Images de la Grande Guerre dans l’album
Dès 1914, des auteurs et illustrateurs de livres d’enfants ont raconté et imagé la « der des der » qui devient, durant le conflit, le sujet principal des publications pour la jeunesse.
Les thématiques guerrières envahissent les manuels pédagogiques, laïcs et patriotiques, ou religieux, avec l’objectif d’élever, dans l’adversité partagée, le sens moral des écoliers pour l’avenir desquels les pères se battent. Aujourd’hui, sous prétexte de devoir de mémoire, d’information historique ou de message pacifiste, les commémorations de la Grande Guerre ont fait naître une pléthore d’albums. Par Janine Kotwica*
Les enfantina, durant le conflit, se font l’écho des divers mouvements artistiques particulièrement féconds depuis le début du siècle, d’où Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur, le chef-d’œuvre d’Edy-Legrand (NRF, 1919 ; Circonflexe, 2000) dont le message écologiste, anticolonialiste et antiraciste se déploie sur fond de combat contre les « Boches ». Ces albums, souvent inoubliables par leur qualité esthétique et le soin apporté à leur édition, sont légitimement passés à la postérité. Quelques-uns d’entre eux ont été réédités comme les albums de Caumery, alias Maurice Languereau, Bécassine pendant la guerre (images de Joseph Porphyre Pinchon), Bécassine chez les Alliés et Bécassine mobilisée (images d’Edouard Zier, Pinchon étant sous les drapeaux), récits cocasses et sociologiquement datés qui, publiés d’abord aux éditions de La Semaine de Suzette (1916, 1917 et 1918), renaissent épisodiquement dans le catalogue Gautier-Languereau. Flambeau, chien de guerre de Benjamin Rabier (Tallandier, 1916 et 2003), dénonce les violences et les aspects lugubres du conflit, malgré sa glorification optimiste du vaillant poilu et la tonicité du trait et des couleurs.
Sous les cocardes, scènes de l’aviation militaire de Marcel Jeanjean (Hachette, 1919 et 1992) célèbre le rôle tout neuf de l’aviation et s’amuse avec humour de son « envers privé ».
Le « Boche » n’est guère épargné : Guy Arnoux le transforme en loup dans son violent Petit Chaperon rouge et le cruel Conte de fées de Lucien Laforge en fait l’Ogre Teutonus, aussi bête que méchant, qui échoue à dévorer les fillettes Belgique, France et Angleterre (Librairie Lutetia, 1917). C’est à un autre conte que se réfère l’Oncle Hansi (Jean-Jacques Waltz) lorsqu’il représente son Alsace chérie en belle endormie, réveillée par le baiser salvateur d’un fringant poilu. Lui non plus, dans son discours patriotique, ne ménage pas l’ennemi avec son casque à pointe, mais ses images, abondamment déclinées en cartes postales, ne dépassent pas le seuil de l’humour grinçant et dégagent toujours le même charme, depuis L’Histoire d’Alsace (Floury, 1915), Mon village Ceux qui n’oublient pas (Floury, s. d.) et surtout Le paradis tricolore (Floury, 1918).
Jeux et jouets militaires
André Hellé se montre plus pédagogue que revanchard et s’avère soucieux que « les tout-petits ne quittent pas trop tôt un monde chimérique qu’ils aiment ». Son Alphabet de la Grande Guerre 1914-1916 (Berger-Levrault, 1916), adressé « aux enfants de nos soldats », témoigne de la fraîcheur toujours vive de son invention graphique.
Cet optimisme et ce respect de l’enfance se retrouvent dans ses jouets. Son désir d’instruire aussi : ses créations suivent, tout au long de la guerre, les progrès de l’armement et reproduisent masques à gaz, canons anti-aériens, projecteurs, wagons militaires, artillerie lourde…
Illustré par Henriette Damart, Toinette et la guerre (Berger-Levrault, 1917) de Lucie Paul-Margueritte nous montre la vie d’une famille en l’absence du combattant. Tandis que leurs pères s’entre-tuent, les enfants jouent aux petits soldats. Mais les gosses ne sont certes pas épargnés : violemment indigné, Francisque Poulbot nous les dessine blessés, amputés, et affectivement meurtris, sur ses nombreuses cartes postales et dans ses illustrations pour Le massacre des innocents : légende du temps de la guerre d’Alfred Machard, ou Les gosses dans les ruines : idylle de guerre de Paul Gsell (L’Édition française illustrée, 1918 et 1919).
Charlotte Schaller-Mouillot, d’origine suisse et fortement anti-germaniste, installe son Histoire d’un brave petit soldat dans le monde des jouets en bois, cette Boîte à joujoux chère à Debussy et André Hellé, mettant ainsi à distance l’horreur des combats (Berger-Levrault, 1915).
Spahis et tirailleurs : pour Odile Kastler en l’année de guerre 1916 de Val-Rau (pseudonyme de Valentine Rau, costumière au théâtre du Vieux-Colombier) reprend le motif naïf des soldats de bois pour célébrer la bravoure des troupes coloniales (Berger-Levrault, 1916).
Pour encourager les enfants à écrire, de nombreux artistes ont créé pour eux des papiers à lettres illustrés qui furent largement commercialisés.
Hic et nunc
Après quelques décennies d’oubli, ce douloureux pan de l’Histoire a submergé la BD, puis investi le livre de jeunesse contemporain. Les célébrations du centenaire ont redonné un regain d’actualité au sujet dans de nombreuses maisons d’édition. Aux œuvres de fiction sont souvent associés des dossiers documentaires.
De l’assassinat de Jaurès aux traumatismes du souvenir et à l’horreur des gueules cassées, des scènes de combat aux correspondances intimes, de la crainte de l’espionnage aux affres de l’absence, des difficultés de vie et de ravitaillement de l’arrière à la saleté des tranchées, des humiliations de l’occupation aux désertions et aux mutineries, des fraternisations avec l’ennemi aux exploitations des troupes coloniales, du martyre des animaux aux difficiles chemins du deuil, des hôpitaux de campagne aux usines d’armement, la plupart des aspects de ce terrible conflit sont maintenant évoqués, sans concession, dans les publications destinées au jeune public.
De nombreux motifs sont récurrents : villageois entendant le tocsin, enfants moralisés dans les salles de classe, enseignants exemplaires, adieux « fleur au fusil » sur le quai de gare, attente du facteur, femmes et enfants aux champs et à l’usine, annonce des deuils, parties de cartes et bricolage dans les tranchées, barbelés et chevaux de frise du no man’s land, retour des combattants blessés… Grandes sont les parentés dans les thèmes et les schémas narratifs, mais la manière des illustrateurs et la diversité de leurs techniques évitent toute saturation monotone et invitent à la confrontation iconique.
Les représentations des champs de bataille diffèrent, même si elles ont en commun leur étendue tragiquement désolée, les barbelés et les arbres calcinés, les silhouettes faméliques avec casques et uniformes, les explosions des projectiles meurtriers, les cadavres amoncelés, les animaux apeurés : tragique pastel sépia de Thierry Dedieu, onirique bleu aquarellé de Michael Foreman, tonicité numérique de Fred Sochard, élégants crayonnés de François Place, vivacité de plume de Philippe Dumas, cadrages structurés de Ginette Hoffman, énergie dramatique de Pef, obsession mortifère de Laurent Corvaisier, griffures esthétisantes de Yann Hamonic, cloisonnisme dynamique de Zaü ou truculence des tronches de Tardi (14-18.Des hommes dans la Grande Guerre, texte d’Isabelle Bournier, Casterman 2008).
On les aura !
Dominique Joly et Bruno Heitz ont fait, dans 14-18 La Grande Guerre (Casterman / L’Histoire de France en BD, 2014), un récit vivant, complet, remarquablement documenté du conflit, des causes et du contexte, jusqu’aux conséquences géopolitiques alors que les albums de fiction ne traitent souvent que de tel ou tel aspect particulier.
Ainsi, les causes sont-elles généralement peu explicitées. On entraperçoit tout juste l’Alsace et la Lorraine barbouillées de noir sur une carte scolaire (Andrée-Paule Fournier et May Angeli, Louis du Limousin, Père Castor – Flammarion, 1972 ; René Ponthus et Ginette Hoffmann, Au temps de la Grande Guerre, Casterman / Des enfants dans l’histoire, 2014).
L’école est omniprésente et les enseignants sont souvent héros du livre comme La maîtresse ne danse plus d’Yves Pinguilly et Zaü (Rue du monde, 2014) ou L’Horizon bleu de Dorothée Piatek et Yann Hamonic (Petit à petit, 2002).
On évoque aussi les marchands d’armes (Au temps de la Grande Guerre). « On croit mourir pour la patrie : on meurt pour des industriels », écrivait Anatole France, réflexion désabusée illustrée d’une xylographie de May Angeli (Petite histoire de la guerre et de la paix, texte de Sylvie Baussier, Syros, 2004).
La présence animale est dramatisée : rats répugnants ; héroïques chevaux (Cheval de guerre, Michael Morpurgo et François Place, Gallimard jeunesse, 1986) ; candides pigeons (Sylvestre s’en va-t-en guerre, Stéphane Henrich, Kaléidoscope, 2014) ; lièvres effrayés, corbeaux mortifères et fantastique araignée dans l’apocalyptique 14-18 Une minute de silence à nos arrière-grands pères courageux de Thierry Dedieu (Seuil, 2014) où Thanatos règne inexorablement.
Baum et, paradoxalement, le même Dedieu, s’amusent d’une fantaisie utopiste, incongrue dans ce contexte, sur le pouvoir de la lecture et l’usage nouveau de l’aviation (Le baron bleu, Seuil jeunesse, 2014). Fred Bernard et Emile Bravo ont, eux, concocté un récit original où les horreurs de la guerre sont transcendées par la passion des avions (On nous a coupé les ailes, Albin Michel jeunesse, 2014).
Il y a, sublime poème d’Apollinaire (Rue du Monde, 2013) où l’amour et l’écriture vaincront la mort, est superbement illustré par Laurent Corvaisier.
Les soldats venus d’ailleurs sont rares, dans tous ces livres, et on espère que And the Soldiers sang et Harlem Hellfighters de J. Patrick Lewis, magistralement imagés par Gary Kelley (Creative, 2011 et 2014), qui magnifient l’entrée en guerre des troupes américaines et des Noirs de Harlem, trouveront un éditeur français.
Mon ennemi, mon frère
La grande différence entre les livres contemporains et les publications réalisées durant le conflit, c’est que François Mitterrand et Helmut Kohl se sont un jour tenus par la main. L’adversaire n’est plus désormais le « Boche », imbécile et sanguinaire, mais un être humain respectable et sensible. C’est l’argument de L’ennemi (Sarbacane – Amnesty International, 2007) où la conjugaison éprouvée des talents de Serge Bloch et de Davide Calí délivre un message d’une rare profondeur : un texte minimal et un trait épuré à la Steinberg au service d’une réflexion sur la propagande, la liberté de pensée, l’inanité de la guerre et la fraternité humaine.
Quand ils avaient mon âge : Petrograd, Berlin, Paris 1914-1918 de Gilles Bonotaux et Hélène Lasserre (Autrement jeunesse, 2004) évoque la vie de trois gamins, un Français, un Allemand et un Russe. Le livre raconte leur vie à l’arrière et les nouvelles des fronts jusqu’après l’armistice. L’épilogue est rude : tous trois « ne savaient pas encore qu’ils seraient les combattants de la prochaine ».
Enfin, Géraldine Elschner, qui vit en Allemagne, a imaginé l’histoire d’un garçon d’aujourd’hui, fruit d’un couple franco-allemand, découvrant que ses ancêtres furent ennemis (Le casque d’Opapi, L’Elan vert, 2014). Les toniques images numériques de Fred Sochard rendent hommage à Fernand Léger et à sa Partie de cartes. Un message d’espoir en la paix symbolisé par la plantation, en France, d’un plant de chêne déraciné des bords du Rhin.
Souvenirs…
Dans Une si jolie rencontre de Martine Laffon et Fabienne Burckel (Seuil jeunesse, 2006), deux fillettes découvrent, par une lettre indiscrètement interceptée, l’histoire d’amour interrompue par la mort à la guerre du fiancé de leur aïeule.
Quant à l’achat, chez un brocanteur, d’un bureau recelant un paquet de lettres, il révèle à un jeune Anglais l’incroyable fraternisation de La trêve de Noël (Michael Morpurgo et Michael Foreman, Gallimard jeunesse, 2005). Cette invention l’enverra à l’émouvante rencontre de la vieille dame à qui ce récit fut autrefois adressé
Chez Sylvie Neeman, toute sensibilité et finesse, l’amour du livre réunit une fillette et un vieillard (Mercredi à la librairie, Sarbacane, 2007). Elle lit des BD, lui ressasse le récit des batailles du Chemin des dames. Les images d’Olivier Tallec servent discrètement l’atmosphère intimiste de cette rencontre intergénérationnelle.
Un authentique souvenir de famille, servi par le talent exceptionnel de Philippe Dumas, intégré dans le récit d’une vie, avec émotion mais sans pathos, donne à Ce changement-là un inégalable accent de vérité (L’École des loisirs, 1981).
…et transmission
L’écrit – lettres et journaux intimes – joue un rôle considérable dans cette transmission mémorielle.
Barroux illustre, avec toute sa force graphique, le journal retrouvé d’un poilu (On les aura ! Carnet de guerre d’un poilu (Août, septembre 1914), Seuil jeunesse, 2011). L’horizon bleu, belle histoire d’amour et reportage sur quatre ans de guerre, est quasiment un roman épistolaire. Les échanges de courrier entre Lulu et le Grand Charles, son frère mobilisé, permettent à Fabian Grégoire de dresser un tableau étendu des événements (Lulu & la Grande Guerre, L’Ecole des loisirs / Archimède, 2005).
La mémoire est aussi stimulée par la contemplation des monuments aux morts.
« Maudite soit la guerre », lut un jour May Angeli sur un cénotaphe du Nord dont elle fit une xylographie (Petite histoire de la guerre et de la paix). Pef fut inspiré deux fois par ces édifices. Avec son complice Didier Daeninckx (Maudite soit la guerre, Rue du monde, 2014), il fabule sur la même inscription, lue dans un village de la Creuse. En concoctant l’histoire d’un gamin qui va lui-même porter sa lettre, corrigée par l’instituteur, à son père soldat, ils font voir la vie des tranchées, les troupes coloniales et le cheval affublé d’un masque à gaz, sous un regard tout neuf.
Dans Zappe la guerre : 14-18 La Première des guerres mondiales (Rue du monde, 1998), Pef nous narre la fantasmagorie de poilus qui sortent, terrifiants zombies avec leurs mutilations et leurs gueules cassées, du monument aux morts, pour découvrir avec horreur que les guerres perdurent et que leur sacrifice fut vain. L’instituteur du groupe transmettra son message pacifiste à un gamin téméraire et curieux.
Poppy day
Lorsque la paix fut venue, les coquelicots, rougis, disait-on, du sang des martyrs, poussèrent nombreux dans les paysages dévastés, devenant, dans les pays du Commonwealth, le symbole des soldats tombés au champ d’honneur. Ils éclairent la page de titre de Lulu et la double-page des terres calcinées d’Opapi.
Un émouvant symbole.
*Agrégée de lettres, critique spécialisée dans l’illustration et commissaire d’expositions, Janine Kotwica a assuré des formations aux États-Unis et dans divers pays francophones.
par : Parole
Revue