Michel Lagarde est un fouineur chanceux. Voilà qu’il vient de dénicher, à Drouot, une énigmatique série de 39 dessins d’André François, que le style graphique ferait dater des années d’après-guerre. Il s’agit d’une suite narrative de dix-neuf planches à l’encre en format A4, et vingt en format A5, signés des initiales AF légèrement adornées de boucles, une signature calligraphiée qu’il abandonnera vite au profit des sobres majuscules d’imprimerie qui nous sont désormais familières. Quand on sait que son oeuvre est presque tout entière disparue, en décembre 2002, dans le tragique incendie de son atelier, une telle trouvaille est miraculeuse!
Mais… de quoi s’agit-il?
L’une des images est estampillée « Fourgeot » et représente un affreux petit bonhomme, bossu, ridé et rabougri, appuyé sur une canne et portant une bourse serrée dans l’autre main On y reconnait sans peine Mathieu de Fourgeot, personnage de Jacques le Fataliste, que Denis Diderot décrit « boiteux, vêtu de noir, …bègue, le visage sec et ridé, l’oeil vif ». Jacques le Fataliste, bien sûr! Un des textes préférés d’André François! Il en illustrera les pages de garde et de titre pour le Club français du livre en 1953. Mais le coup de crayon du livre publié a alors évolué et il ne peut s’agir du même projet. J’ai interrogé Robert Massin, typographe de génie et ami d’André François qui, avant de travailler pour le Club du Meilleur livre, œuvra, jusqu’en 1952, pour le Club français du livre : il n’a jamais vu ces dessins.
Les témoins de cette époque sont devenus rares. Les enfants d’André François, Pierre et Katherine, nés durant la guerre, étaient alors trop petits. Robert Delpire, l’ami de toujours, consulté lui aussi, n’a pas eu vent de ce projet. On aimerait pouvoir s’adresser à sa femme Marguerite ou à ses « copains d’avant », Jacques Prévert, Alexandre Trauner ou Ronald Searle, mais il faudrait savoir faire tourner les tables. Alors cette découverte inattendue risque de garder son mystère.
Il s’agit probablement, en tous cas, d’illustrations pour Jacques le Fataliste avec une belle unité de costumes et de ton, ironique et désinvolte. On retrouve sur une image un peu leste, la scène où la compagne du chirurgien, est jetée à bas de la croupe de son cheval, « un pied pris dans la basque de son habit et les cotillons renversés sur sa tête ».
Il faudra mainenant, pour valider cette hypothèse, relire de près le texte de Diderot et retrouver toutes les correspondances entre le récit écrit et les planches dessinées. Mais quand on connait la liberté prise par André François dans ses illustrations littéraires, ainsi de Ubu roi ou de Balade aux îles Baladar, ce ne sera pas forcément chose aisée!
En attendant les résultats de cette recherche experte, des titres fantaisistes, concoctés par l’équipe d’Illustrissimo, étiquettent les dessins sur le site de la galerie.
Aux dates présumées de cette série (1947-1949), André François n’est déjà plus un inconnu. Andrzej Farkas, né en 1915 à Timisoara (actuelle Roumanie), est arrivé à Paris en 1934 et a étudié chez Cassandre qui, ébloui par ses potentialités, l’a accueilli gracieusement. Très vite, il a dessiné pour la presse française (L’Os à moëlle, Regards, Ric et Rac, Le Rire), anglaise (Lilliput etPunch) et américaine : sa première couverture du prestigieux Vogue date de 1948.
Malgré les aléas du conflit mondial qui l’ont conduit à se réfugier dans les Alpes avec sa famille, trois premiers livres d’enfants, jamais réédités, sont d’ores et déjà parus en France, Pitounet et Fiocco le petit nuage (texte d’Auguste Bailly, 1945), le superbe Odyssée d’Ulysse sur un texte du romancier et critique théâtral Jacques Lemarchand (1947), et C’est arrivé à Issy-les-Brioches (1949), riches des promesses de ses futurs grands succès, Lettre des iles Baladar (Jacques Prévert, 1952) publié par René Bertelé, puis On vous l’a dit (Jean l’Anselme, 1954) et Les Larmes de crocodile(1956) édités par Robert Delpire. Little Boy Brown, sur un texte de la musicienne américaine Isobel Harris, est son premier titre paru aux Etats-Unis (1949).
Décédé en avril 2005, André François fut, on le sait, l’un des plus géniaux graphistes du XXème siècle. Affichiste créatif à la notoriété planétaire, dessinateur pour la presse internationale, illustrateur anticonformiste de livres pour adultes et pour enfants, décorateur de théâtre, peintre, sculpteur, il fut virtuose dans toutes les techniques et son registre s’est étendu du lyrique au grotesque et au macabre, de l’humour tendre et naïf au tragique le plus désespéré.
Les rééditions de ses livres illustrés sont rares, et très attendues. Delpire a réédité Les Larmes de crocodile en 2004 et 2010, et Les Rhumes en 2011. Gallimard a repris à l’dentique, en 2007,Lettre des îles Baladar, tandis que Arthur Hubschmid, à L’École des loisirs, prenait quelques libertés avec Qui est le plus marrant? (1970) pour en faire Ridicule (2011). Enfin, toujours en 2011, Christine Morault, directrice de MeMo, faisait traduire, par Françoise Morvan, Little Boy Brown en Petit Brown, respectant divinement l’édition d’origine, comme c’est l’usage dans cette excellente maison.
Il importe que Michel Lagarde publie son trésor retrouvé : Diderot et André François le valent bien!
Janine Kotwica
Mai 2016
Revue Papiers nickelés N°49
par : Papiers nickelés
Revue