Membre, selon Raymond Queneau, de la SPA (Société Protectrice de l’Alphabet), illustrateur, directeur artistique et écrivain, Massin, qui est décédé à Paris, à l’âge de 94 ans, le 8 février dernier, a transcendé le métier de graphiste et de typographe en grand art.
Ce petit homme volubile et pétillant comme le champagne qu’il aimait au point de lui consacrer un livre, Dom Pérignon, en 2014, s’emballait lorsqu’il parlait de ses passions et se montrait intarissable lorsqu’il faisait revivre ses rencontres.
Difficile, alors, de l’évoquer sans platitude…
J’ai sollicité quelques-uns de mes amis qui ont collaboré avec lui, l’ont côtoyé, l’ont aimé pour un kaléidoscope de témoignages. J’ai calqué le titre de cet hommage sur celui de ses Mémoires, publiés chez Albin Michel en 2017 : D’un moi l’autre, lui-même imité de Céline, D’un château l’autre…
Il aimait le Baskerville et surtout le Cochin, alors, une fois n’est pas coutume, j’ai utilisé ce caractère en son honneur.
D’un Massin l’Autre
par Janine Kotwica
C’est par André François que j’ai fait sa connaissance. Ensemble, ils avaient fait quelques Folio, La Vie devant soi de Gary/Ajar, quelques Caldwell, Portnoy et son complexe de Philip Roth et surtout Guignol’s band de Céline que Massin aimait beaucoup. Mais ce qui m’a le plus impressionnée, c’est Ubu roi, paru au Club du Meilleur livre en 1957. Pour le chef d’œuvre iconoclaste d’Alfred Jarry, André François s’était fendu de vingt dessins à la plume, savoureusement grotesques, où l’inventivité graphique vient concurrencer les audaces verbales. La maquette de Massin est élégante et discrète et le choix original d’alterner deux sortes de papier, le Djebel blanc des Papeteries Prioux pour les images, et un papier « de boucherie » bistre pour le texte est entré dans les annales de l’édition. C’est cette aventure, bien antérieure aux épisodes Folio, qui a scellé l’amitié de ces deux génies. Il est plaisant de comparer cet Ubu de 1957 avec les délires de celui de 2012 illustré par Serge Bloch. Le temps ne l’a guère assagi : en 2017, il publiera ses Mémoires sans ponctuation ni chronologie, dans le désordre spontané de ses souvenirs, et, à la manière d’Einstein, affichera sur leur couverture une insolente grimace de potache en goguette.
Écharpe de laine rouge, veste orange, parka violine, chemise turquoise, chaussettes vertes, le code vestimentaire de Massin osait les mariages de couleurs les plus improbables, comme la maquette des Mariés de la Tour Eiffel de Cocteau qui fut l’une de ses plus audacieuses compositions.
En sirotant son traditionnel champagne dans le vaste appartement qu’il partageait avec Monique, j’ai eu le plaisir de constater qu’André François était bien présent sur ses murs : le portrait qu’il fit de Massin, « typographe par lithographe », quelques dessins qui voisinent avec un collage des Chats pelés avec qui il fit des albums pour enfants. Aussi, d’André François toujours, l’original de la couverture de La Lettre et l’Image et l’affiche du film de Pierre Etaix, Le Pays de cocagne, qui ont en commun l’usage de lettres anthropomorphes et joyeusement érotiques.
Je lui ai envoyé les catalogues des six expositions que j’ai consacrées à André François. Il n’a jamais manqué de m’envoyer des commentaires élogieux, et… enchantés d’y être souvent cité !
De multiples photos, dont celles de Raymond Stoffel, maquettiste chez Gallimard, révêlent l’atmosphère joyeuse qui régnait chez lui à Montparnasse… Il était ouvert aux autres, friand de rencontres publiques et avait fait des conférences un peu partout dans le monde.
Il avait aussi des talents de romancier. Espiègle et cultivé, amoureux de Proust, il se vantait d’avoir lu La Recherche sept fois et signait ses courriels « Charlus », ce qui était aussi le nom de son chien.
C’était toujours une joie de le croiser, accompagné de Monique, dans les expositions, toujours curieux, l’œil aux aguets…
Il me manquera…
Sa carrière fut bien remplie. Agent, galeriste et éditeur à ses heures, Michel Lagarde esquisse quelques mots sur l’importance de Massin dans l’histoire éditoriale des dernières décennies :
« Si je devais pointer, dans ma bibliothèque, le nom qui ressort le plus souvent, c’est évidemment le sien, non seulement associé à plusieurs centaines d’ouvrages dont il a créé l’habillage reconnaissable au premier coup d’œil, mais tous ceux, indispensables, dont il est l’auteur. Tous ceux comme La Lettre et l’Image et L’ABC du métier où il retrace son parcours, mais aussi les poèmes de Queneau ou le Théâtre de Ionesco. Il serait difficile d’oublier les centaines de couvertures de Folio, ses clubs du livre, la collection L’Imaginaire de Gallimard mais aussi la collection illustrée de la Bibliothèque Blanche (1966-1967) pour lesquels il savait choisir les meilleurs talents pour marier les auteurs aux illustrateurs, tel Pierre Le Tan à Modiano. De ses débuts, il retient l’influence essentielle de ses amis affichistes Savignac et Villemot, et surtout du typographe Pierre Faucheux : je recommande ses Exercices de style avec Carelman à la suite de ceux de son mentor. Sa carrière démarre véritablement il y a 72 ans au Club français du livre, où il rentre le 1er février 1948 ; il prendra son envol chez Gallimard, jour pour jour, 10 ans plus tard. Autant d’années où sa griffe habillera les couvertures de toute l’édition française : Denoël, Hoëbeke, Pierre Horay, La Table Ronde, Albin Michel … Les virus s’attrapent aussi par les livres, je remercie Massin d’avoir contaminé ma bibliothèque et imprégné ma rétine. »
J’ai consulté ensuite l’éditeur et concepteur François Ruy-Vidal :
« Massin, comme John Bradford à New York, comme Roman Cieslewicz, comme Patrick Couratin, était un graphiste, directeur artistique et metteur en page. Ils avaient chacun du talent, des talents d’artistes, singuliers et originaux mais en matière d’édition, par “us et coutumes” et conformisme, ils étaient astreints de se plier aux principes de l’édition et de la librairie françaises. Ils faisaient de la mise en boite pour se conformer aux formats de livres préconisés (à la française, typiquement scolaires, plus hauts que larges, de 18 x 12) « pour ne pas prendre trop de place, en profondeur, sur les rayons des étagères de ma librairie » m’avait dit un libraire parisien…
Oui, j’avais aussi appris sa mort. Que dire ?… Lui m’intéressait quand il me parlait de typographie, comme Jérôme Peignot qui finalement était devenu mon ami avec son ami Robert Constantin…
Massin était touchant, un vrai artiste-ouvrier qui savait perdre des heures en recherche et mise au point, lettre à lettre quand c’était de la typo, et recommencer par essais et épurations successives.
… Ionesco nous rapprochait. Il m’avait offert son livre sur La Cantatrice chauve et nous nous étions retrouvés à une représentation de La Leçon au petit théâtre de la Huchette où Catherine Alméras, ma collègue du Cours Dullin, interprétait le personnage de Ionesco.
Il m’appelait parfois quand il était en panne d’illustrateurs pour ses couvertures de Folio. …Il était humble : un artiste ouvrier comme j’aurais aimé être considéré ! »
C’est bien sûr à la collection Folio de Gallimard que fait allusion François Ruy-Vidal. Michelle Nikly, autrice et illustratrice, épouse de l’illustrateur Jean Claverie, y fait référence, avec gratitude, sur sa page Facebook :
« En lui confiant ses premières couvertures de Folio, chez Gallimard, Massin a donné sa chance à un petit jeune, venu de Lyon, avec son carton à dessins sous le bras. C’était Jean Claverie, il y a – déjà – 45 ans… Merci à Massin d’avoir procuré à tant d’illustrateurs débutants ou confirmés, le bonheur de travailler sur les plus grands textes de la littérature mondiale. Pour Jean, ce furent Kundera, Malcom Lowry, Théophile Gautier, et tant d’autres…. »
Et Jean Claverie rive le clou :
« Il y a 45 ans.
Il y avait une semaine que j’étais sorti du cocon douillet des Arts-déco de Genève, conscient qu’il y a un moment où il faut se bouger un peu.
Me doutant bien que personne ne m’attendait, j’avais pris quelques rendez-vous dont un avec François Ruy-Vidal dont j’aimais beaucoup les albums. C’est donc par le Mistral que je suis monté à Paris lesté d’un lourd dossier comme cela se faisait avant les cd et les clés usb. Au milieu du feuilletage et sans autre commentaire, FRV téléphone à Massin : « Pouvez-vous recevoir un débutant ? »
Une heure plus tard j’étais dans le bureau de Massin et, après une conversation comme je n’en avais pas encore connu, je ressortais de la rue Sébastien-Bottin, remonté comme un ressort, avec un livre à habiller. C’était un Japrisot, Piège pour Cendrillon. Un graphiste s’y était bien essayé mais Massin n’avait pas trouvé son idée juste. Pourtant le dessin me semblait tout à fait recevable. Ce n’est que, une fois rentré sagement chez moi, à la lecture du texte, j’ai compris la leçon implicite sur le lien qu’il faut établir avec l’image.
Puis pour les couvertures qui suivirent, à chaque fois, Massin me parlait de son amour pour le livre qu’il me confiait… sans suggestion du genre « vous pourriez représenter ça ou ça et de telle ou telle manière ». Rien à voir avec la directivité des directeurs artistiques d’agence de pub à laquelle il fallait bien se plier pour croûter. La mission était de confiance.
Quelques années plus tard, pour la sortie de La Lettre et l’Image, je l’avais invité aux Beaux-Arts de Lyon où son insondable culture alliée à sa simplicité de vrai pédagogue avaient marqué les élèves. »
L’illustrateur Henri Galeron fait aussi partie du clan Folio :
« C’est en 1972 que j’ai rencontré Massin. La collection Folio venait de naître et les Folon, André François, Ronald Searle, Delessert et d’autres grands noms y apportaient leur talent d’illustrateurs.
Mais Massin était toujours en recherche de nouveaux dessinateurs, et c’est dans ce contexte que je l’ai rencontré. J’avais peu de travaux à lui montrer et, malgré cela, il m’a confié une première couverture pour me mettre à l’essai : Vercoquin et le plancton de Boris Vian. S’en suivit une longue collaboration avec des couvertures pour Queneau, Claude Roy, Cendrars, Céline, Sartre, Camus, Marcel Aymé, Mac Orlan, Peter Handke, Romain Gary, Kérouac, Annie Ernaux et beaucoup d’autres auteurs.
Massin disait lui-même que les années 60 avaient donné la primauté à la photo, à la typographie, au photomontage et, au début des années 70, avec Folio, il voulait être hors mode en privilégiant le dessin et l’illustration, en leur accordant la meilleure place.
Les rendez-vous dans son bureau de la rue Bottin n’étaient pas que des aller-retour pour rendre un dessin mais faisaient le plus souvent l’objet de longues conversations sur le métier, les auteurs, les expositions du moment, ses découvertes de nouveaux dessinateurs. Je pouvais apprécier son esprit facétieux et je repartais souvent avec de nouvelles commandes.
Sa grande connaissance de la littérature et des auteurs lui facilitait l’attribution de tel titre à tel dessinateur et son choix était toujours judicieux. Cependant il aimait aussi surprendre en proposant l’illustration d’un titre que l’on n’aurait pas choisi à priori !
… Ce fut une belle rencontre, amicale et professionnelle et je lui suis également redevable de m’avoir fait connaître Pierre Marchand. »
Etienne Delessert, quant à lui, insiste sur le long compagnonnage de Massin avec la maison Gallimard :
« Il est bien difficile, en quelques lignes, d’évoquer la riche personnalité de l’ami Massin. Je l’ai connu tout d’abord par sa mise en scène historique de La Cantatrice chauve de Ionesco, et par l’Ubu Roi illustré par André François, avec texte sur papier boucherie… Et par Folio, suivant l’inspiration des poches allemands DTV, que lui avait présentés Christian Gallimard. Que de beaux dessins furent jadis imprimés sur ces couvertures blanches !
Massin était alors Le directeur artistique de Gallimard, et c’est donc vers lui que se tournèrent Jean-Olivier Héron (qui avait collaboré à Folio) et Pierre Marchand, en quête d’éditeur – et avec un contrat de Hachette dans la poche qu’ils n’avaient pas encore contresigné. Il fallut deux semaines à Christian et Massin pour convaincre Claude Gallimard. On connaît la suite, ce développement extraordinaire d’un Département Jeunesse qui rayonna pendant des années sur le plan mondial – et qui consolida alors les finances de la Maison.
Puis Massin quitta Gallimard, pour prendre un peu d’air frais, mais aussi parce qu’il fut un des quatre héros qui refusèrent d’exclure Christian Gallimard de la Maison pour d’illogiques raisons. Une Maison dont il savait tous les secrets, puisque c’est lui que l’on envoyait traîter avec les principaux écrivains, qui le plus souvent devinrent ses amis.
Il était la mémoire littéraire incarnée.
Il connaissait aussi les mystères des étroits couloirs du 5, rue Sébastien Bottin, souriant en passant devant l’armoire qui abritait les ébats amoureux de grands noms.
Sa maison de campagne abritait des trésors de l’édition, alors qu’il céda ses archives à la Ville de Chartres.
Il continua longtemps à travailler en toute indépendance pour divers éditeurs, de son vaste appartement de la Rue Montparnasse, se lancant aussi dans plusieurs projets personnels expérimentaux de longue haleine. Tous deux nous connaissions fort bien Ionesco, et j’eus le plaisir de voir l’original du Rhinocéros de Folio à son mur…
C’est lui qui me donna à illustrer Thomas et l’Infini, de Michel Déon, livre sauvage s’il en est, et qui fut publié en toute liberté.
Il nous rendit visite avec Monique dans le Connecticut il y a quelques années, petit homme émacié, cheveux en bataille, mais d’une extrème vivacité, partageant ses souvenirs graphiques et appréciant l’évocation de cet ours noir qui, parfois, s’en vient nous saluer dans notre jardin.
Ces vingt dernières années virent sa réputation internationale ravivée. Subitement ses expressions typographiques un peu désordonnées et sautillantes (pour moi les Maîtres sont, jadis, Herb Lubalin, aujourd’hui Rita Marshall) mais inspirées, car il sut innover les liens entre la lettre et l’image, furent considérées comme des racines par les milieux graphiques branchés. Son oeuvre fit l’objet de rétrospectives à NewYork comme au Japon.
On oublie parfois combien la mise en page expressive d’un titre, d’un grand texte reste à jamais imprimée au tréfonds de notre mémoire, et Massin, qui a travaillé jusqu’à la fin de sa longue vie, impose le respect dû aux plus grands artistes. »
Jacques Desse et les Libraires associés lui ont consacré, en 2017, une exposition intimiste, inspirée, dans leur antre si élégant de la Goutte d’or.
Au tour de Georges Lemoine d’entonner son éloge, rendant, en outre, hommage au mélomane :
« En 1967, Massin, qui exerce depuis presque dix ans les fonctions de directeur artistique des Éditions Gallimard, me propose d’illustrer le récit historié, Le Lion aux portes de la ville de Mary Renault, pour la Bibliothèque Blanche.
À cette époque, mon travail d’illustration exploite presqu’exclusivement les ressources de la gravure sur linoléum. Massin apprécie ces gravures.
En 1970, il publie La Lettre et l’Image. Une bible ! Il rend hommage à dix ou douze siècles de créations typographiques, reliant le glorieux passé médiéval à la foisonnante inventivité moderne. C’est également à cette époque qu’il se voit confier la réalisation urgente de plusieurs centaines de couvertures illustrées pour la toute nouvelle collection Folio. Il invente alors la célèbre maquette : présentation des illustrations sur fond blanc avec tous les titrages en Bodoni romain bdc imprimés en noir.
Je fréquente alors régulièrement son petit bureau tout blanc situé au quatrième étage… C’est là que j’apporte mes dessins, ici que nous parlons typographie, peinture, musique… Je sais que mon illustration de couverture Folio du roman d’Émile Ajar Gros Câlin est sa préférée ; je lui en offrirai le dessin original.
Le renouveau de l’imagerie illustrée française a commencé là… surtout là… en ce lieu chargé d’histoire, de l’Histoire littéraire de notre pays… depuis 1911. Il en demeure pour moi comme le souvenir d’un grand bonheur.
« Massin sans prénom » disait la productrice de France Musique Claude Maupomé avec laquelle Massin, éminent mélomane, a réalisé plusieurs émissions dans la célèbre série diffusée les dimanches – d’abord appelée Le Concert égoïste puis Comment l’entendez-vous ? »
Daniel Maja convoque des anecdotes différentes de celles de la confrérie des Folio :
« Des échanges souvent courts et convenus, parfois plus étoffés, comme celui que nous eûmes dans le hall de l’école Estienne : nous parlions du Coup de dés de Mallarmé et de La Cantatrice chauve qu’il avait mis en graphisme, image et texte. Il me confia qu’il avait pensé postuler pour enseigner à l’école Estienne et que les obstacles bureaucratiques l’en avaient dissuadé.
Il était venu à mon expo chez Danièle Delorme, et avait eu à mon égard des mots chaleureux.
Il m’avait fait faire la couverture des Copains au début de Folio (N°182) dans les années 70. J’ai bien aimé quelques-uns de ses romans historiques comme Le Branle des voleurs. »
J’ai joint Serge Bloch au téléphone dans le refuge du Gard où il s’est confiné avec sa famille : en 2012, il avait, pour les éditions Calligram, illustré Ubu roi d’Alfred Jarry, décomposé, recomposé, bousculé, trituré par un Massin en folie.
Les deux partenaires avaient fait connaissance dans le propre atelier de Serge Bloch qui y présentait des travaux de Massin. Celui-ci était arrivé avec Christian Gallimard et son inévitable chien Charlus. Une soirée mémorable dont témoignent quelques photos de Massin posant devant l’affiche de La Cantatrice chauve avec Peter Knapp ou avec le tessinois Bruno Monguzzi qui, selon Serge Bloch, « ressemblait au Père Noël ». Leur collaboration autour de Ubu fut jubilatoire. « Ils s’étaient ensuite revus de temps en temps, et avaient descendu quelques bouteilles de champagne, surtout à l’époque où il fumait son petit cigare ».
Je me dois aussi de céder la parole à Valentina Manchia qui a fait une thèse importante sur Massin, soutenue à l’université de Sienne en 2011, en présence de Massin et Monique. En été 2018, au festival de Stresa sur le lac Majeur, elle a fait représenter sur scène Le Pierrot Lunaire en faisant défiler sur un écran les typographies de Massin…
« Je me souviens très bien du moment où, chez Massin, après l’un de nombreux entretiens sur son œuvre graphique, j’ai vu pour la première fois la maquette de la Cantatrice Chauve. À l’époque, j’étais en France pour ma recherche doctorale, dédiée à l’analyse de la totalité de sa production graphique expérimentale ; j’avais déjà passé beaucoup de temps dans le Fonds Massin de la Médiathèque de Chartres, entièrement consacré à son œuvre, et, bien sûr, j’avais déjà eu depuis longtemps la chance de rencontrer Massin à plusieurs occasions. Pendant nos entretiens parisiens on passait des heures, avec Monique aussi, à parler de graphisme, d’édition, de typographie, de musique. En quelque sorte, c’était comme d’avoir avec nous Raymond Queneau, Eugène Ionesco, Saul Steinberg, Pablo Picasso, Raymond Savignac et beaucoup d’autres, dans ces entretiens qui sont tous, maintenant, dans mes carnets de notes.
… Il suffit de feuilleter quelques-unes de ses interprétations typographiques (entre autres, La Cantatrice chauve et Délire à deux, tirées de Ionesco, l’édition des Exercices de style de Queneau, ou Pierrot Lunaire, transposition de la partition du Pierrot Lunaire de Schönberg) pour s’apercevoir de la puissance visuelle d’une écriture qui conserve intact le texte de l’auteur mais, en même temps, sollicite le lecteur à devenir spectateur aussi de quelque chose de complètement nouveau qui se passe sur la page… Une simple transcription typographique peut devenir un nouveau monde. Massin, homme des lettres et de lettre, nous l’a très bien montré, et continue à nous faire signe, de ses pages. »
Encadré
« Massin l’enchanteur » par Monique Langlois-Ducourneau
« Il m’est difficile de situer précisément à quel moment Massin est entré dans notre vie. Je le vois confusément dans l’appartement de la rue de Crussol vers 1949, mais c’est surtout à Meudon-Bellevue (pas loin de la maison de Céline), à partir de 1953, quand mes parents y ont acheté une maison pouvant réunir parents et cinq enfants, qu’il est devenu, avec sa femme Huguette, un habitué de la maison. Amis de la famille ils étaient de toutes les fêtes ou cérémonies et c’est Massin qui jouait les photographes. J’ai retrouvé chez lui des planches-contact de nos anniversaires, communions, réveillons, mariages, etc. Nous adorions les voir, ils apportaient originalité et gaîté.
A partir des années 50, et jusqu’en 1966 (où mon père a quitté Gallimard), avec parfois quelques années d’intervalle, Massin et mon père ont toujours travaillé dans les mêmes maisons. Ce fut d’abord le Club Français du Livre, puis le Club du Meilleur Livre. Massin y a été salarié en 1954, mon père y est entré en 1956 et a poursuivi l’aventure jusqu’à la fin, en 1959.
Massin est rentré chez Gallimard (maison mère du Club) en 58 et mon père en 1959 jusqu’à 1966 comme Directeur de la Pléiade. Il devait faire entrer Céline de son vivant dans La Pléiade (mais Céline est mort avant).
Massin n’était pas, par nature nostalgique, mais il évoquait avec beaucoup de bonheur la période des clubs comme une période de grande liberté dans la création, l’innovation, où tout semblait permis, sans trop avoir à se soucier des coûts de production. Ce sont les réalisations de cette époque qu’il aimait montrer aux visiteurs, n’oubliant jamais de mentionner ce qu’il devait à son maître Pierre Faucheux.
Bien qu’à l’époque les enfants aient été exclus des repas ou soirées entre amis, il me semble que le Club du Meilleur Livre fonctionnait comme une grande famille et que l’ambiance y était joyeuse. J’ai le souvenir de réveillons ou de fêtes mémorables, regroupant en particulier les Massin, Robert Carlier et Josette Wittorski, Jacques Darche (grand ami aussi, trop tôt disparu) et d’autres, chez les uns ou les autres.
De cette époque je garde le souvenir de quelqu’un de joyeux, toujours de bonne humeur, hyper actif, ne tenant pas en place, partageant parfois nos jeux dans le jardin.
C’est grâce à Massin et aussi à Darche que je me suis intéressée aux « maquettes » de livres, comme on disait à l’époque.
Mais c’est surtout à l’ami fidèle et généreux que je veux ici rendre hommage.
En juillet 1975, en rentrant d’Afrique (où j’enseignais au lycée) pour les vacances nous avons appris que mon père, qui avait 56 ans, était atteint d’un cancer de l’estomac et qu’il lui restait 3 mois à vivre malgré une opération aussi indispensable qu’inutile.
Tous les jours Massin est venu à son chevet, aussi bien à la maison qu’à l’hôpital, lui apporter ce qui pouvait le distraire, et lui tenir compagnie. Ça a effectivement duré trois mois. Et c’est le jour de l’enterrement que j’ai perdu Massin de vue. …durant 32 ans. Je lui avais envoyé un mot de temps en temps, lors du décès de Huguette en 1993, et aussi à propos d’une de ses expositions à la librairie Nicaise qui avait donné lieu à une double page dans Le Monde. Il m’a toujours répondu très gentiment.
La suite, c’est une exposition à l’ENSAD en février 2007 où m’avait conviée le mari d’une de mes collègues, professeur à l’école Estienne, qui l’admirait et savait que je le connaissais. Il ne m’a pas d’abord reconnue mais, quand je lui ai dit mon nom, il m’a recontactée aussitôt. Nous étions veufs tous les deux. Nous avons passé ensemble les 13 dernières années d’une vie bien remplie, nous avons entrepris l’aventure (très artisanale) des Typographies Expressives, nous avons aussi beaucoup voyagé jusqu’à ce que sa marche devienne trop difficile. Et j’espère lui avoir rendu plus supportables les problèmes liés à l’âge, dont il était conscient, dans ses derniers mois.
Il laisse un grand silence et un grand vide. »
par : Les Arts dessinés
Revue