Mondialisation et mercantilisme obligent, la belle langue italienne ne chante plus guère dans les immensurables halles futuristes du foirail de Bologne et c’est en anglais qu’est désormais publié le bilan annuel de la Fiera del libro per ragazzi qui s’intitule maintenant Children’s Book Fair. Pour cette 56ème édition de la plus grande foire internationale du livre d’enfance, un graphique, composé par l’illustratrice russe Masha Titova qui signe la communication de l’année, recense les quelque 29 000 visiteurs en 4 jours, les 1442 exposants, le million de pages vues sur le website en dehors des followers de Facebook et d’Instagram, les 820 journalistes accrédités représentant 42 des 80 pays présents, les vingt prix décernés…
On est dans l’inflation, la surabondance, la pléthore… à en attraper le tournis.
Mostre in Bologna
par Janine Kotwica
Il apparait aussi, sur ce schéma récapitulatif, plus discrètement, les douze expositions qui ont montré pas moins d’un millier d’illustrations dans les locaux de la foire et dans quelques sublimes bâtiments de la séduisante capitale de l’Emilie-Romagne : toute la ville fête le livre d’enfance sous le soleil printanier et la Fiera, outre un événement commercial majeur, est aussi un magnifique festival culturel.
ABCH : la Suisse à l’honneur
Chaque année, la Fiera honore un pays. Pour présenter ses originaux, chaque territoire invité rivalise d’imagination et d’expertise technique dans sa scénographie, avec, pour objectif, de faire oublier les trouvailles de ses prédécesseurs, les fraîches cerises portugaises, les studieux grands livres suédois, les élégants polyptiques lituaniens, les fonctionnelles tables de verre brésiliennes, les rustiques murs de rondins germaniques…
En 2019, c’est la Suisse qui est le pays invité d’honneur. La confédération compte 26 cantons. Jury et organisateurs ont donc choisi 26 artistes qui se sont vu confier, chacun, une des 26 lettres de l’alphabet à laquelle est associé un mot-clé représentant un stéréotype de la culture helvète. Décevant pour un pays qui s’enorgueillit de son plurilinguisme, le mot choisi n’est ni français, ni allemand, ni italien, ni romanche mais … anglais.
26 panneaux étaient érigés dans le hall des expositions, avec, au recto, les variations de l’artiste autour de sa lettre et de sa référence : W et Winter pour Tom Tirabosco, S et Skiing pour Albertine, B et Botany pour Catherine Louis, C de Chalet pour Haydé, E de Edelweiss pour Adrienne Barman, V de Valley pour Hannes Binder, I de International pour Marcus Pfister qui reproduit son célébrissime Poisson Arc en ciel… Au verso, de courts éléments biographiques illustrés de quelques images extraites des livres de l’artiste, hélas ! aplaties par la numérisation et la reproduction sur un support synthétique. D’originaux, point : il s’agit d’une exposition mobile, commode pour l’itinérance dans les bibliothèques, dont le catalogue rend bien mieux justice aux talents des illustrateurs que les structures exposées. Des albums, étalés sur des tables, sont à la disposition des visiteurs.
La sélection donne la part belle aux alemaniques et aux éditions de La Joie de Lire – Francine Bouchet, leur directrice, faisait partie du comité d’organisation. Certains illustrateurs publient en France comme Emmanuelle Houdart ou Anne Crausaz. Les artistes retenus sont tous vivants, parti pris qui nous prive de gloires exceptionnelles comme Aloïs Carigiet qui reçut le Prix Andersen, Hans Fischer, Walter Grieder, Félix Hoffmann, Celestino Piatti ou Warja Lavater : on ne peut que le déplorer, car la Fiera pourrait, et même devrait, être une belle occasion de mettre en valeur ce magnifique héritage patrimonial, si méconnu des jeunes générations. Rappeler les grandes heures du graphisme et de l’illustration suisses, portées par des revues à l’importance historique comme Graphis, eût été salutaire et exaltant. Quelques grands vivants manquent aussi à l’appel comme Béatrice Poncelet dont l’originalité et l’énergie créatrices viennent d’être célébrées au Mij de Moulins, Anne Wilsdorf qui a hérité de l’humour de son oncle Tomi Ungerer, Jörg Müller dont personne n’a oublié les méditations sur les transformations de nos paysages et architectures, Monique Félix qui enferma autrefois une mémorable petite souris dans un livre et qui continue à publier de fort belles choses aux États-Unis, ou même, l’incontournable Étienne Delessert qui, depuis les années septante, nous a offert une telle quantité de chefs d’œuvre… Mais… le jury est souverain !
Illustrator’s Annual 2019
Toujours très attendue, l’exposition annuelle d’illustrateurs est un des événements de la foire. Un héroïque jury d’experts venus de France, d’Italie, d’Argentine, de Pologne, de Hollande… a réussi la prouesse de trier quelque 14 505 images et de sélectionner 76 artistes parmi les 2901 jeunes illustrateurs de 62 pays. Un travail de dominicain pour tenter de faire émerger des promesses : la manifestation se veut une pépinière de talents. Lorque l’on feuillette les catalogues des années antérieures, on peut voir évoluer les modes et respirer l’air des temps.
L’honneur de concevoir les quatre volets de la couverture 2019 est revenu au moscovite Igor Oleynikov, lauréat, en 2018, du très convoîté Prix Andersen mais plutôt méconnu en France où seuls deux de ses albums de jeunesse furent édités. Né en 1953 à Lioubertsy, il est diplomé de l’Université d’État de génie environnemental de Moscou mais a vite obliqué vers une carrière artistique. Il a travaillé au sein du studio d’animation de Soyuzmultfilm puis dans le studio Christmas Film. Il commence à illustrer, dans les années 1980, environ 80 livres, pour enfants et pour adultes, des contes d’Andersen, des textes de Brodsky, Pouchkine, Gogol, Lewis Carroll, Tolkien, Stevenson, Barrie, Shakespeare, un éventail large qui rend compte de sa culture et de l’éclectisme de ses goûts. Un large espace personnel lui fut attribué dans le hall des expositions.
Un espace fut aussi voué à l’illustratrice croate Vendi Vernić, lauréate, en 2018, du Premio Internazionale d’Illustrazione Bologna Chidren’s Book Fair- Fundacion SM. J’avoue ne pas avoir été séduite par ses petits gribouillis.
Pas de copies, ici : uniquement des originaux confortablement présentés sur de vastes tables, bien éclairés et protégés par des plaques de verre. Beaucoup sont des créations numériques, mais les techniques traditionnelles sont encore souvent utilisées. Les artistes exposés, qui n’ont pas tous publié, viennent finalement de 27 pays dont la France. Un ensemble disparate, irrégulier, avec quelques pépites.
Difficile de prédire s’il y a parmi ces jeunes gens un futur Sendak…
In Città (encadré)
En ville, les expositions fleurissent un peu partout, abritées par les merveilles architecturales de Bologna la Rossa. Pour la visiteuse curieuse que je suis depuis quelques années, cela suppose, chaque fois, de cuisantes frustrations car il est évidemment impossible de voir ni même de citer toutes ces mostre.
1,2,3… Scarry ! fut accueilli, jusqu’au 27 avril, dans le somptueux Palazzo de l’Archiginnasio, un des plus beaux lieux de Bologna la Dotta construit à la Renaissance par l’architecte Antonio Morandi, siège de l’université bolognaise devenu Bibliotheca communale sous Napoléon. Éblouissant avec ses riches bas-reliefs dorés, ses 7000 armoiries, son escalier monumental et son célèbre théâtre anatomique aux boiseries de cèdre et sapin, il abrite chaque année, sous ses plafonds peints, les images d’un illustrateur de renommée internationale.
Au 15 de la Via Zamboni, tout contre l’Oratoire de Santa Cecilia dite, à cause de ses fresques exceptionnelles, Chapelle sixtine de Bologne, au fond d’un cloître très animé où est servie la soupe populaire, l’Associazione culturale Hamelin expose, du 3 avril au 17 mai, Adalchi Galloni, il cacciatore di immagini, (le chasseur d’images), rendant justice autant à l’illustrateur qu’à l’homme de cinéma. En 2017, c’est Gilles Bachelet qui fut accueilli dans ces locaux.
Les Maîtres de l’imaginaire
Mais l’exposition la plus admirée cette année fut sans conteste celle qui fut présentée dans la Sala d’Ercole du grandiose Palazzo d’Accursio, où fut couronné Charles Quint, et sur l’imposant portail duquel flottait, durant la Fiera, le drapeau helvète. Installée par Ilaria Tondarini et ses collègues de l’association Hamelin avec le concours du Consulat de Suisse à Milan, elle est la vitrine de la Fondation Les Maîtres de l’Imaginaire, récemment créée à Lausanne à l’initiative du célèbre auteur-illustrateur Etienne Delessert qui assura avec maestria le commissariat de la manifestation.
La magnificence de ce Palazzo sis sur la Plazza Maggiore, près de l’austère Basilique San Petronio et de la Fontaine de l’athlétique Neptune de Jean de Bologne, contribue largement au succès de l’événement. Les visiteurs eussent pu accéder à cheval à la Sala d’Ercole qui accueillait l’exposition par l’impressionnante rampe à degrés de Bramante. Sous les voûtes du plafond sobrement blanchi, l’élégant accrochage voisinait avec les moulages de la Fontaine des Innocents de Jean Goujon, la fresque si émouvante de la Madonna de Terremoto que Francesco Francia peignit en ex-voto en 1505 après un terrible tremblement de terre, et la vigoureuse statue d’Hercule terrassant l’Hydre de Lerne d’Alphonse Lombardi qui donne son nom à la salle. La noblesse de ce décor de la Renaissance était en harmonie avec la qualité, rare, des œuvres présentées.
La Fondation réunit une importante collection de dessins originaux, provenant de 35 artistes qui ont illustré des albums pour enfants parmi les plus respectés de France, Italie, Pologne, Allemagne, Suisse, États-Unis… C’est une belle partie de ces originaux exigeants qui fut exposée à Bologne, du 31 mars au 28 avril 2019. On y trouvait des œuvres d’artistes bien vivants et aussi de quelques disparus (*), l’une des vocations de la fondation étant résolument patrimoniale. Le lustre de ce casting impressionnant oblige à les citer tous, sachant que d’autres ne tarderont pas à rejoindre leurs éminents collègues :
Marshall Arisman, Jean-Louis Besson*, Guy Billout, Ivan Chermayeff, Seymour Chwast, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Étienne Delessert, Heinz Edelmann*, Stasys Eidrigevičius, Randall Enos, Monique Félix, André François*, Henri Galeron, Letizia Galli, Laurent Gapaillard, Alain Gauthier, Roberto Innocenti, Gary Kelley, Claude Lapointe, Alain Le Foll*, Georges Lemoine, Emanuele Luzzati*, David Macaulay, Lorenzo Mattotti, Sarah Moon, Jörg Müller, Yan Nascimbene, Chris Payne, Jerry Pinkney, Zack Rock, Eleonore Schmid*, Chris Sheban, Elwood.H.Smith, David Wiesner, Lisbeth Zwerger…
Présentée cet hiver par Jacques Desse à Paris chez Les Libraires associés, elle s’est enrichie depuis d’œuvres d’artistes américains, souvent presque ignorés en Europe mais bien connus d’Étienne Delessert, président de la Fondation, qui vit aux Etats-Unis depuis 1985. Quelques Italiens, Emmanuele Luzzati, Lorenzo Mattotti ou Letizia Galli ont désormais rejoint leur compatriote Roberto Innocenti.
Des tables de livres et de documents biographiques et bibliographiques étaient à la disposition des esprits curieux.
Solennellement accueillis par le visuel d’André François rescapé de l’incendie de son atelier, les participants au vernissage sont venus de toute la planète. De Suisse, évidemment, comme Félix Baumann (consul à Milan), Monique Félix et Tom Tirabosco (illustrateurs), Contance et Laurent Seigneur (Bureau de la Fondation des Maîtres de l’imaginaire), Stéphanie Schneider et Stéphanie Audrey (Office fédéral de la Culture de Berne)… De France, comme Jacques Vidal-Naquet (Bibliothèque nationale de France), Nathalie Beau (Ibby), Dominique Lucbert, Christiane Abbadie-Clerc (Centre Pompidou), Jean Claverie (illustrateur)… D’Italie, bien sûr, comme Elena Pasoli (directrice de la Fiera), Letizia Galli et Beatrice Alemagna (illustratrices), Ilaria Tondarini (Associazione Hamelin), Loredana Farina (éditrice), Giusi Quarenghi (écrivain), Mariateresa Conte (rédactrice à Panini Comics)… Des États-Unis comme Étienne Delessert (Président de la Fondation), Leonard Marcus (critique), Maria Russo (New York Times)… Du Japon comme Takeshi et Taruki Matsumoto (Chiriho Museum de Tokyo)…
Après ce triomphe à Bologne, l’exposition devrait aller au château médiéval de Morges puis, grâce à l’ambassade de Suisse, en Chine…
Benissimo !
par : Les Arts dessinés
Revue