Avec André François et Jacques Prévert
En 1952, alors que commençait à souffler le vent des indépendances, les éditions Gallimard publiaient, en direction de la jeunesse, sous la houlette de René Bertelé, Lettre des Iles Baladar, un pamphlet anticolonialiste, fantaisiste et iconoclaste, signé par Jacques Prévert et André François.
Cet album mythique, d’une singulière modernité dans le paysage éditorial de l’après-guerre, a été réédité en 2007. Une exposition, qui replace cet extraordinaire album dans le contexte historique et culturel de l’époque et éclaire la rencontre jubilatoire de ces deux grands maîtres de l’anticonformisme, lui est consacrée cet été dans la Maison Prévert d’ Omonville-la-Petite.
Une connivence joyeuse
Le titre de l’album évoque une lettre mais, de la forme épistolaire, nous n’avons que l’enveloppe peinte sur la couverture à l’italienne. Très créative, elle préfigure le célèbre emboîtage des Larmes de crocodile qu’éditera Robert Delpire en 1956. André François y parodie l’envoi aéropostal et l’oblitère de timbres et cachets très festifs.
Le livre est créé à quatre mains: « Quatre-Mains-à-l’ Ouvrage », nom du héros de l’album !
Les auteurs se voyaient deux fois par semaine à Paris. Ils conversaient et «Prévert inventait un bout de l’histoire». André François, à partir de ces échanges verbaux, dessinait puis confiait au fur et à mesure ses dessins à Prévert qui ensuite écrivait sur les images.
Aux calembours visuels d’André François répondent les jeux de mots de Jacques Prévert. A la candeur experte du trait répond la naïveté très étudiée du ton.
Le parti-pris éditorial (une page de texte avec en vis à vis une page illustrée) pourrait paraître problématique. Il y a eu plusieurs essais de couverture mais, pour le reste, il ne semble pas avoir eu correction, ni régulation ou calibrage,
Jacques Prévert brode longuement autour de certains éléments du dessin, introduisant chansons et bouts rimés, alors qu’il traite avec une rapide désinvolture certaines scènes détaillées par André François, ce qui fait que, au final, les dessins ne se trouvent plus en face des écrits correspondants.
Mais, ce que des esprits chagrins eussent pu qualifier d’imperfections devient une qualité tant cette impertinence formelle assumée sans complexe se conjugue souverainement avec les fantaisies stylistiques et graphiques de l’album.
Sous le vent des Indépendances
L’histoire raconte comment Baladar, une île heureuse, est envahie et exploitée par les continentaux de Tue-Tue-Paon-Paon attirés par la fièvre de l’or, et comment le balayeur municipal immigré, Quatre-Mains-à-l’ Ouvrage, grâce à son courage et à son astuce, renverra à la mer les colonisateurs déconfits.
Le récit, qui n’a rien d’épistolaire, fait allusion à toutes les dérives du colonialisme sur un ton léger, comme détaché, avec, sous cette feinte légèreté, un humour vitriolé. Il évoque l’exploitation des indigènes, le travail forcé des populations pour l’enrichissement du colon, le vol des ressources naturelles, la construction d’installations techniques inutiles et préjudiciables à l’environnement, le mépris infantilisant à l’égard des autochtones, et même les indignes zoos humains, les exactions, la répression sanglante et les exécutions sommaires.
L’actualité politique se glisse entre les pages de l’album.
Prévert avait été fortement marqué par la répression de la révolte de Madagascar, île dont le nom rime avec Baladar. De plus, on est en pleine guerre d’Indochine et il s’engage, aux côtés de Jean-Paul Sartre, pour Henri Martin, le marin rebelle, condamné pour son opposition à cette guerre.
Ses convictions anticoloniales et ses moqueries antimilitaristes sont en parfaite osmose avec les dessins humoristiques d’André François.
Un plaidoyer antiraciste
En référence audacieuse aux clichés racistes qui comparent les noirs à des primates, Quatre-mains-à-l’ouvrage, l’esclave acheté aux Iles Fagotin, est carrément un singe qui se réjouit de n’avoir pas été exhibé dans la cage d’un zoo humain.
Nombre de publications destinées à l’enfance sont alors colorées de racisme. Il n’est que de se souvenir du Voyage de Babar (1932), de Tintin au Congo (1930) ou de nombreuses planches de
l’ Imagerie Pellerin d’Épinal.. Au mieux, on baignait dans un paternalisme quelque peu méprisant ou dans le syndrome Banania, comme Pierre et son ami Ben-Oub, de Bonzac illustré par André Pécoud (1954).
Pas de changement avec la loi de 1949 sur les publications pour le jeunesse car elle ne condamne pas le racisme. Il ne le sera qu’en 1954, après l’autonomie du Maroc et de la Tunisie.
Belle revanche humaniste d’artistes généreux, Quatre-Mains-à-l’ouvrage est au centre de l’histoire. Éminemment sympathique, voluptueusement sybarite et astucieux au possible, c’est de lui que viendra la libération des insulaires.
Bien avant Houpi le petit kangourou de Claude Roy et Jacqueline Duhême édité par Delpire (1964) ou les croquis de Michelle Daufresne pour Vieux frère de petit balai, (Père Castor, 1970), un immigré est déjà le véritable héros positif d’un album de jeunesse.
Ne visitez pas l’exposition coloniale !
Les tracts surréalistes signés par Breton, Eluard, Char, Aragon et quelques autres ou l’exposition intitulée La vérité sur les colonies, à laquelle participèrent André Gide et Albert Londres, ne font pas d’ombre à la grande Exposition Coloniale de 1931 dont l’ énorme succès, suivi de celui de la Foire coloniale de 1948, reflète la popularité des idées colonialistes dans le grand public.
Alors, bien sûr, le colonialisme n’est guère remis en cause dans les livres d’enfants.
En 1947, dans L’ Opéra des girafes ou Scènes de la vie des antilopes de ses Contes pour enfants pas sages, Prévert vitupérait déjà les colonisateurs avec un humour noyé de tristesse et Bim le Petit âne, publié en 1951 à partir du film de Lamorisse, évoquait des enfants colonisés avec une sincère fraternité.
Mais en dehors de quelques publications isolées, la presse enfantine, les livres scolaires, les albums de timbres ou à colorier et la bande dessinée entonnent un vibrant cocorico à l’Union Française et à son magnifique Empire, vantant la mission civilisatrice des colons et «l’ombre amicale et tutélaire de notre drapeau».
Marginale dans ce contexte éditorial cocardier, Lettre des îles Baladar, libertaire et contestataire, bouscule les conservatismes et garde, aujourd’hui encore, une tonique actualité.
L’île heureuse
André François et Jacques Prévert ont été tous deux fascinés par les îles. Qui ne se souvient de l’évocation lyrique de l’île de Pâques dans Les Portes de la nuit? Et ce n’est pas un hasard si la BPI du Centre Pompidou a confié, en 1987, à André François, la campagne de communication de l’exposition Iles..
Où se trouvent les îles Baladar?
L’entourage de Prévert, conforté par la parenté phonétique, les situerait aux Baléares.
Les proches d’André François, qui avait épousé une anglaise, pensent à Sercq, l’une des îles anglo-normandes, destination d’escapades familiales.
La situation géographique des îles mythiques, Champs- Élysées, Hespérides, Atlantide, est, depuis Homère et Pline l’Ancien, un sujet de controverse. On ne résoudra pas cette énigme ici!
Lettre des îles Baladar se situe dans la très féconde lignée thématique des Iles Fortunées, lieux privilégiés de l’ Utopie. L’album peut rappeler le superbe Macao et Cosmage d’Edy Legrand. Mais le ton lyrique, le style graphique luxuriant, l’intrigue qui fait la part belle aux amours d’un couple mixte et raconte le salut, non par la révolte, mais par la fuite,.sont très différents, en raison, aussi, du contexte historique : en 1919, la victoire sur les «Boches» hante toujours les esprits et le vent des indépendances ne souffle guère encore..
Comme Le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot qu’affectionnait André François, notre album proteste contre les dégâts causés par l’ a-moralité des Continentaux, les lois arbitraires d’une civilisation qui assujettit les hommes et l’émergence de besoins factices qui troublent les joies simples de la vie naturelle, faite de tolérance, d’innocence et de liberté.
Près de vingt ans avant la mise à mal des thèses colonialistes de Defoe par le Vendredi ou la vie sauvage de Tournier..
Rendez-vous à La Hague
C’est à Dieppe que, étonné et ébloui, André François découvre la mer pour la première fois, en compagnie de sa femme Marguerite, à la veille de la guerre. Le couple achète, en 1969, à Auderville, à la pointe venteuse du Cotentin que lui avait vantée Prévert, une maison de pays au toit de schiste qui a gardé, au fil du temps, son émouvante simplicité.
Sarah Moon, épouse de Robert Delpire, grand ami d’André François et aussi de Jacques Prévert, y situera sa sensible relecture d’Andersen, La Sirène d’Auderville.
André François collabore alors avec François David, son voisin de Landemer où avait séjourné aussi, dans son enfance, Boris Vian dont il illustrera L’Arrache-coeur en 1981.
André François peint les éclaircies et les nuages de Normandie, ses collines et ses prés, ses rivages et ses tempêtes. Arpentant les grèves, il ramasse galets et bois flottés qu’il intègre avec humour et poésie dans de nombreuses compositions, dont les collages, dessins et peintures de sirènes, à l’érotisme lyrique, joyeux ou inquiétant.
L’ami Jacques, grand amoureux de la mer qu’il connaît depuis son enfance et des ports qui lui ont inspiré de si poétiques scènes de cinéma, achète lui aussi une maison, en 1970, à La Hague. dans un de ces villages du bout du monde, Omonville-la-Petite où habite déjà son complice, le décorateur Alexandre Trauner qui en supervisera les travaux.
Il y meurt dans son atelier en 1977 (un 11 avril, comme André François en 2005). Il est inhumé dans le cimetière du village, au pied de l’église, où reposent aussi sa femme Janine, sa fille Michelle, et son ami Trau..
Acquise, en 1993, par le Conseil Général de la Manche, elle est désormais ouverte au public.
Grâce aux prêts généreux des deux familles, de collectionneurs et d’amis, l’exposition Balade aux îles Baladar y présente des courriers et documents inédits, drôles ou émouvants, sur la collaboration de ces deux géants des arts mais aussi de très belles œuvres encore inconnues créées dans le Cotentin, cette Finis Terra qui leur fut si chère.
Janine Kotwica
Exposition du 5 juin au 30 septembre 2009
Commissariat : Maëlle Quéré & Janine Kotwica
Maison Jacques Prévert
Le Val
50440 Omonville
02 33 52 72 38
Catalogue – 4 €
par : Maison Jacques Prévert
Catalogue