, alors directrice des éditions du Sorbier, l’antique technique de la xylogravure dans le livre d’enfant, technique traditionnelle, voire archaïque qui a permis autrefois les diffusions populaires par colportage et qui est devenue désormais élitiste par son côté artisanal.
Son goût des beaux papiers et du travail bien fait a pu s’épanouir dans ses livres d’artistes, Une histoire de barbe et Dis moi, qui sont tous deux d’inspiration tunisienne, remarquablement imprimés avec les prestigieux caractères de l’Imprimerie nationale et présentés dans des coffrets très élégants réalisés par Yuki Sakurai et Pascal François, deux jeunes relieurs pleins de talent.
Une invitation au voyage
L’affiche du Lire en fête amiénois était une forme d’inventaire poétique des charmes de la Tunisie
Il y avait le soleil implacable et la mer turquoise « toujours recommencée », et les sables des douces plages et du désert infini, et le sympathique bestiaire: fier chameau, bien sûr, savoureux poisson, forcément, talisman qui a la vertu de protéger du mauvais oeil, mais aussi, plus subtil, le mélodieux chardonneret que les enfants capturent pour son chant. Il y avait en outre les dattes, ces délicieuses « Deglet Nour » qui font la fortune des oasis de Tozeur et Nefta, le jasmin qui parfume capiteusement les jardins paradisiaques, l’olivier qui se campe dans la lumière torride du jour et le palmier qui se détache sur la profondeur d’une nuit étoilée, la voile latine qui se gonfle avec grâce sous la brise et le noble chapiteau d’une antique colonne découpée sur l’azur violent du ciel…
Des vignettes xylographiées avec une maîtrise consommée des formes et des couleurs qui étaient une éclatante invite à découvrir l’accrochage de la Bibliothèque départementale.
Pour cette exposition tunisienne, May Angeli a choisi de graver une nouvelle variation sur Boukornine, la montagne tant aimée. Pourtant, si le sujet reste le même, on est loin de l’inspiration et de la palette de Dis moi.
Ici, uniquement du bleu marine et du jaune d’or, et donc des superpositions en vert, une encre noire vigoureuse, le blanc du papier pour de naïves étoiles et des subtils reflets dans l’eau: le travail de la couleur, tricolore comme dans Chat, est d’un minimalisme particulièrement efficace. Et pourtant la poésie est au rendez-vous, et dans la sombre harmonie qui lie la mer à la terre et le ciel à l’eau, et dans le dessin presque enfantin des astres, et encore dans le contraste joyeux de leur lumière…
Envoûtant est le mystère nocturne qui se dégage de cette image simple et pure.
Après Hervé Roberti et Christine Carrier, conservateurs des Bibliothèques départementale et municipale à Amiens, c’est au tour de Dominique Chélot et de son équipe d’accueillir à la Médiathèque Charles de Gaulle de Tunis cette belle exposition qui trouve légitimement sa place sous les cieux qui l’ont inspirée.
Fasse qu’elle permette de mieux comprendre des aspects peu connus de l’oeuvre et de la personnalité d’une artiste talentueuse, intelligente, généreuse et cultivée.
Janine Kotwica
Commissaire de l’exposition May Angeli à Tunis
Tunis – avril 2003
Une exposition qui a eu lieu à Médiathèque Charles de Gaulle, Tunis
du 23/04/2003 au 17/05/2003