Par Janine Kotwica
Magnifique artiste, Stasys Eidrigevičius est célèbre dans les pays baltes (la ville de Panevėžys, capitale de la province de Haute Lituanie, a lancé un ambitieux concours d’architecture pour l’édification d’un musée consacré à son œuvre), en Pologne, au Japon, aux États-Unis et ailleurs, mais reste mal connu en France. À la fois peintre, graveur dans la grande tradition slave, charismatique acteur de théâtre et de cinéma, affichiste prolifique, plasticien original, photographe sensible et parfois sulfureux, il est aussi l’illustrateur dérangeant d’un étrange florilège de contes abscons et poétiques, germés dans le terreau ethnique et littéraire de notre vieille Europe.
Famille, je vous aime
Lituanien par sa mère et polonais par son père, Stasys Eidrigevičius est né à Mediniškiai, dans la campagne lituanienne, le 24 juillet 1949. Il vit dans ce village entre ses parents et ses deux sœurs à qui il voue une affection indéfectiblement fidèle. Sa vocation artistique est précoce : enfant, il sculpte des bonshommes en bois dans les troncs d’arbre abattus par son père pour leur donner une seconde vie. À quatorze ans, il réalise son rêve et achète son premier appareil Zenith avec lequel il photographie les lieux et gens du vert paradis de sa jeunesse. Après une scolarité primaire solitaire et songeuse, Stasys étudie à l’École d’arts appliqués de Kaunas, la deuxième ville de Lituanie, puis à l’Académie des beaux-arts de Vilnius, la capitale, de 1968 à 1973. Il y a alors un atelier à la National Philharmonic, où il réalise des affiches pour le répertoire musical de l’orchestre, mais peut aussi s’adonner à ses travaux personnels. Et il fait déjà du théâtre.
Il signe « Eidrigevičius » des paysages agrestes à l’huile et de grands portraits de ses proches, de ses parents en particulier, dans ce qu’il appelle « un esprit photoréaliste optimiste ». Ces peintures lui ont immédiatement valu un franc succès.
Par une touchante piété filiale, Stasys Eidrigevičius conserve, encore aujourd’hui, dans son atelier, les portraits géants qu’il fit de ses chers parents. Lui-même aura deux filles, Barbara et Justyna, et un fils, Ignacy, qui l’assiste dans ses travaux.
La mort tragique de son père, en 1985, renversé sur la route en transportant un bidon de lait, provoque en lui de picturales visions où le blanc du lait se mélange au rouge du sang.
Quand la politique s’en mêle…
Son service militaire dans l’armée soviétique, en 1975, le plonge dans le désespoir. Enfermé, éprouvant de la répulsion pour les armes, il se voit confier l’écriture de longues phrases idéologiques en russe, auxquelles il ne comprend rien. Est-ce là l’origine de ses fonds de tableaux couverts de calligraphies énigmatiques ? Ouvrant un jour des épaulettes, il y découvre des bouts de toiles sur lesquelles il brosse de toutes petites peintures à l’huile. Il peint aussi, à la gouache et à l’aquarelle, sur des chutes de papier photo abandonnées par les soldats, se forgeant ainsi une compétence nouvelle de miniaturiste et se recréant un espace de liberté inviolable. Ses miniatures exceptionnelles seront exposées à maintes reprises et feront l’objet de catalogues. « Il y avait de l’abstraction, du surréalisme et de l’absurde, dit-il. S’approchant d’une sorte de mystique, d’obscurité, de désespoir, d’inquiétude, de doute, de mystère », Stasys vient, dans la douleur et la solitude, de trouver son style, bouleversant, inégalable, où la hantise de l’enfermement sera obsédante.
L’euphorie souriante des premiers portraits est bel et bien oubliée.
Chacun des événements de sa vie sera une source vive d’inspiration, des angoissants contrôles policiers à Berlin-Est à la découverte libératrice de Berlin-Ouest : le contexte historico-politique est prégnant.
L’artiste se rend en Pologne pour la première fois en 1972. Il y voyage fréquemment et y expose en galerie entre 1975 et 1980, date à laquelle il finit par s’installer à Varsovie. La Lituanie mettra longtemps avant de lui pardonner ce départ hors de sa terre natale. Aujourd’hui, il demeure encore dans la capitale polonaise, créant ses multiples chefs-d’œuvre dans l’impressionnant capharnaüm de son atelier du quartier Praga, qui jouxte une pittoresque gargote de soupe populaire.
Une œuvre multiforme
S’inscrivant dans la grande tradition des graveurs slaves, ce virtuose de la miniature se fait très tôt remarquer par ses magnifiques ex-libris à la symbolique sibylline, teintée d’une religiosité iconoclaste. Ils seront plusieurs fois primés et reproduits, jusqu’à Tokyo, dans divers catalogues.
Remarquable acteur dont la présence irradie l’écran, Stasys joue son propre rôle dans Les Sept Mystères d’après Stasys du metteur en scène polonais récemment décédé Andrzej Papuszynski, et dans Bouzkachi, le chant des steppes de Jacques Debs, présenté à Paris en 2009.
Plusieurs documentaires inspirés de sa vie lui sont consacrés par les télévisions lituanienne – Kūrybos Metas (Le Temps de la création) – et polonaise – Człowiek z walizką (L’Homme à la valise) et Gośćiem u siebie (Invité chez soi). Sa sincérité, sa sensibilité, son attention aux autres s’y doublent d’une distance pleine d’humour.
À partir de 1974, Stasys, tout en continuant à peindre à la détrempe, commence à illustrer d’étonnants livres pour enfants où s’expriment la nostalgie de sa jeunesse et la profondeur de sa vie intérieure. Il met surtout en images des contes, avec des illustrations métaphoriques et surréalistes.
Stasys Eidrigevičius est resté très fidèle au monde rural de son enfance, dont il photographie avec émotion les gens, les maisons, les paysages, les cimetières où il va volontiers honorer les tombes familiales en y allumant respectueusement de traditionnelles bougies.
Son œuvre de photographe est fort diverse et ne se cantonne pas au contexte ethnologique et affectif de sa jeunesse. Ainsi a-t-il magnifié, avec un érotisme contenu, de nombreux nus masculins mis en situation dans des installations sophistiquées, ou figés dans des postures sculpturales. Il a également créé de superbes couvertures, en particulier pour la revue suisse Graphis.
La scénographie le passionne. Stasys crée des spectacles théâtraux dont la subtile dramaturgie – avec ses intrigantes processions de masques ou ses installations inattendues et, parfois, abstruses – tient plus du rituel religieux que de la mise en scène.
Il se livre, en outre, à des performances variées et jubilatoires comme celle qui lui fit, en 2012, couvrir de graffiti une blouse d’infirmière au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Des performances, il en réalise d’étonnantes, parfois provocatrices, suscitant surprise et admiration un peu partout sur la planète, en Pologne et Lituanie évidemment, mais aussi en Italie, en Israël, en Australie ou au Japon…
On fabrique, à partir de ses images, toutes sortes de produits dérivés – parapluies, sacs, vaisselle, etc. – où la calligraphie de ses signatures, réduites désormais à son prénom, est certes une identification, mais aussi un élément décoratif très graphique.
Stasys, l’homme cent têtes, cent masques, cent visages…
Ses innombrables affiches signées « Stasys » – qui reprennent obsessionnellement les sujets de ses peintures et de ses sculptures – se révèlent éblouissantes de créativité graphique, et les têtes surréalistes qu’elles représentent, la plupart du temps, sont autant de troublants autoportraits spirituels.
Prisonnières d’objets disparates, coiffées d’animaux incongrus ou de végétaux à la sécheresse mortifère, ces têtes sont écrasantes de présence psychologique, déchirantes de tendresse nostalgique et de compassion, et leurs regards – profondément méditatifs, naïfs parfois, enfantins souvent – sont animés à la fois d’un ténébreux mysticisme et d’une incommensurable solitude. Des yeux souvent bleus, comme les siens, ou absents dans des orbites vides et cependant expressives, qui nous interrogent, nous interpellent, nous supplient, nous hantent, nous envoûtent, nous hypnotisent. Ils ont une âme, ces visages. Une grande, une belle âme.
C’est pour le théâtre, en particulier, que Stasys a créé ces fascinantes affiches, dans diverses villes de Pologne, mais pas seulement : ainsi avait-il réalisé, entre autres, la campagne de la saison 2009-2010 pour le théâtre des Célestins de Lyon. Son répertoire est éclectique, Andromaque de Racine, Oncle Vania et Les Trois Sœurs de Tchekhov, Le Menteur et La Villégiature de Goldoni, Les Émigrés de Sławomir Mrożek ou La Belle Vie de Jean Anouilh.
Enfantina de Pologne et de Lituanie
Stasys a illustré une belle trentaine de livres pour enfants, dont beaucoup restent non traduits à ce jour. Ses techniques sont raffinées. Elles alternent ou mélangent crayons de couleur, tempera, gouache, pastel et aquarelle. Certains originaux, d’une grande poésie, sont peints à la gouache et à la tempera sur papier noir. D’élégantes vignettes au crayon gris sont insérées au fil des pages.
Pour un francophone qui se plonge dans ces albums, le mystère des symboles et métaphores qui embrume ces envoûtantes images se voit décuplé par l’énigme linguistique des textes imprimés en polonais ou en lituanien, avec leur kyrielle de signes diacritiques inscrits, suscrits et souscrits et leurs étranges correspondances graphophonétiques. La compréhension du texte ne lui est donc d’aucun secours pour décrypter le sens des illustrations qui existent alors par elles-mêmes, dans toute leur nudité esthétique et leur richesse sémiologique.
Les écrivains que Stasys Eidrigevičius illustre, célèbres en leurs pays, nous sont souvent inconnus, comme les Polonais Václav Čtvrtek, Zbigniew Brzozowski, Joanna Papuzińska, ou les Lituaniens Vytautė Žilinskaitė, Anzelmas Matutis et Eduardas Mieželaitis. Les scènes enfantines y sont croquées avec tendresse et voisinent avec un bestiaire, des motifs et des personnages parfois inquiétants issus du folklore populaire : démons, dragons, anges, sorcières, boucs encornés, chats noirs, coqs éblouissants, chevaux étonnamment bleus ou rouges… Un monde fantasmatique proche de celui de Chagall avec ses étranges violonistes et ses évanescentes héroïnes. Les moulins, omniprésents, commémorent les moments où Stasys portait, avec sa mère, le blé à moudre. Aux souvenirs de son enfance s’ajoutent les symboles de la fuite du temps avec ses pendules et ses vieillards ravinés et tragiques, et, plus encore, ceux de la privation de liberté : barrières, palissades, couronnes royales qui meurtrissent les crânes comme des épines, chaînes, filets, rênes, cordes qui emprisonnent bêtes et gens… La lune, elle-même, est tenue en laisse !
Il est en osmose avec le raffinement et la mélancolie d’Andersen (Sƚowik, le rossignol de l’empereur de Chine). Et il a donné une lecture frémissante de sensibilité et éblouissante d’intelligence de Pierre Gripari (Bajka o księciu Pipo, o koniu Pipo, io księżniczce Popi, Histoire du prince Pipo, du cheval Pipo et de la Princesse Popi, 1985). On ne comprend vraiment pas pourquoi aucun éditeur étranger n’a jeté les yeux sur ce chef-d’œuvre.
Au-delà du rideau de fer…
Ce sont l’écrivain et peintre Étienne Delessert et la directrice artistique Rita Marshall qui débusqueront cet inconnu. Ils le feront connaître aux États-Unis, en France et dans de nombreux pays étrangers, en publiant La Reine des neiges chez Creative Education, puis chez Grasset, où il cousine, dans l’épatante collection Monsieur Chat, avec les plus grands noms de l’illustration mondiale : Tardi, Edelman, André François, Innocenti, Delessert, Chwast, Lemoine, Dumas… Cet album recevra un Award of Excellence lors d’une exposition parrainée par le magazine Communication Arts.
En Suisse seront publiés plusieurs albums particulièrement remarqués, ainsi Le Chat botté avec sa vision funèbre de la vie rurale, sur laquelle s’étend l’ombre mystérieuse de Parques paysannes, et Die Zaubernuss, édité à Zurich par Bohem Press, qui en perdit tous les originaux, traduit ensuite par les éditions Épigones sous le titre Le Secret des noix. Le Chat Muche – petit bijou de fantaisie raffinée illustrant un texte ciselé du regretté Yves Velan – sera réédité par La Joie de lire en 2019. Une belle façon de célébrer les soixante-dix ans de l’artiste, en attendant le musée qui lui sera dédié, à Panevėžys !
Un Arcimboldo venu du froid
Goulu le meurt-de-faim (Nord-sud, 1993), sur un texte de Kurt Baumann à l’humour dérangeant, marque un tournant dans l’œuvre illustrative de Stasys. Ici, il rejoint l’univers de ses affiches, peintures et sculptures. En effet, l’album présente uniquement une galerie de bustes dont on ne sait s’ils sont peints ou s’il s’agit de compositions photographiées : Stasys refuse de dévoiler les recettes de son inventive cuisine. Les motifs récurrents, l’arbre, la palissade ébréchée, le moulin, les branches mortes, les légumes, la chaîne, les longs cheveux qui s’étirent ou s’entortillent sont là, mais intégrés aux têtes à la manière d’Arcimboldo.
Messidor-La Farandole, qui publie alors maints artistes d’Europe de l’Est, édite, en 1993, Petit cochon, chef-d’œuvre de dérision décapante illustré par les têtes de Stasys, avec des bidouillages techniques dont il refuse, là encore, de dévoiler le secret. Il s’agit, en fait, de quinze bustes, photographies d’un personnage masqué, dont on voit, comme dans Goulu le meurt-de-faim, les mains nues, des mains fines, d’enfant ou de jeune femme, sans doute celles de Marie, la fermière, des mains actives et expressives, les seuls éléments naturels et vivants de ces étranges compositions sur lesquelles plane l’ombre maligne de Circé. Les masques troublants qui dissimulent le visage du personnage font la part belle aux cochons, petits gorets ou gras pourceaux, dans des positions et des assemblages surréalistes qui se jouent des architectures et mobiliers paysans. Des vignettes de même facture ponctuent le récit de cette cruelle métamorphose porcine.
Son illustration de e. e. cummings (Creative Education, 1994), qui ne s’adresse pas exclusivement au jeune public, est à l’unisson des innovations stylistiques du poète. Elle se compose principalement des photos de masques, empreints d’une immense tristesse, portés au bout de branchages rustiques, comme ceux qui seront exposés en 2009 lors de l’exposition Smutki (Chagrins) au musée de l’Insurrection, à Varsovie.
En 2010, l’écrivain François David, très admiratif du travail de Stasys, écrit et publie dans sa propre maison, Motus, des textes magnifiquement illustrés au pastel, une de ses techniques de prédilection, par une somptueuse galerie de masques et visages (Le Garçon au cœur plein d’amour). Juste retour des choses, ce livre, qui m’est dédié, sera traduit en lituanien : le fils prodigue revient au bercail !
ENCART 1
Un succès planétaire
L’œuvre de Stasys Eidrigevičius a fait l’objet de multiples expositions, dans de grands musées, institutions et galeries à travers le monde, et son œuvre est entrée dans de prestigieuses collections muséales et privées.
Docteur honoris causa de l’Académie des beaux-arts de Vilnius, l’artiste a reçu de très nombreux prix en Finlande, en Pologne, aux États-Unis, en France, au Japon…
Son travail d’illustrateur a, lui aussi, été abondamment primé. Sacré Master international of illustration, Stasys a été nommé pour le prix Andersen en 1998. Il a reçu, à Barcelone, en 1986, le grand prix du IIe concours de livres pour enfants et celui de la Biennale du livre illustré, à Belgrade. En 1980, il obtient la mention « plus beau livre » de Lituanie. Raven King, sur un texte de Paul Delarue, a été gratifié, en 1981, du Grand Prix of the Polish Books Publishers. Et cet inventaire des honneurs est loin d’être exhaustif…
ENCART 2
Pinocchio, son héros fétiche
Publié en Suisse, Histoires de nez (sur un texte du poète allemand James Krüss, 1995), variations lyriques et nostalgiques sur le personnage de Pinocchio, est une pure merveille. Le nez y a les usages les plus inattendus, prosaïques mais merveilleusement poétiques : archet de violon, flèche d’un arc, mât d’un voilier, crayon, tringle à rideau, bec ou corps d’oiseau, poutre de charpente, pont, attelle, plantoir et, par une géniale pirouette graphique, autodérision suprême, ce nez perfore un rudimentaire masque de bois. Le ministère de la Culture lituanien a édité, l’an dernier, une version enrichie de cette charmante kyrielle de pantins.
Pinocchio est tellement présent dans l’œuvre de Stasys – ses affiches, sa peinture, sa sculpture et ses installations photographiées, et même sur des timbres-poste, en Tchécoslovaquie – qu’il fit l’objet de jubilatoires expositions, dont Pinokio à Lublin, en Pologne, en 2007.
Stasys conserve dans son atelier une sculpture où il se gausse du monumental palais de la Culture et de la Science de Varsovie, souvenir architectural quelque peu encombrant des années soviétiques. Sur son sommet, il a juché un Pinocchio avec un grand nez pointu crânement érigé : une allusion transparente au mensonge politique ! Un Pinocchio en bois, très fruste, également gardé dans son atelier, rappelle les sculptures rudimentaires de son enfance.
par : Les Arts dessinés
Revue