C’est sous ce titre que Geneviève Patte et les Amis de la Petite Bibliothèque ronde ont eu l’excellente idée de rendre hommage au travail d’édition pour la jeunesse d’Auguste-Marie Cocagnac (1924-2006), dominicain, théologien, exégète de mystiques orientales, peintre, critique artistique, illustrateur, voyageur, résistant, écrivain, musicien, chanteur… Une personnalité d’une exceptionnelle richesse qui a écrit de nombreux textes pour la jeunesse qu#39;il fit illustrer, aux éditions du Cerf, par des artistes au talent internationalement reconnu, faisant, en particulier, connaître en France quelques grands noms de l’illustration japonaise. Directeur de plusieurs collections, il a chassé sur les mêmes terres que des personnalités aussi différentes que François Ruy-Vidal, Harlin Quist, Pierre Marchand, Régine Lilensten ou Robert Delpire. Ce 9 janvier 2016, une rencontre, à laquelle ont participé Geneviève Patte, Cécile Boulaire*, Marie-Hélène Delval, Irène Bonacina et moi-même, en présence de Kota Taniuchi** et de sa femme Tomiyo, a réuni une foule nombreuse qui démontre l’intérêt que suscite encore aujourd’hui un éditeur que d’aucuns pouvaient croire oublié et qui, dans une époque où l’on est pointilleux sur la laïcité, pâtit des préventions attachées aux maisons d’édition catholiques. Le Père Patrick Jacquemont, ami et proche collaborateur d’Auguste-Maurice Cocagnac, a ajouté son précieux témoignage aux différentes interventions. Le Père AugustinNé à Tarbes le 20 juin 1924, il arrive à Paris vers 1936 et entre au lycée Charlemagne. Admirateur de Le Corbusier, il étudie l’architecture à l’Ecole des Beaux-Arts, entre dans la Résistance puis s’engage dans les FFI. En 1945, il prend l’habit et rejoint l’ordre des Frères prêcheurs au couvent Saint Jacques àagrave; Paris. Après avoir parfait sa formation en théologie à Etiolles, au couvent du Saulchoir, et à Rome, à l’Université Angelicum, il prend, de 1954 à 1969, à la suite de Marie-Alain Couturier et Pie-Dominique Pire, avec le concours de Jean Capellades, la direction de la revue L’art sacré où il débat sur les rapports entre la foi, la pratique religieuse et l’expression artistique. Cette réflexion et la fréquentation des œuvres de grands artistes comme Fernand Léger, Marc Chagall ou Henri Matisse, alimenteront sa conception novatrice du livre d’enfance et, en particulier, son usage de citations et références. Plus tard, dans le choix de ses illustrateurs, Geneviève Patte rappelle qu’il fera sienne la boutade du Père Couturier qui se plaisait à dire qu’« il vaut mieux s’adresser à des hommes de génie sans la foi qu’à des croyants sans talent ». Il voyage énormément, plusieurs fois au Japon dont il admire les jardins, en Inde, au Népal, en Birmanie, à Java, en Chine, au Guatemala, dix fois au Mexique, en Espagne… Il s’y nourrit des paysages et des hommes, des coutumes, des musiques, approfondit sa connaissance des spiritualités d’ailleurs, s#39;initie au yoga et à la méditation zen, élargit son univers culturel, fortifie la tolérance et l’ouverture aux autres qui irradieront l’ensemble de sa vie et de son œuvre et expliquent que, même dans ses livres de catéchèse, on ne patauge pas dans l’eau bénite comme c’est le cas dans beaucoup de publications sulpiciennes. Peintre et dessinateur, il expose dans une galerie du Marais. Il joue du violon, de la flûte, de la guitare et compose des chansons. Il se fait ainsi connaître par ses disques réalisés avec Graeme Allwright et en conçoit lui-même les pochettes.
Il fonde, avec Pierick Houdy, Pierre Richard, Laurent Terzieff…, à Paris, à l’ombre de l’église Saint Roch, l’institution de L’arche de Noé qui rassemble des étudiants comédiens, musiciens, danseurs et artistes. L’arche de Noé achète une maison à Borvran, près de Locmaria, où les jeunes pourront jouir des joies sportives et spirituelles de la Côte sauvage. Patrick Jacquemont, qui l’a bien connu, affirme que c’est en composant les textes de ses chansons qu’il a pris le goût de raconter des histoires. Et il est vrai qu’il fut un conteur intarissable et qu’il sera l’auteur de la plupart des textes qu’il a publiés. Il allait de soi que ses premières publications feraient connaître, sinon partager, sa foi. D’où « Les albums de l’Arc-en-ciel », dont le nom évoque tout le prisme des couleurs en même temps que la réconciliation de Noé et de son Créateur (1963-1968). Il a écrit vingt-deux textes sur les vingt-six titres de la collection et en a confié quatre à Jean-Marie Georgeot (1923-2009), ingénieur diplômé de l’Ecole centrale de Paris et passionné d’exégèse évangélique. Petits livres brochés et agrafés ressemblant aux albums du Père Castor, ils sont fabriqués à l’économie, sans pages de garde, avec l’éventuelle postface imprimée sur la troisième de couverture, ceci afin d’être démocratiquement accessibles au plus grand nombre. Les éditions allemandes seront un peu plus cossues et bénéficieront d’une reliure rigide et de pages de garde illustrées. Cependant, le papier est de qualité, l’impression est soignée, et les illustrations nous interpellent par leur pertinence et leur vigueur, loin de la fadeur sucrée souvent attachée au genre. L’âne de Balaam (1963), illustrations de Cocagnac.
La nuit de Noël (1965) est baignée d’une mystérieuse lumière bleue qui n’est pas sans rappeler Chagall. L’agneau de Pâques (1963), illustrations de Cocagnac.
De même en est-il dans sa petite collection « Pour comprendre… » où il fait appel à des métaphores visuelles efficaces et poétiques. Ainsi l’Eglise y est-elle représentée comme un vieux tronc noueux d’où la grâce de Dieu fait jaillir les jeunes rameaux verts des néophytes (Pour comprendre mon baptême, 1968). Mais Cocagnac n’a pas écrit et illustré seulement des livres religieux. L’opéra de Jonas (1970), illustrations de Cocagnac. Cocagnac raconte, Jacques Le Scanff dessine Malice paradoxale, les titres les plus ambitieux qui explicitent les dogmes et mystères chrétiens dans la collection « Pour comprendre… » ou les gros albums de catéchèse hors collection, co-édités en anglais par Geoffrey Chapman, comme Les mots de la Bible (1968) ou La Bible pour les jeunes, L’ancienne alliance (1977) et La nouvelle alliance (1981), il les a confiés à un mécréant de talent, Jacques Le Scanff, peintre et graphiste, militant d’extrême-gauche, qui les a traités avec esprit, sensibilité et dynamisme et s’est vite passionné pour ce travail autour de la Bible. Pour comprendre la messe, couverture et page intérieure (1965), illustrations de Jacques Le Scanff
Il travaillait dans une agence de pub et n’avait jamais fait d’illustrations. Il fut orienté vers Cocagnac par le directeur de Desclée de Brouwer, Rainer Biemel alias Jean Rounault, qui avait admiré ses dessins. Longtemps animateur dans une maison de jeunes, Jacques Le Scanff collaborera plus tard, comme graphiste, avec Pierre Marchand qui avait, un temps, imaginé rééditer les « Albums de l’arc-en-ciel » chez Gallimard. Illustration de Jacques Le Scanff pour Jonas (1963), illustrations de
Alain Le Foll… Pour illustrer quelques-uns des titres de la collection « Arc-en-ciel », Cocagnac a fait appel à Alain Le Foll, formé aux Beaux-Arts de Caen puis à l’Académie Julian, remarquable artiste au registre étendu, à la fois graphiste, designer, peintre, lithographe, dessinateur de presse et de livres d#39;enfants, créateur de publicités… Trop tôt disparu (il est décédé à l’âge de 47 ans), ami du frère de Jacques Le Scanff qui l’a présenté à Cocagnac, ce complice de Robert Delpire s’est rendu célèbre pour avoir illustré pour lui deux chefs-d’œuvre, l’album C’est le bouquet ! sur un texte de Claude Roy en 1964 et Sinbad le marin, somptueux leporello sur un texte de Bernard Noël en 1969. Illustration d’Alain Le Foll pour Noé (1964)
Il a aussi illustré une des quatre Histoires de là-bas adaptée par Cocagnac d’un nô japonais, Les trois arbres du samouraï (1969), dont les plans audacieux, les silhouettes des fleurs et des bonsaïs, le cloisonnisme omniprésent, sont des références enthousiastes aux arts du pays du Soleil-Levant. Admirateur du travail d’Alain Le Foll qu’il a connu par l’entremise de Loley Bellon et Claude Roy, François Ruy-Vidal***, déçu de n’avoir pas réussi à obtenir, pour des raisons diverses, son adhésion au projet d’illustrer Ah ! Ernesto ! de Marguerite Duras, a convaincu son sulfureux associé, Harlin Quist, de publier ce livre aux Etats-Unis (The Three Trees of the Samourai, 1969). « Je trouvais superbe, m’écrit-il, dans une lettre du 8 janvier 2009, le travail qu’il faisait pour Les trois arbres… Et mon admiration fut sans faille une fois le livre fini… Quoi de plus naturel alors… que je le fasse prendre par Quist pour les States. C’était ma manière de remercier et le Père Cocagnac et Monique Dupuis, son adjointe, que j’estimais tous deux énormément, de m’avoir accueilli et, d’une certaine façon, de m’avoir poussé à définir mes arguments et à confirmer mes options. De tous les gens rencontrés dans l’édition française, ils ont été les seuls à avoir eu la patience et le tact, la courtoisie et le désir de me guider et je ne peux que me féliciter de les avoir connus et qu’ils m’aient montré autant s’intérêt. Je leur dois, ce qui n’est pas aussi évident que cela, la confirmation de ma voie. » Illustration d’Alain Le Foll pour Les trois arbres du samouraï (1969)
…et les autres… Cocagnac a débauché Colette Portal, compagne de Jean-Michel Folon, de l’écurie Grasset/Ruy-Vidal, pour un seul petit « Arc-en-ciel », La création du monde (1967), dont le style est fondamentalement différent de celui des autres livres de la collection. Des aquarelles lyriques d’une grande subtilité y flirtent avec l’abstraction et invitent à la méditation sur le mystère de ces temps immémoriaux. Illustrations de Colette Portal pour La création du monde (1967)
Jean Jacouton a illustré trois petits albums inspirés de L’Ancien Testament, Le jeune David, Elie et le feu du ciel (Auguste-Maurice Cocagnac, 1963 et 1964) et Samson (Jean-Marie Georgeot, 1966). Son univers graphique diffère de celui de ses confrères. Il intègre ses personnages dans des intérieurs et des paysages pittoresques. S’il pratique quelque peu le cloisonnisme, ses contours sont plus hésitants et guère systématiques. Il semble s’amuser de détails comme les boucles de la toison moutonnière et des pilosités viriles ou les impressions des étoffes. Une naïveté pleine de charme. Illustration de Jean Jacouton pour Le jeune David (1963). Avec une ouverture d’esprit, remarquable pour l’époque, Cocagnac n’a pas hésité à collaborer, pour trois livres, avec Bernard Gibert, professeur de dessin et d’art à Bordeaux, maintenant décédé, qui vivait en couple avec un acteur. Le 21 juillet 1969, l’astronaute Neil Armstrong rendait visite à Artémis. Les voyages interplanétaires sont, de facto, dans l’air du temps, d’où Les hommes regardent la lune (1969, « Les Contes du hibou ») où la fascination exercée par la Lune sur les hommes traverse l’Histoire, des intuitions des Sumériens jusqu’aux voyages d’Apollo, sans oublier les &eaceacute;lucubrations prémonitoires de notre Jules Verne. Illustration de Bernard Gibert pour Les hommes regardent la lune, 1969. Toujours dans l’actualité, Jonquille, le sous-marin baladeur (1969, « Les Contes du Hibou, collection jaune ») qui, trois ans après le succès du Yellow Submarine des Beatles et un an après le film dont le directeur artistique fut, excusez du peu, Heinz Edelman, promène un sous-marin jaune dans un monde du silence psychédélique : la contre-culture hippie s’invite joyeusement au couvent ! Illustration de Bernard Gibert pour Jonquille, le sous-marin baladeur (1969).
Dans des décors d’opéeacute;rette inspirés du folklore d’Europe de l’Est, Chenapan et le coq du clocher (1970, « Les contes du hibou – collection jaune ») est une fantaisie villageoise qui met en scène un collectionneur de coqs de clocher prêt à tout pour assouvir sa passion. Au cours de ses nombreux voyages au Japon, Cocagnac a découvert, avec émerveillement, les albums de jeunesse nippons. C’est ainsi qu’il a créé, en 1969, au sein des « Contes du Hibou », « La rivière enchantée », collection de grands livres carrés reliés qui perdurera jusqu’en 1993 et comportera alors soixante-et-onze titres. Il la dirigera personnellement jusqu’en 1972, publiant dix titres illustrés par des artistes japonais. Chiyo Ono ouvre la série avec Mes deux getas et moi, un chef-d’œuvre du presque rien, délicat et sensible, non dénué d’humour. Elle sera suivie de Chiro Iwasaki, Kota Taniuchi, Ken Wakayama, Yoko Watari, Tamao Fujita, Rokuro Taniuchi, Kazuo Niizaka… Une découverte en France. Illustration de Chiyo Ono pour Mes deux geta et moi, 1969.
Kota Taniuchi, qui vit désormais en Normandie, a publié, au Cerf, trois albums exceptionnels. Le vieux tram (1969), Là-haut sur la colline (1969 – Prix graphique de la Fiera de Bologne), et Qui m’appelle ? (1971 – Prix « Critici in erba » de la Fiera de Bologne) : en face d’un texte minimal perdu dans le blanc de la page, les images, d’une suprême élégance, d’une immense sobriété, expriment le silence et la méditation spirituelle, la rêverie, une atmosphère d’attente diffuse, une contemplation muette et sereine. De gauche à droite et de haut en bas : illustrations de Kota Taniuchi
pour Le vieux tram (1969), Là-haut sur la colline (1969) et Qui m’appelle ? (1971).
Cocagnac passera ensuite la main à Dominique Barrios-Delgado, archéologue née en 1938, spécialiste de l’exégèse biblique. Avec le Père Jacquemont, elle gardera l’esprit onirique de la collection, publiant toujours des artistes nippons comme Masahiro Kasuya (Un jour à Bethléem, 1975) mais étendra le catalogue à d’autres grands artistes au talent reconnu comme Jὀzef Wilkoń avec Chaton-noir cherche un ami, superbe album dont elle a écrit le texte (1975), ou Michelle Daufresne, auteur-illustratrice inspirée dont les œuvres sont inondées de poésie (Loin dans les sables, 1982, et Volcan gris, volcan vert, 1978). Illustration de Jὀzef Wilkoń pour Chaton-noir cherche un ami (1975)
L’étonnement admiratif de la jeune illustratrice Irène Bonacina montre à quel point tous ces albums n’ont pas vieilli, loin s’en faut, et qu’ils n’en finissent pas de nous émouvoir.
Février 2016
*Intervention de Cécile Boulaire : HTTP://ALBUM50.HYPOTHESES.ORG/997 ** Communication de Kota Taniuchi à la rencontre du 9 janvier 2016. « Tout d’abord, je voudrais vous raconter comment j’ai commencé à écrire et illustrer des livres pour enfants. Dans les années 1970, j’étais étudiant aux Beaux-Arts à Tokyo. A l’époque, il y a eu de grandes manifestations à l’université pour protester contre le pouvoir politique en place. L’Ecole des Beaux-Arts dans laquelle j’étudiais a également été bloquée par les manifestations. Je n’étais pas impliqué dans ces mouvements étudiants, je restais donc à la maison pour peindre. Mon oncle, qui était à cette époque un illustrateur japonais reconnu, m’a alors dit qu’il connaissait un bon éditeur de livres pour enfants et qu’il souhaitait me le présenter. Pour cela, il m’a demandé d’illustrer un livre pour enfants. *** Extraits de la lettre de François Ruy-vidal du 7 janvier 2016. «…Votre carton d’invitation me ramène à mes premières armes en 1967. Le père Cocagnac était un homme austère et je devais lui paraitre aussi insolent qu’un jeune chien fou prêt à renverser les quilles, déterminé à manifester ses énergies sans tenir compte des codes établis. **** cf. le « Libre propos » d’Etienne Delessert sur Ricochet |
par : Ricochet