Né en 1943 à Rennes, André Langevin – dit Zaü (Esaü, le roi des barbus…) – tient son pseudonyme du surnom de Zao, un sobriquet inventé par ses copains au temps de son adolescence, alors qu’il cachait, sous un foulard, son crâne rasé par un plaisantin de son entourage. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans, disait Rimbaud !
Depuis ces frasques de jeunesse, beaucoup d’encre, de peinture et de pastel se sont généreusement étalés sur le papier de plus d’une centaine d’albums.
Entretien avec un illustrateur bourru et chaleureux, au talent incontournable dans l’édition pour la jeunesse.
Entretien avec Janine Kotwica
Zaü
Superbe et généreux
Zaü, avez-vous toujours dessiné ?
Oui, sans doute ! Ce dont je me souviens, c’est d’un cadeau de Noël d’amis de la famille : ils m’avaient offert une boîte de peinture dont je me suis tout de suite servi. C’est à l’école élémentaire que ma prof de dessin m’a poussé à dessiner. J’ai passé des tests d’orientation professionnelle et, quand je suis venu chercher les résultats avec ma mère, on m’a conseillé les écoles de dessin. J’ai donc préparé les concours de Boulle, d’Estienne et des Arts appliqués : j’ai été reçu aux trois ! J’ai choisi Estienne, car un ami de mon père était photograveur et gagnait bien sa vie ! À Estienne, j’ai abouti à la section reliure… avec, cependant, quinze heures de dessin par semaine. J’ai beaucoup apprécié les cours de nus et, encore plus, les cours de dessin de mémoire…
Paradoxalement, ce serait par votre service militaire que vous auriez parachevé votre formation professionnelle ?
Il existait une espèce de filière, qui permettait de se retrouver au service des animations du Fort d’Ivry, spécialisée dans tout ce qui était photos, films et autres. Un week-end, en montant la garde, j’ai rencontré Alain Calame, un garçon qui était plus ou moins dans le théâtre et qui aimait écrire. On a fait ensemble un album qui s’appelait Nonante de Grospilon. Philippe Druillet, bidasse lui aussi, démarrait Lone Sloane, et il m’a conseillé d’aller voir L’École des loisirs. J’ai fait deux livres (Nonante de Grospilon et Rosette et les quarante voleurs), en 1967 et 1969, avec les co-fondateurs Jean Fabre et Jean Delas, avant l’arrivée de l’éditeur Arthur Hubschmidt.
Mais quand j’ai vu ce que cela me rapportait, je me suis dirigé vers la publicité… Je suis alors entré à l’agence américaine Ted Bates comme assistant artistique. J’y suis resté six ans comme salarié, avant de me mettre à mon compte (il n’y avait pas de roughman freelance en ce temps-là). Le directeur de création m’a mis sous contrat pour tous les roughs et story-boards : le rêve pour commencer ! J’ai fait des roughs pendant très, très longtemps : j’aimais ça, c’était bien payé et… j’avais trois enfants !
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans le livre de jeunesse ?
J’ai glissé d’abord vers la presse jeunesse. C’est Claude Delafosse qui m’a contacté pour le magazine Astrapi, puis, de fil en aiguille, les différents titres de chez Bayard. Mais il y a un zéro de différence entre la pub et la presse et l’édition… Alors, je n’ai opéré ce glissement qu’une fois mes enfants devenus grands !
Surtout, l’édition forme un monde où tous les intervenants sont passionnés. Vous y êtes reconnu comme auteur et illustrateur, tandis que dans la pub, vous êtes mieux payé, certes, mais comme prestataire de services, sans grande liberté.
Vous avez travaillé avec de très nombreux éditeurs. Vous êtes très demandé !
J’ai collaboré avec Armand Colin, Bulles de savon, Casterman, Circonflexe, Contes des îles, Cours toujours, Flammarion, Gallimard, Hong Feï, Larousse, Le Baron perché, L’Élan vert, Lo Païs, Mango, Motus, Nathan, Nord-Sud, Rue du monde, Sekoya, Syros, Un autre regard, Utopique…Tous ces noms sont venus petit à petit. Cela fait quarante ans que je suis dans l’édition. Avec chacun d’entre eux, je n’ai fait qu’un ou deux albums.
Mais vous revenez toujours vers Rue du monde, dont vous êtes l’un des phares.
Oui, je devais travailler avec l’auteur Alain Serres pour les éditions Messidor-La Farandole, mais la maison a cessé son activité. Il m’a recontacté dès qu’il a créé Rue du monde pour illustrer, en 1997, La Cour couleurs – Anthologie de poèmes contre le racisme. Là, j’ai compris que j’avais vraiment quitté le monde de la pub ! Nous nous sommes tout de suite bien entendus, et c’est toujours le cas.
Vous n’écrivez jamais vos textes. Le démon de l’écriture ne vous tente pas ?
Non, je n’ai pas ce talent. J’aime bien travailler sur les textes des autres ; ça me bouge beaucoup !
Pour vos illustrations en noir et blanc, qu’utilisez-vous : l’encre, le crayon, la plume, le pinceau…
Je suis venu progressivement au noir et blanc pour la pub, la presse magazine, les pochettes de DVD. Maintenant, j’utilise systématiquement l’encre de Chine et le pinceau en martre. J’ai longtemps aimé dessiner en grand format A2. Je faisais chaque dessin trois fois et, le lendemain, je choisissais le meilleur, parfois en collant et découpant des morceaux d’un autre. Puis, je réduisais de moitié à la photocopieuse, en A3. Et j’ai longtemps adopté une technique que m’a apprise mon stagiaire, Farid, à savoir photocopier sur du film transparent et peindre sur l’envers, ce qui laisse le trait prioritaire. De plus, on peut dépasser, ce qui donne plus de mouvement. Pour mon grand album et son portfolio L’Enfant qui savait lire les animaux, en 2013, j’ai fait des dessins très dépouillés à l’encre de Chine, avec juste un peu d’eau colorée pour plus de présence.
Vous êtes un remarquable animalier. Ce qui est admirable chez vous, c’est cette virtuosité du trait, cette énergie, ce sens du mouvement et la luxuriance des couleurs. La vigueur et la poésie. C’est rare d’être à la fois artiste du trait et de la couleur.
Pendant très longtemps, tous mes roughs n’étaient jamais imprimés et finissaient, sans doute, dans quelque poubelle, ce qui me donnait beaucoup de liberté. Pour la couleur, cela provient d’autre chose. En allant en Afrique, en Côte d’Ivoire, j’ai emporté des boîtes de craie grasse et non plus mes markers habituels. Mes premiers albums chez Rue du monde étaient au pastel gras. Petit à petit, Alain Serres m’a incité à faire des albums de haïkus, puis Hiroshima, deux cerisiers et un poisson-lune pour lesquels je suis passé à l’encre de Chine.
Avant Rue du Monde, j’avais travaillé pour Nathan sur un album appelé Youpala, où j’avais utilisé des papiers de soie de couleur, puis chez Larousse sur un abécédaire, La Grande parade des lettres, que Farid, mon stagiaire, a mis en couleurs : il était très doué, et beaucoup moins dans la réalité que moi. Il était venu pour un mois, et il est resté trois ans, ce qui m’a fait bigrement évoluer.
Votre atelier picard est perdu dans la forêt. Vous aimez la nature qui vous inspire de superbes images.
L’album Première Année sur la terre était conçu, au départ, comme un exercice sur la couleur verte, et cela me posait problème. J’avais beaucoup peint les alentours de mon atelier. Quand j’ai montré ces dessins à Alain, il a eu envie d’en faire un album : l’histoire de la première année sur terre d’un petit renard, sans jamais le montrer. On a eu peur d’un album sans personnage, mais il s’est bien vendu.
Vous avez illustré de nombreux textes sur le sport. Êtes-vous un grand sportif ?
Non, pas vraiment, mais j’ai beaucoup aimé dessiner tous les sports, le foot, le tennis, l’équitation (Saumur !), l’aïkido…
En dehors de La Barbe Bleue, vous n’avez pas illustré de contes du patrimoine européen. En revanche, vous êtes inspiré par les contes, légendes et proverbes de régions lointaines, l’Afrique en particulier, qui demeure l’une de vos destinations préférées. Êtes-vous un grand voyageur ? Une Cuisine grande comme le monde est un album magnifique qui a rencontré un immense succès.
Quand Alain m’a proposé d’illustrer un livre de recettes de cuisine du monde, j’ai un peu grimacé. J’aurais préféré les voyages, mais il m’a promis : « Ça va être un livre de voyages, avec tous les dessins que tu as faits sur la planète ! » Ce fut un très grand plaisir… Et un très grand format que les libraires et les bibliothécaires avaient du mal à ranger !
Ce sont les voyages qui m’ont poussé à dessiner les « Autres », les hommes, femmes, enfants de couleur.
J’ai l’impression qu’on a de moi, dans le dessin, l’image de quelqu’un venu d’ailleurs. Au début de mes animations scolaires, une enseignante pensait voir arriver dans sa classe une femme noire ! Déception ? Pourquoi une femme ? Peut-être ai-je un dessin non machiste !
Toujours ce côté « venu d’ailleurs » : lorsque j’ai exposé près du Trocadéro, à Paris, à la bibliothèque Germaine-Tillion, Alain Serres m’a trouvé un titre que j’aime beaucoup : Zaü regarde ailleurs. Je suis retourné plusieurs fois en Afrique, et j’y ai beaucoup dessiné. C’étaient des carnets de voyage, sans texte.
Récemment, vous avez collaboré avec Hong Fei cultures, une maison d’édition tournée vers la Chine. L’Arbre de Tata est une émouvante méditation sur la vieillesse et la transmission.
J’ai beaucoup aimé travailler avec les éditeurs Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh. Dommage : ce sujet, en France, n’est pas vendeur. En revanche, il marche bien en Chine. Le texte est de Yu Liqiong, une Chinoise.
Te souviens-tu de Wei ? évoque, toujours chez Hong Fei, le douloureux sort des travailleurs chinois, main d’œuvre importée en France pendant la guerre 14-18, un pan oublié de la Grande Guerre. Vous en avez illustré d’autres aspects dans plusieurs livres, dont un beau message pacifiste inspiré par Picasso.
Te souviens-tu de Wei ?, avec la journaliste Gwenaëlle Abolivier, m’a poussé à me documenter sur la Chine d’avant 1914. J’en suis très content. Les Deux Colombes, sur un texte de Géraldine Elschner, est une fiction pour éclairer le dessin de Picasso, dans la collection Pont des arts de L’Élan vert.
L’actualité nous rappelle cruellement que les ségrégations n’ont pas disparu et que la mémoire de l’esclavage reste douloureuse. Or, vous avez imagé quelques livres inoubliables sur ces sujets brûlants : L’Esclave qui parlait aux oiseaux, des biographies de Louis Armstrong, de Martin Luther King et de Rosa Parks (Martin et Rosa) ainsi que de Mandela l’Africain multicolore, qui vous a valu un Grand Prix de l’illustration.
Je suis toujours très heureux de collaborer à ces ouvrages, d’une part, par conviction, et, d’autre part, parce que je pense qu’il y a un énorme travail d’information et de communication à faire là-dessus. Sur Mandela, par exemple. Le livre – qui est même publié en breton – a très bien marché dans de nombreux pays. Le maire de Rio en avait commandé 10 000 exemplaires en brésilien pour les enfants de sa ville : ça fait plaisir !
La Bille d’Idriss ou Biaka sauvée et aussi La Grande vague s’intéressent au sort des enfants réfugiés, victimes des guerres ou des cataclysmes.
La Bille d’Idriss, avec l’auteur jeunesse René Gouichoux, existe aussi en anglais. Biaka sauvée est une histoire vraie, écrite par une africaine de Centre Afrique, Adrienne Yabouza. La Grande Vague raconte un tsunami.
Tous ces livres que vous citez, ce ne sont pas de jolies histoires de petits lapins, même si je n’ai rien contre. On peut dire que ce sont des docu-fictions sur des thèmes importants. La mort, évoquée dans Manon Cœur Citron, ce n’est pas facile. Je compte beaucoup sur les adultes qui achètent ces livres, parce qu’ils les touchent, pour les faire passer aux enfants.
Les enfants, vous les dessinez admirablement. Vous fréquentez assidûment les salons et faites de très nombreuses animations dans les écoles. Au cours de vos séances de dédicaces, vous réalisez de plantureuses calligraphies et tirez le portrait de vos petits lecteurs, médusés et ravis. Et certains de vos livres, comme Instants d’années, sont presque des trombinoscopes !
Le plaisir est partagé. Je trouve plus facile de dessiner des gamins et des gamines que l’on ne connaît pas que ceux que l’on fréquente ! C’est aussi un moyen pour que l’album reste dans la famille.
Plus confidentiels sont vos portraits de « Dames », comme vous les appelez. Nues quelquefois, souvent plus déshabillées que dénudées, certes désirées, mais respectées. Vous aimez les femmes, cher Zaü !
C’est un travail très personnel et, à la fois, expérimental, avec différentes techniques. Certains portraits étaient le moyen de faire apparaître, de mémoire, une personne très chère, sans passer par la pose.
Quand il y a eu poses, ces femmes étaient toujours en mouvements et répétitions, dessinées sur de grands formats de papier rough qui se conserve mal. J’en ai donc fait un bouquin à mon compte, Dessinées, et l’ai montré à l’éditeur Bruno Doucey. Il a craqué, et je lui ai donné carte blanche pour l’éditer avec des poèmes. Le livre existe en librairie avec le sous-titre Visages de femmes et poèmes d’amour. Bon, d’accord, il n’y a pas que les visages….
Vous videz votre atelier parisien, et vous avez fait des donations. Vous pensez à la fin du voyage ?
Non, mais l’endroit où je vais me réinstaller est un lieu collectif, et il y a moins de place. J’ai donc donné des originaux d’albums au mij, le Musée de l’illustration jeunesse de Moulins, et à la Médiathèque Françoise-Sagan, à Paris, pour le fonds de l’Heure Joyeuse. Me voilà au musée !
Mais, je continue à faire des albums. Je viens d’illustrer, pour Dunod, Les Dents du bonheur, un livre sur les expressions françaises écrit par Jean Epstein. Je projette un bouquin sur le sculpteur animalier François Pompon. Toujours sans ordinateur : je suis un dinosaure, et je le revendique !
Merci, Zaü, et bon vent pour l’avenir !
par : Les Arts dessinés
Revue