Secrets d’albums
Critique spécialisée dans l’illustration et les arts graphiques et amie de longue date de May Angeli, Janine Kotwica l’avait interviewée en janvier 2019 à l’occasion des Visiteurs du soir, un cycle de conférences proposé par le Centre national de la littérature pour la jeunesse. Dans les extraits suivants, remaniés pour ce hors-série, l’artiste livre quelques clés autobiographiques et techniques pour la compréhension de son œuvre.
JK : Dis-nous, May, ton album La Gribouilleuse est-il autobiographique ? Étais-tu cette gribouilleuse quand tu étais petite ?
May : Oui, j’ai eu beaucoup de problèmes avec les porte-plumes. Les encriers étaient inclus dans le bureau à l’école et j’ai fait beaucoup de saletés avec mon porte-plume. Il faut dire aussi qu’après la guerre le papier semblait fait avec du papier toilette tellement il était transparent et la plume Sergent-Major accrochait. Très souvent, je me suis retrouvée au fond de la classe avec mon papier déchiré. Donc La Gribouilleuse, c’est une expérience.
JK : Tu as commencé à travailler très tôt à La Farandole. Est-ce là que tu as connu Régine Lilensten, une rencontre importante pour toi ?
May : Non, Régine Lilensten a été directrice de la Farandole, mais plus tard. Les éditions de la Farandole étaient la maison d’édition jeunesse qui dépendait du PC, dont j’étais membre, donc j’ai commencé là. Régine Lilensten avait le même parcours que moi en politique. Ma rencontre avec elle, c’est une rencontre fabuleuse. Lorsqu’elle a fondé sa propre maison d’édition, les éditions du Sorbier, c’est la première éditrice qui va me demander d’illustrer des textes en gravure sur bois. Il s’agit des Histoires comme ça, de Kipling, et c’est elle qui m’ouvre une porte gigantesque en me demandant d’illustrer en gravure. C’est elle aussi qui me dira qu’il faut que j’écrive mes propres histoires. Ce que j’ai fait.
JK : Ce qui caractérise ton œuvre, qui englobe des albums dont tu es illustratrice, auteure ou tes livres d’artiste, c’est le sens de la couleur, le sens de l’équilibre dans la page et surtout l’amour de la nature. Tu es quelqu’un qui aime la nature, May, n’est-ce pas ?
May : Oui c’est vrai.
JK : Peut-on dire que tu es écolo ?
May : Oui, bien sûr. Je ne peux pas dire autrement devant ma petite-fille, sinon elle me parle plus !
JK : Tu as donc fait tes débuts à la Farandole, mais tu arrives très vite au Père Castor. Raconte-nous comment tu y es arrivée.
May : J’ai eu les coordonnées du Père Castor grâce à une marchande de jouets du Quartier latin. J’ai été reçue par Paul Faucher, dans son salon, sur un canapé, c’était très chic. C’était un monsieur tout à fait sympathique. J’avais apporté des dessins, des essais, des choses que j’avais déjà faites, et des carnets de croquis aussi. Paul Faucher s’est arrêté sur les carnets de croquis. C’est comme ça que j’ai mis un pied dans cette maison. Paul Faucher est décédé peu de temps après, je ferai le premier album avec François Faucher, son fils, qui est devenu un grand ami. Ça n’a pas toujours été facile ! Il y avait un rythme, des exigences très loin de ce que j’avais connu à la Farandole… Quelques théories aussi qui n’étaient pas forcément faciles à accepter. Mais j’ai appris beaucoup de choses.
JK : Pendant un moment, tu ne publies plus au Père Castor ?
May : J’ai arrêté de faire des albums pendant sept ans. On était très mal rémunéré. Un jour, j’ai demandé une augmentation des droits – on recevait 1 % des droits à partir de 50 000 exemplaires vendus. François Faucher m’a dit : « Non May, ça n’est pas possible. » Je me suis levée, je suis partie. Pendant ces sept années, je vais apprendre la gravure, travailler autrement. Sept ans plus tard, je croise François Faucher sur un salon du livre. Il me dit : « May, j’ai quelque chose pour vous. » C’était Moktar le berger . Il voulait absolument que j’illustre l’album. J’ai dit : « Dans ce cas-là, vous n’intervenez à aucun moment, vous me laissez faire comme je veux, vous me payez correctement… » Il a dit d’accord ! Mais l’histoire n’est pas aussi parfaite : j’ai fait les premiers essais pour illustrer ce petit livre en gravure sur bois. François Faucher m’a dit : « Ah non, pas la gravure, c’est une technique archaïque ! » Comme c’était un monsieur qui avait beaucoup d’humour, il me dira beaucoup plus tard : « J’ai dû beaucoup te faire souffrir. » J’ai répondu : « Vous êtes bien prétentieux ! »
JK : Dès ton arrivée au Père Castor, tu nous montres que tu es un peintre animalier de grande qualité. Est-ce que tu as des animaux ?
May : Non. Mais on m’en offre sous des formes étranges. Mes filles m’ont offert des jouets en forme d’animal. L’une d’elles me rapporte des choses de ses nombreux voyages. C’est souvent des bestioles sculptées dans des matériaux particuliers. Je n’aime pas les bêtes en particulier, mais elles m’intéressent. Je ne suis pas une passionnée, mais j’aime bien les regarder, les dessiner, ça me plaît beaucoup.
JK : Tu as fait aussi plusieurs livres autour de la cuisine. Et quand tu fais un abécédaire, souvent l’horizon culinaire n’est pas loin. C’est important, pour toi, la cuisine ?
May : Tout à fait. C’est une récréation pour moi. Quand je dessine, quand je grave, il y a un rapport à la couleur qui est très fort. Dans la cuisine, c’est la même chose. J’aime bien mélanger des épices, je trouve ça amusant, intéressant, agréable.
JK : Tu vas jusqu’à réaliser un livre de gravures sur bois sur les tubercules ?
May : J’avais prévu une gravure dans un petit livre pour fêter les 10 ans de la Maison en carton, une maison d’édition. Mais il y a eu des problèmes financiers sérieux. J’avais le temps qui passe comme thème. En allant au marché, j’ai vu cette boule de céleri, et je me suis dit : « Après tout, cette boule, on l’a sortie de la terre, on lui a coupé ses racines, ses feuilles, c’est le temps qui passe, non ? »
JK : Dans les livres pour tout-petits que tu fais aux éditions des Éléphants, ce sont des scènes de la vie quotidienne avec beaucoup de sensibilité que tu proposes, des livres d’identification finalement. Comment fais-tu ? Est-ce que cela part d’observations ? Notamment pour celui-ci, La Flaque ?
May : Je crois que tous les enfants petits aiment marcher dans les flaques, non ? Les parents apprécient moins, mais pour les enfants, c’est un vrai bonheur. Au départ, c’est une histoire de fuite d’eau ! J’étais en Tunisie dans un petit village et il y avait des flaques dans un chemin assez large en terre. J’ai dit : « Mais ça va attirer des moustiques si on laisse ça comme ça ! » On m’a répondu : « Il doit y avoir une fuite d’eau. C’est sûrement le voisin. » Mais ce voisin ne venait qu’au mois d’août et là, on était en avril. Le lendemain, la flaque était toujours là. J’ai essayé de trouver le téléphone du voisin, j’ai proposé aussi d’appeler la compagnie des eaux. « Jamais ! m’a-t-on répondu. S’ils viennent réparer une fuite d’eau, ils vont faire des tranchées qu’ils ne reboucheront pas. » J’ai dit d’accord pour qu’on laisse tomber. Mais je me suis intéressée à cette flaque pendant plusieurs jours, et j’y ai vu des tas de bestioles ! Des canards qui n’étaient jamais sortis de la cour de la ferme venaient y barboter, des oiseaux s’y baignaient… L’histoire était faite !
JK : Voilà comment vient l’inspiration ! À côté de ton travail d’auteure et d’illustratrice, tu as participé à un projet avec la médiathèque de la Mayenne. Tous les deux ans, elle donne carte blanche à un illustrateur pour réaliser un jeu. Tu as choisi le thème des animaux et, quelque temps après, les éditions des Éléphants en ont fait un très joli livre . Raconte-nous.
May : D’abord j’ai fait des esquisses de toutes les cartes sur du papier. Quand j’en ai été satisfaite, je les ai montrées à l’éditeur, en l’occurrence la bibliothèque départementale. Ensuite, c’est l’étape de la gravure. Je fais un calque de mes dessins et c’est avec lui que je vais reporter le dessin à l’envers sur la plaque. Les parties en relief reçoivent l’encre. Tout ce qui est en creux sur la plaque ne prend pas l’encre. C’est ce qu’on appelle la taille d’épargne. Le parti pris pour ce projet, c’était d’avoir trois couleurs. Chaque famille est donc représentée avec trois couleurs du début à la fin. Mais la série des trois couleurs varie pour chacune des familles. En réalité d’ailleurs, il y a deux couleurs plus le noir, qui est permanent et constant. Pour réussir l’ensemble, il faut simplement que les plaques soient de la même taille, que le papier soit de la même taille, et surtout, il faut tout caler précisément pour que ça ne bouge pas. C’est la partie la plus sérieuse du travail, la plus compliquée.
JK : Arrêtons-nous sur ce système de trois couleurs. Car quand tu choisis le bleu et le jaune, la superposition des deux couleurs donne le vert. Mais le résultat obtenu n’est pas le même selon que tu mets le bleu sur le jaune ou le jaune sur le bleu ! Ce qui donne des variations intéressantes. On parlait de cuisine tout à l’heure, on est en plein dedans !
May : Effectivement ! C’est un rapport aux ingrédients, on peut dire. L’autre parallèle qu’on peut faire avec la cuisine, c’est qu’après le repas, le moment le plus ennuyeux, c’est de faire la vaisselle ; en gravure, après l’impression, c’est le nettoyage, des rouleaux, des plaques, etc. Il faut faire ce nettoyage de suite, sinon l’encre sèche sur le rouleau. Comme quand vous faites certains plats, un couscous par exemple, et que le lendemain, ça colle !
JK : Tu as aussi travaillé en ateliers, avec des enfants ? Cela a donné lieu à une publication, non ?
May : Aline Hébert-Matray m’a téléphoné pendant plusieurs années pour me demander de venir travailler à Épinay-sur-Seine, avec les services culturels de l’enfance. Mais mon emploi du temps ne le permettait pas… Sauf une année, où j’y suis allée. J’avais 15 séances pour faire un travail avec deux classes, sur le texte et sur l’image. Les enfants travaillaient sur le thème du jardin toute l’année. Ils voyaient des intervenants divers, des architectes paysagistes, des spécialistes des petites bêtes qui mangent ce qu’il faut et ne mangent pas ce qu’il ne faut pas, toutes sortes de gens très qualifiés. Je suis donc partie de cet état de fait. Et j’ai proposé l’histoire aux enfants : « C’est un oiseau qui quitte son pays. Il migre, mais il est fatigué, il n’a pas mangé, il est très haut dans le ciel. Il aperçoit un poisson, il fonce dessus, mais ce n’est pas un animal, c’est un jardin. » Près de nous, il y avait une espèce de massif encerclé par un muret, et ça représentait un poisson, l’idée m’est venue de là. Et pourquoi un oiseau migrant ? Parce que dans cette classe, je pense qu’il devait y avoir au moins une vingtaine de nationalités différentes… J’ai commencé à travailler avec les enfants, et ça a donné cet album [Le voyage de Caramel, Epinay-sur-Seine, 2007]. Il y avait des fonds importants de la région pour pouvoir imprimer ce travail ensuite.
JK : Et tu as travaillé en linogravure avec les enfants ?
May : Oui absolument, en lino. Parce que le bois, c’est très compliqué. La linogravure est un matériau qu’on peut travailler dans tous les sens. C’est lisse, il n’y a pas d’aspérités ni de sens. Pour le bois, il y a le fil du bois, et quand on est à contresens, ce n’est pas facile.
JK : Est-ce que ton travail commence toujours par des croquis ?
May : Je commence par le texte. Quand je dois illustrer un roman de Jules Verne en gravure, je sais déjà que ce sera monochrome, en noir. Mais je lis d’abord le texte, car il faut répartir les gravures à venir d’une façon à peu près régulière dans l’ouvrage. Ensuite, avec l’éditrice, là c’était Françoise Mateu, il faut aussi choisir d’illustrer un passage qui me semble plus intéressant, par rapport à d’autres scènes qu’a pu traiter Hetzel avec ses illustrateurs de l’époque. Donc tout ça, ce sont des préparatifs qui prennent beaucoup de temps. Ensuite, je réalise des esquisses, je gribouille des petites vignettes, des petits dessins. Et je fais ce qu’on appelle un chemin de fer : une lecture sur une feuille de papier de l’ensemble du livre à venir, avec, déjà, l’emplacement du texte et des illustrations. Bien sûr, le chemin de fer peut être modifié ensuite. D’ailleurs, même si le chemin de fer est accepté par l’éditeur, quand je passe à la réalisation, je garde l’essentiel mais je peux bouger certaines choses sans en référer à l’éditeur, par exemple la conception de l’image ou l’événement que je représente. Disons que l’essentiel est quand même là sur le chemin de fer de base. Ensuite, je travaille dans l’ordre. Je commence par le début, je termine par la fin ! Je ne passe pas comme ça d’une page à l’autre, c’est un rythme, c’est régulier. Donc il faut préparer le bois, le papier, le matériel, mais je reporte. Quand j’ai fait les esquisses au format, je reporte les images à l’envers sur le bois, et je reporte avec du papier calque, mais sur du carbone. Parce qu’il ne faut pas appuyer fortement avec un crayon, sinon la moindre trace en creux dans le bois se verra, il faut que ce soit léger. Une fois que c’est fait, je mets en place les personnages. Humains et bêtes, peu importe, je m’occupe d’abord de la position, de la relation entre les uns et les autres, etc. Je ne m’occupe pas du paysage. Je sais que ce sera dans la nature ou que ce sera à l’intérieur d’une maison, mais je ne m’en occupe absolument pas. Ça, ça vient sur le bois. Je ne fais pas forcément une esquisse pour le fond. Ce qui est nécessaire, c’est la relation entre les personnages, leur taille.
Brigitte : Dans les images du Rayon Vert , il y a énormément de détails. Comment est-ce possible de réaliser cela en gravure ? Parfois, les traits sont très fins.
May : Pour le Rayon Vert, pour les Jules Verne ou pour Oskar le coq , j’ai travaillé sur des planches, où le travail est beaucoup plus facile : je ne suis pas obligée d’entailler le bois quand je suis à contresens du fil du bois. Avec des outils bien aiguisés, je peux tourner sans forcer. Prendre des virages, c’est très difficile avec le contreplaqué, parce que la couche intermédiaire est souvent très dure, il y a des mélanges de colles, etc. Alors que sur une planche, j’ai travaillé sur du tilleul, ça va tout seul ! Ce n’est pas ça qui est compliqué dans ce travail. On travaille avec des couteaux tout le temps. Tenir un outil qui est assez rudimentaire, ce n’est pas compliqué ! Les enfants ne se posent pas de questions, ils creusent. Des fois, je suis obligée de les arrêter, sinon ils enlèveraient tout. Ce qui est difficile, c’est d’abord concevoir l’image ! Et après, c’est l’impression. L’impression, ça prend du temps. J’imprime les couleurs les unes après les autres, une nouvelle couleur dès que la précédente est sèche. Et le noir vient en dernier. J’ai travaillé pendant longtemps sur des contreplaqués de peuplier, mais le peuplier sur lequel j’avais débuté en Italie était très agréable, c’était un beau contreplaqué. Maintenant, je n’achète plus de peuplier, je travaille sur des contreplaqués d’okoumé, mais c’est loin d’être parfait : dans la partie intermédiaire, il y a non seulement de la colle mais aussi du plastique.
Retrouvez l’intégralité de cette interview sur le site du CNLJ : https://cnlj.bnf.fr/fr/page-editorial/visiteurs-du-soir-auteurs-illustrateurs
par : La Revue des Livres pour enfants
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