En février 2023 sera inaugurée une grande exposition consacrée à André François, illustrateur, au Centre d’art Daily Bul & Co, situé à La Louvière, en Belgique. Son sous-titre, Calembredaines et turlutaines, est emprunté à Raymond Queneau. J’en serai la commissaire. Et, hormis de rares prêts de collections privées ou d’institutions, quasiment toutes les œuvres exposées seront issues de ma collection personnelle. Un catalogue sera édité : ce sera le n°11 de la collection Archives Daily Bul & Co.
Par Janine Kotwica
D’abord le lieu et ses fondateurs
Qu’est-ce que le Daily Bul, cette institution fondée par l’écrivain André Balthazar avec son compère Pol Bury ? Incontournable en Belgique, elle reste mal connue en France et mérite qu’on raconte son histoire.
Décédé à La Louvière le 22 août 2014, André Balthazar y était né le 7 janvier 1934. Il a étudié la philologie romane à l’Université libre de Bruxelles. En 1949, il rencontre le peintre et sculpteur Pol Bury qui lui fait découvrir le surréalisme, le mouvement Cobra et l’art abstrait. À cette époque, André Balthazar devient également un ami proche du poète surréaliste Achille Chavée.
En 1953, il crée, avec Pol Bury, l’Académie de Montbliart, qui donnera naissance, en 1957, à une revue, Le Moniteur de la Pensée Bul. La revue deviendra, en 1959, Le Daily Bul, une maison d’édition avec, pour enseigne, un escargot dessiné par Pierre Alechinski. Celle-ci possède, aujourd’hui, un important catalogue particulièrement orienté vers l’insolite et l’humour. Selon le poète Marcel Havrenne, « La pensée Bul n’est pas souvent ce qu’on croit ; elle en serait même, le cas échéant, tout le contraire »… Une pensée que quelque six cents artistes et écrivains ont contribué à édifier à travers un catalogue qui se veut être un temple de l’absurde.
Si la revue Daily Bul n’a publié que quatorze numéros entre 1957 et 1983, elle a édité – excusez du peu ! – des textes de Pol Bury, Christian Dotremont, Pierre Alechinsky, Achille Chavée, Jean-Michel Folon ou Roland Topor.
La maison d’édition est subventionnée par la fédération Wallonie-Bruxelles.
Distinct de la maison d’édition qui, toujours active, reste gérée par la famille Balthazar, le Centre d’art Daily Bul & Co a été fondé après la mort de Bury pour garder la mémoire du Daily Bul. Installé 14 rue de la Loi à La Louvière dans une superbe maison bourgeoise qui a conservé ses boiseries, plafonds moulurés, parquets cirés et cheminées de marbre, il a pour première mission, d’archiver et de mettre en valeur le fonds Daily Bul, une mine d’or riche de multiples documents et de supports variés, rassemblés par Jacqueline et André Balthazar depuis 1957. Dans le jardinet de cette noble demeure, un vénérable ginkgo couvre, à l’automne, les sols d’un lumineux tapis doré.
À La Louvière, ville francophone de la province du Hainaut riche de plusieurs institutions muséales, c’est un établissement qui compte : une rue est appelée Daily Bul en son honneur.
André François et le Daily Bul
André Balthazar, le roi-mage de La Louvière, « en culottes courtes », admirait déjà le dessinateur, peintre, affichiste et sculpteur français André François, né Andrzej Farkas en 2015 à Timisoara (actuelle Roumanie). En tous cas, c’est ce qu’il affirmait. Il allait donc de soi qu’il le publierait dans sa belle maison où l’anticonformisme de sa thématique et l’audace de son graphisme seraient en connivence avec l’esprit souvent potache et l’esthétique décalée qu’il privilégiait
De plus, les influences surréalistes, omniprésentes chez André François, rejoignaient les sources du courant qui alimenta la création du Daily Bul. Et l’escargot, animal-totem de la maison, a souvent inspiré le dessinateur. Sans compter que son patronyme Farkas, en hongrois, désigne un loup : prédestiné pour La Louvière !
Résultat de cette connivence, André François, au Daily Bul, ce seront des livres, des expositions, des affiches…
Des livres eggzeptionnels !
En 1980, André Balthazar édita The eggzercise Book. Ce petit joyau d’humour au dessin minimaliste présente vingt-deux variations ovées illustrant d’un crayon léger un imagier de mots au préfixe ex (eggs!) : un petit opus « eggzeptionnel » ! André François, dont l’œuf est un thème récurrent, conçut, dans la jubilation, le texte et les images. En seront tirés soixante-dix exemplaires sur vélin d’Arches, numérotés de I à LXX, et un tirage numéroté de deux mille exemplaires de ce livre qui parut aussi en Allemagne (Schirmer Mosel, Munich, 1981).
On ne se lasse pas de s’amuser de ses « eggspress », « eggscomunicated », « eggzaequo », « eggzpectation » et autres « eggztreme right » ou « eggztreme left »…
Puis, Daily Bul publia, en 2000, Le Voyage de V pour servir de catalogue atypique à une exposition André François, agreste et festive. Conçu par Jacqueline Balthazar, épouse d’André, et Caroline Corre, directrice du Centre artistique de Verderonne, en Picardie, le livre accroche à sa couverture une délicieuse vahiné. L’édition, dans son tirage de tête, fut accompagnée d’une sérigraphie originale signée par André François. L’image fut déclinée en affiches, cartes, invitations et même éventails !
En vis-à-vis des textes de Vincent Pachès sont reproduites des œuvres diverses, gravures, sculptures, collages et peintures choisies dans l’atelier de Grisy-les-Plâtres et exposées à Verderonne. Deux ans plus tard, elles seront presque toutes détruites dans le tragique incendie de son atelier (lire Les Arts dessinés n°2).
Lors du vernissage de l’exposition dans les jardins de son merveilleux Centre artistique, Caroline Corre eut l’amusante idée d’inviter une association polynésienne, et d’accortes vahinés entourèrent de chansons et de danses tahitiennes le maître émoustillé et ravi.
André François offrit un dessin grotesque au dessinateur Denis Pouppeville en guise de frontispice pour son recueil Le Temps qui ment (2001).
En 2002, parut un livre d’artiste, Le Silence, avec des dessins vigoureux sur des textes de Vincent Pachès. Là aussi, le tirage de tête fut accompagné d’une sérigraphie originale signée par André François.
Des eggspositions ante et post mortem
André François participa à des expositions collectives, en particulier Daily Bul & Co à la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence et au Passage 44, à Bruxelles, en 1976. Son fantôme fut aussi présent, post mortem, à l’exposition Escargots à gogo (2012) qui a célébré l’emblème du lieu, suivie par le petit livre, Beurre d’escargot, une pochade d’inspiration humoristico-culinaire, publiée à titre posthume.
André François participa, en outre, à L’Esprit des clochers, collecte de projets farfelus de reconstructions architecturales aux côtés d’Alechinsky et de ses amis Folon et Topor. Il s’agissait d’une demande de Pol Bury et d’André Balthazar envoyée par circulaire en 1986 à leurs amis artistes, afin de réoccuper, sur une photo de Michel Duez, l’espace laissé vide par la flèche de l’église Saint-Joseph de La Louvière, écroulée suite à une secousse sismique. Ce n’est qu’en 2018 que furent réalisés une exposition et un catalogue à partir des deux cents vingt-cinq projets archivés, fantaisistes et iconoclastes à souhait. André François, quant à lui, proposa un triptyque irrévérencieux malicieusement inspiré du très hugolien Quasimodo.
Des affiches eggsplosives
Son obsession de la fuite du temps et de l’attente de la mort, qui se matérialise en particulier par des horloges omniprésentes, avec ou sans aiguilles, on la retrouve dans les deux grandes affiches diffusées par le Daily Bul en 1977. L’une présente un personnage désinvolte, mains dans les poches, dont la tête est remplacée par une horloge surmontée d’un chapeau-melon. Les aiguilles, ce clone de Charlie Chaplin les porte sous le bras. André François, qui aime griffonner sur ses dessins, lui a adjoint, dans le bord inférieur gauche, une calligraphie teintée d’un anarchisme très Daily Bul : « Il ne s’agit pas de gouverner, et encore moins de l’être ». Sur l’autre, un trio de personnages, sans doute familial, a aussi des cadrans en guise de visages, mais ceux-là ont conservé leurs aiguilles. Nonobstant, – signe de mésentente ? –, aucune n’indique la même heure. Son commentaire, toujours en bas à gauche, est sans appel : « Quoi que vous fassiez, vous êtes ridicule ».
Quant à l’impertinence de l’affiche du Fonctionnaire culturel se félicitant de sa propre démarche, elle a marqué durablement, avec son éléphant auto-satisfait, l’histoire des arts graphiques (1983). Elle fut créée pour accompagner l’exposition du Daily-Bul au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris. La manifestation avait été subventionnée par le Ministère de la Culture de la Communauté française de Belgique qui, dans un premier temps, offusqué par l’effronterie du propos, retira ses crédits. Mais pour, finalement les rétablir, dans un sursaut salutaire consécutif au tollé indigné que suscita cette sanction!
On retrouve, dans l’édition de ces posters subtilement lithographiés en couleurs, le soin (qualité du papier et de l’impression) apporté aux autres publications de cette bonne maison.
Et bientôt, cette eggsposition de calembredaines et turlutaines..
Il est, à la fois, cohérent et jouissif d’exposer l’« hénaurme » travail d’André François pour l’édition (presse, livres, éphémères) dans les élégants locaux du Centre d’art Daily Bul & Co de La Louvière.
Y seront présentés aussi les dessins d’une cinquantaine d’illustrateurs, et non des moindres, créés en hommage à André François. Ils illustrent la dette sincère de deux, voire trois générations, envers un précurseur souvent imité, un maître admiré, respecté et aimé. Leur inspiration a été fécondée par les souvenirs de leurs rencontres avec le maître, dans les émotions que son œuvre a suscitées, dans le choc de l’incendie qui détruisit son atelier en 2002, dans ses livres, ses publicités, ses obsessions, son bestiaire, son anticonformisme, le deuil de sa mort… Ce Posthume sur mesure, comme l’avait appelé André François lui-même lorsque je lui avais fait part de mon projet, est en outre un inventaire passionnant des styles et techniques de notre illustration contemporaine. L’exposition itinérante, que j’avais conçue en 2005, juste avant la mort du maître, a voyagé ensuite dans quelques villes de France et de Roumanie, patrie d’André François. Présentée en dernier lieu sous le titre André François Remember au Centre André François, elle y sommeille depuis 2014 dans les réserves. Réveiller cette belle endormie est particulièrement jubilatoire.
Le visuel de l’exposition Calembredaines et turlutaines provient de l’Eggzercize Book (« Eggstrovert »). C’est l’une des nombreuses variations parodiques et impertinentes de la Joconde : un buste avec une tête incongrue, ici, un œuf éclos.
Pour le catalogue n°11 de la collection Archives Daily Bul & Co, un œuf s’imposait ! (Pour L’École des loisirs, ce fut un papillon-lecteur ; pour le Centre Pompidou, un globe terrestre ; pour le Musée du Luxembourg, un cadran-palette ; une assiette cassée pour le petit Odéon ; trois galets pour la trinité de La Vie devant soi et, pour Justice au cœur, un cœur bien sûr.) Ce buste surréaliste réunit certains thèmes privilégiés d’André François comme les mains croisées, de grosses paluches qui ressemblent étonnamment aux siennes, les pouces levés en like désinvolte, le jaillissement d’idées neuves et le bonheur de vivre symbolisés par un tonique oisillon qui sort de l’œuf…
L’illustrateur le reprendra, en couleurs, pour l’affiche de Innovez en 1981.
Un condensé d’intelligence joyeuse !
Encadré
Cette eggzposition met en eggzergue le rôle essentiel joué par André François sur la scène internationale de l’illustration ainsi que sa participation régulière et créative au sein du Daily-Bul dont le petit joyau humoristique et minimaliste, The Eggzercise Book, aujourd’hui épuisé.
Les œuvres eggzposées, dont certaines inédites, permettront au visiteur de découvrir ses premiers dessins de presse, ses inoubliables couvertures pour des magazines tels que Punch, The New Yorker, Holiday ou encore Vogue, ses illustrations pour la jeunesse au trait désinvolte, fantaisiste et libre – dont sa collaboration jouissive avec son ami Jacques Prévert – , ses images pour adultes – moins connues, plus grotesques et souvent plus sombres – témoignant de ses goûts littéraires pour Denis Diderot, Honoré de Balzac, Alfred Jarry, Raymond Queneau ou encore Boris Vian.
Elle présente en outre Un Posthume sur mesure, hommage de Beatrice Alemagna, May Angeli, Gilles Bachelet, Michel Backès, Christophe Besse, Guy Billout, Quentin Blake, Serge Bloch, Michel Boucher, Danièle Bour, Alice Charbin, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Pierre Cornuel, Katy Couprie, Michelle Daufresne, Thierry Dedieu, Etienne Delessert, Claudine Desmarteau, Malika Doray, Jacqueline Duhême, Philippe Dumas, Stasys Eidrigevićius, Pierre Etaix, Claire Forgeot, Henri Galeron, Letizia Galli, Alain Gauthier, Martin Jarrie, Louis Joos, Kitamura Satoshi, Lionel Koechlin, Léo Kouper,, Georges Lemoine, David McKee, Daniel Maja, Alan Mets, Consuelo de Mont Marin, Sarah Moon, Pef, François Place, Yvan Pommaux, Claude Ponti, Denis Pouppeville, Laura Rosano, Tony Ross, Sara, Jean-Charles Sarrazin, Ronald Searle, Carme Sole Vendrell, Grégoire Solotareff, Frédéric Stehr, Tomi Ungerer , Christian Voltz, Anne Wilsdorf & Zaü
Une eggzposition eggzeptionnelle à ne rater sous aucun préteggste !
Eggzposition André François illustrateur Calembredaines et turlutaines
Du10 février au 21 mai 2023
Centre d’art Daily Bul & Co – Rue de la Loi 14, 7100 La Louvière, Belgique
Commissariat : Janine Kotwica
par : Les Arts dessinés
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