André François, le retour ?
Le 26 septembre 2017, disparaissait l’éditeur Robert Delpire. Lors de ses obsèques, le nom de son grand ami André François, fut, à diverses reprises, convoqué lors des oraisons funèbres.
Par Sarah Moon, compagne de Bob Delpire, qui lui consacra, en 2004, un film plein d’émotion, André François, l’artiste.
Par Françose Nyssen, notre actuelle ministre de la culture, qui accueillit à Arles, en 2009, à la Chapelle Saint Martin du Méjan, lors des journées Delpire & Cie, le Posthume sur mesure que je lui avais concocté avec une cinquantaine de ses confrères, Ronald Searle, Quentin Blake, Tomi Ungerer, Etienne Delessert, Grégoire Solotareff, May Angeli, Beatrice Alemagna, Pef, Louis Joos, Philippe Dumas…
Par François Barré, son complice de toujours, qui écrivit, en 2003, un texte bouleversant après le tragique incendie de son atelier, et qui a déploré la perte progressive de lisibilité de son nom.
Comme en réponse aux regrets de François Barré, ne voilà-t-il pas qu’André François, décédé le 11 avril 2005, revient enfin, doucement mais sûrement, dans l’actualité ?
Du 27 octobre 2017 au 11 mars 2018, le Musée Tomi Ungerer de Strasbourg présente une exposition qui confronte ses œuvres à celles de Tomi Ungerer, un de ses grands admirateurs depuis leur rencontre à New York au printemps de leur folle jeunesse. Intitulée Tomi Ungerer/André François, la liberté du trait, elle présente les œuvres d’André François heureusement collectées par Thérèse Willer et désormais entrées dans le fonds du Musée.
Le 9 novembre 2017, jour de son anniversaire (il aurait eu 102 ans), j’ai eu le plaisir de présenter son œuvre lors d’une conférence à Bruxelles, André François, géant des arts.
Du 11 janvier au 15 février 2018, l’école Estienne expose, dans sa grande galerie, André François, l’imagination graphique, une manifestation destinée à ses étudiants, pour laquelle j’ai collaboré avec Camille Scalabre, professeur dans cette noble institution, et prêté une belle partie de ma collection personnelle. Ce 12 janvier, c’est à la BnF que j’ai fait une conférence sous la forme d’un Dictionnaire amoureux d’André François et je reparlerai de lui, à Strasbourg, le 26 février, pour l’Association des Amis de Tomi Ungerer.
Enfin, du 15 mars au 12 mai 2018, la médiathèque André Malraux de Strasbourg présentera, dans son Centre de l’Illustration, Les Maîtres de l’imaginaire, une exposition conçue par Etienne Delessert, où André François occupe une place de choix.
Un frémissement, annonciateur d’une renaissance ? On l’espère…
On l’espère car il le vaut bien !
Il le vaut bien, en effet, cet immense artiste aimé et admiré de ses confrères jeunes et moins jeunes.
Né en 1915, dans l’ancien empire austro-hongrois, à Timisoara, ville rendue tristement célèbre par les exactions du sinistre Ceauşescu, il est arrivé à Paris, à l’aube de ses 20 ans, après un bref passage aux Beaux-arts de Budapest, dans l’atelier de Cassandre qu’il éblouit de ses exceptionnelles potentialités.
D’une créativité, d’une inventivité, d’une lucidité et d’une jeunesse impressionnantes, il brillera, en toute discrétion et modestie, dans le dessin de presse, l’affiche, l’illustration pour enfants et pour adultes, fera des décors de théâtre et d’opéra, sera peintre et sculpteur. Il sera virtuose dans toutes les techniques : gravures diverses (lithographie, aquaforte, sérigraphie…), dessins à l’encre ou au crayon, au pastel ou au fusain, peintures à l’eau, à l’huile ou acrylique, collages incongrus de toutes sortes de matériaux, vaisselle cassée, bois flottés ou brûlés, ferraille, plomb fondu, objets détournés et mariés, dans des compositions dissonantes ou harmonieuses, avec humour, sans jamais négliger ni le sens, ni l’exigence esthétique.
Un grand. Un très grand.
Presse internationale
Ses premiers dessins de presse, empreints de bonhomie et de joie de vivre, il les a publiés avant la guerre dans L’Os à moelle, Ric et Rac, Le Rire, Marianne, Dimanche illustré, Paris-midi ou Paris-soir.
Dans l’après-guerre, ses contributions à la presse se sont multipliées en France, mais aussi en Grande Bretagne et aux États-Unis.
En France, il fournit des dessins à L’Écran français, Les Étoiles, Action et Les Lettres françaises, La Tribune des nations ou Le Matin de Paris. Plus tard, il collaborera à Télérama, Le Monde, Lire, Le Nouvel Obs, Paris-Match, le Fou parle, et, à la fin de sa vie, dans un style devenu, au fil des ans, grinçant et amer, à la revue de santé mentale VST.
Il découvre vite la presse anglo-saxonne, grâce à Margaret, sa très british épouse, rencontrée à Paris à la veille du conflit mondial. Il dessine pour l’antique Observer puis collabore à Lilliput et au vénérable Punch. Pour ces deux revues à l’importance historique, André François ne se contente plus de fournir des petits dessins amusants. Il crée quelques couvertures inoubliables qui contribuent à asseoir sa réputation.
Il fait de nombreux séjours à New York où ce sosie de Gary Cooper à la démarche de grand cow-boy noue, comme à Londres, des amitiés solides dans les milieux artistiques. Il fournit des dessins et surtout, d’avril 1963 à juillet 1991, cinquante-cinq couvertures au prestigieux New Yorker.
Ses petits dessins d’humour, d’un comique irrésistible, sont réunis en savoureux recueils, partout sauf en France, en Angleterre et Australie (The Penguin André François Books et Double Bedside Book, 1952), en Allemagne (Mit Gestraûbten Federn, 1954), aux Etats-Unis (The Tattooed Sailor, 1953 et The Half Naked Knight, 1958), en Suisse (Heikle Themen, 1959) et en Italie (François 133 Disegni,1974).
Les magazines Vogue et Sports illustrated l’emploient pour des couvertures. Look, Holiday et Fortune le sollicitent pour des affiches et des reportages illustrés. Il dessine aussi pour le New York Times.
La remarquable revue suisse Graphis lui consacre plusieurs articles et le sollicite pour d’étonnantes couvertures.
Illustration
De 1943 à 1993, il illustrera des livres pour enfants. La désinvolture de son trait, sa fantaisie joyeuse et sa liberté de pensée ont bouleversé le paysage éditorial pour la jeunesse. La plupart des livres parus en Grande Bretagne et aux Etats-Unis n’ont toujours pas trouvé place dans l’édition française, sans doute déstabilisée par son audace qui reste novatrice aujourd’hui encore.
On connait de lui Lettre des îles Baladar, pamphlet anticolonialiste, inconoclaste et optimiste, né, en 1952, alors que souffle le vent des indépendances, de sa collaboration jouissive avec son ami Jacques Prévert.
Mais son album le plus célèbre est sans conteste, Les Larmes de crocodile, révolutionnaire petit livre objet, jubilatoire à souhait, publié, en 1954, par son ami Bob Delpire et plusieurs fois réédité, en France et dans plus de vingt pays étrangers.
Delpire a aussi édité On vous l’a dit, petit chef d’oeuvre de poésie surréaliste écrit par Jean l’Anselme (1954) et Tom et Tabby de John Symonds (1963), ainsi que Les Rhumes, petit livret publicitaire (1966) annexé dans les Enfantina depuis sa réédition de 2011.
MeMo a heureusement traduit Le Petit Brown de la musicienne Isobel Harris (1949 & 2011), et on espère que quelques éditeurs auront à coeur de faire revivre les nombreux autres titres encore tapis dans l’ombre de sa riche bibliographie.
Ses images pour adultes, moins connues, grotesques et souvent sombres, témoignent de ses goût littéraires – Diderot, Balzac, Jarry (exceptionnel Ubu roi réalisé avec Massin en 1957), Queneau, Vian – et de ses amitiés – Pierre Etaix, Vincent Pachès… Il en est de même pour ses nombreuses couvertures de romans – Ajar, Céline, Caldwell, Faulkner…
Des lectures passionnantes, troublantes, souvent violentes et désespérées, qui racontent la douleur du passage du temps et les chagrins de la vie.
Affiches et estampes
Alors qu’il fut sans doute l’un des affichistes les plus créatifs du XXème siècle, André François se définissait comme un « graphiste du dimanche ». L’importance de son œuvre d’affichiste est pourtant considérable, et par son nombre, et par sa variété, et par son originalité. Elle couvre tous les domaines commerciaux, institutionnels, sociaux, culturels… sur plus d’un demi-siècle et son intérêt est artistique, certes, mais aussi historique et sociologique. Beaucoup de ces placards furent familiers du grand public, même si le nom de leur créateur n’a pas toujours été retenu. Qui ne connait le papillon-lecteur de l’École des loisirs ?
Comme l’artiste s’est toujours refusé à représenter le produit ou les lieux et jouait astucieusement des métaphores visuelles, ces affiches ont parfois décontenancé. Qui a oublié la mémorable campagne de Citroën qui vantait la suspension hydro-pneumatique de la DS sans jamais figurer le moindre véhicule ?
L’esthétique et l’intelligence de leurs concepts décalés continuent à étonner et à séduire quelques décennies après leur création.
Beaucoup d’entre elles connurent des versions de collection, estampées sur grand papier, avec le visuel débarrassé de la typo, redonnant ainsi à l’image toute sa force.
André François fut un graveur expert qui fréquenta le prestigieux atelier de Georges Visat, puis celui de Maurice Felt puis l’entreprise Graficaza de ses amis Michel et Thérèse Caza.
Il soigna particulièrement les éphémères : calendriers, programmes de spectacle ou invitations pour diverses manifestations et pour ses propres expositions. Il fit aussi éditer de très nombreuses cartes postales, créations originales ou reproductions de visuels d’expositions, de publicités ou d’estampes et affiches.
Une grande rétrospective ?
Une triste nuit de décembre 2002, son atelier et toutes les œuvres et archives que cet immense capharnaüm abritait, a été détruit par une incendie dont les causes sont restées inexpliquées. Le choc émotionnel fut terrible. Mais le monde entier a admiré le courage de cet homme de 87 ans qui a conjuré le malheur en créant, dans un sursaut de jouvence retrouvée, une cinquantaine d’œuvres à partir des vestiges ramassés dans les décombres.
Bouleversante fut l’exposition qu’en fit Bob Delpire à Beaubourg sous le titre L’Épreuve du feu.
Près de 200 dessins rescapés du sinistre, auréolés d’une fragile dentelle de papier brûlé, furent en outre exposés, en 2012, au Centre André François, dans mon émouvante exposition André François le Phœnix.
J’entends souvent dire qu’une rétrospective consacrée à André François n’est plus possible.
Tout a brûlé, dit-on.
Eh bien, non. Tout n’a pas brûlé : ces deux expositions crépusculaires le prouvent. En outre, des œuvres étaient conservées dans la maison et sont toujours en possession de sa famille. D’autres sont entrées dans des collections privées ou publiques. De plus, l’œuvre imprimée et gravée d’André François est considérable et peu connue. Les très nombreuses estampes – sérigraphies, gravures et eaux-fortes, lithographies – qu’il réalisa durant toute sa carrière sur des papiers amoureusement choisis, circulent encore dans les galeries et les enchères.
Alors, oui, une grande rétrospective est encore possible. Souhaitable. Nécessaire. Indispensable.
André François fut mon ami. J’eusse aimé lui en faire la promesse…
Janine Kotwica
Janvier 2018
par : Les Arts Dessinés
Revue