
Alain Gauthier, le charme à la boutonnière
Le coronavirus a fauché Alain Gauthier, à Boulogne-Billancourt, ce 3 avril 2020, dans de cruelles circonstances qui décuplent le chagrin de tous ceux qui l’ont aimé. Ce fut non seulement un grand artiste, mais aussi un homme discret et élégant, au regard profondément bleu, plein d’attention pour ses amis, d’un humour délicieusement espiègle, et d’une galanterie surannée qui s’exerçait dans ses manières, mais aussi dans ses courriers qui ont heureusement résisté à la révolution télématique. Au fil des années et de nos nombreuses collaborations professionnelles, j’avais noué une affectueuse relation avec lui et sa femme, Elisabeth, et ma peine est infinie…
Alain Gauthier était né, à Paris, en 1931, et fut amplement célébré comme affichiste avant de devenir un exceptionnel illustrateur à qui l’on doit les images de quelques albums qui ont fait date dans l’histoire littéraire de ces dernières années.
Ancien élève de Paul Colin dont il avait, à ses débuts, quelque peu épousé la patte, il trouva vite son style, très personnel, et devint alors un grand virtuose de l’affiche commerciale et culturelle. Ainsi a-t-il obtenu de très nombreuses distinctions internationales en France mais aussi à Londres, Essen, Tokyo, New York… Personne n’oubliera les campagnes sobres et raffinées des chaussures Bally ni ses variations sur la croix rouge du Champagne de Castellane, maison où il avait pris la succession du grand Cappiello et de son cher ami Léo Kouper.
Il a aussi dessiné pour la presse-magazines. Sa première publication connue paraît, en1968, dans Plexus N°15. Il a par la suite fourni de nombreuses contributions, à l’érotisme contenu, aux magazines Lui et Play Boy, sans jamais se départir de sa naturelle distinction. Ses dessins sont parus aussi dans Elle, Le Point, L’Expansion, Télérama, Graphis, Cosmopolitan, New York Times….
François Ruy-Vidal fut séduit par « l’harmonie sensuelle … chargée d’émotion et de plaisir » qui se dégageait de ses affiches et, en quête d’artistes accomplis qui n’étaient pas catalogués comme illustrateurs, et encore moins comme illustrateurs pour la jeunesse, il eut furieusement envie de le solliciter. Ce fut, en 1974, par la publication chez Grasset de Zizou, artichaut, coquelicot, oiseau, sur un texte de Jean Chalon, journaliste au Figaro littéraire, que débutèrent leur fructueuse collaboration et leur profonde amitié. Dans ce petit album plein de grâce apparaissent déjà les thèmes si poétiques de son univers d’illustrateur : un pierrot diaphane, une fillette aux grands yeux naïfs, une pleine lune à la fois protectrice et inquiétante, des larmes irisées, un chat noir mystérieux, des miroirs aquatiques, un jardin aux fleurs hiératiques… On ne peut énumérer tous les motifs lyriques, admirablement peints, des images de cet album, annonciateur d’une œuvre inimitable.
Alors suivirent, toujours avec François Ruy-Vidal définitivement conquis, d’autres livres, Les Avatars de Pilou, sur un texte de Jean Joubert où il se régale des métamorphoses du jeune héros, Un chien de saison écrit par Maurice Denuzière où il s’expérimente au grotesque, et, avec le musicologue André Hodair, Mouna et le petit fantôme, avec sa très charmante et rêveuse petite héroïne. En 1980, aux Éditions de l’Amitié, Les Papillons de Pimpanicaille, malicieux recueil de formulettes et comptines, dévoile une bouffonnerie jubilatoire qui flirte avec la subversion.
Il participa à l’aventure des Chansons illustrées, encore publiées par Ruy-Vidal chez Alain Pierson, mettant en images Claude Nougaro, Tino Rossi, Léo Ferré, Edith Piaf…, avec une mention spéciale à la Brave Margot de Georges Brassens qui dégrafe son corsage – en toute innocence ? – pour donner le gougoutte à son chat. Alain Gauthier aimait les chats : chatteries sensuelles et diableries félines se lovent un peu partout, avec délices, dans toutes ses œuvres.
C’est en 1978 qu’il illustra La Fugue du Petit Poucet, sa première confrontation avec les écrits de Michel Tournier, lui aussi grand amateur de chats, qui fut enchanté de la lecture d’Alain Gauthier et ne manqua jamais de faire l’éloge de l’intelligence équivoque de ses interprétations, en parfaite connivence avec les provocations du texte. En 1994, pour le Seuil, il proposa une seconde lecture de La Fugue du Petit Poucet, inclus dans un recueil de contes et nouvelles de Tournier, Le Miroir à deux faces, avec une mise en images bouleversante d’Amandine et les deux jardins, où sont évoqués le mal-être et les émois d’une fillette écartelée entre le jardin ordonné de l’enfance et le jardin énigmatique de l’adolescence, où Kamicha(tte), la petite femelle à l’oeil au beurre blanc, la queue droite comme un cierge, va l’emmener religieusement. Un troublant rite initiatique qu’auteur et illustrateur ont célébré avec tact et sensibilité.
Il créa aussi, dans la collection Folio, la couverture de Sept Contes et celle du Coq de bruyère, une nativité iconoclaste où le Père Noël allaite l’Enfant Jésus. Des couvertures, il en dessina de très nombreuses, en France et aux États-Unis, et il peignit aussi quelques pochettes de disques.
Avec Frédéric Clément pour son atelier Nuaginaire, il s’adonna avec bonheur aux Verts paradis de la transfiguration (Magnard, 1986). Pour Le Papillon de toutes les couleurs, sur un texte de Didier Daenynckx (Messidor-La Farandole, 1993), les Goncourt lui décernèrent le Prix Alphonse Daudet et l‘association avec François David pour Est-elle Estelle? , belle réussite éditoriale, lui valut une plaque d’or à Bratislava (Motus, 2002). Son dernier livre, Nous, les loups, édité par Christine-Marie Léveillé chez Bilboquet sur un texte de la jeune Edith de Cornulier-Lucinière, reprend superbement, avec une rare subtilité, quelques-unes de ses intimes obsessions (2007).
Chez Ipomée, il publia L’Arbre-Gingembre (Jacqueline Kelen, 1985), Moi, Matthieu, j’habite chez mon père (Françoise Kérisel, 1991), Qui est Prunella Banana (Clotilde Bernos, 1996)…
C’est avec Nicole Maymat et ses éditions Ipomée, qu’il a donné, de La Belle et la Bête, une exceptionnelle interprétation qui conjugue les références au film de Jean Cocteau et au conte de Madame Leprince de Beaumont avec des réminiscences de Gustave Doré (1988). Modulations anachroniques, double jeu des métamorphoses de la Bête en prince et de la Belle en chatte, sensualité trouble de l’animalité, mystère pudique des masques, font de ce livre, imprimé et relié avec un soin bibliophilique, un chef d’œuvre universel. L’image de la Belle penchée sur la Bête mourante, avec l’intersection parachronique d’un pylone et d’une voie ferrée, renouvelle, avec finesse, le thème de la Descente de croix.
Toutes ses interprétations des contes sont inoubliables. Aux éditions du Seuil, sous la houlette de Jacques Binztok, il a revisité magistralement Peau d’âne (2002) et Mon Chaperon rouge (1988) dont les versions, déconcertantes et ambiguës, s’adressent autant, sinon plus, à l’adulte qu’à l’enfance. Ces deux textes sont d’Anne Ikhlef, mais Alain Gauthier a pris ses distances avec la littéralité en créant un climat nocturne de poésie, de gravité et de sensualité diffuses : de très beaux livres.
En 1991, chez Rageot, il donna d’Alice au Pays des merveilles, retraduit par Jacques Papy, une version très personnelle qui préfigure ses variations écrites et illustrées autour des thèmes carrolliens, Alice ou les chemins de la mémoire, dont L’Art à la page fera un beau livre d’artiste (2005). Lewis Carroll et Alain Gauthier ont bien des ressemblances. Même réserve distinguée couvrant une malice amusée, même regard tendre et ambigu sur la fraîcheur des petites filles, même fascination pour leur innocence un peu trouble, même admiration pour leur fantaisie et leur indépendance joliment bravaches, même nostalgie des paysages secrets de l’enfance où chemine une mémoire inquiète, même fuite par le rêve loin des prosaïsmes du quotidien… A l’un l’écriture et la photographie mais aussi, parfois, l’aquarelle ; à l’autre, le dessin et la peinture mais aussi, parfois, l’écriture… A l’un le non-sens des mots ; à l’autre le farfelu des compositions graphiques, pour nous entraîner, ensemble, dans les labyrinthes lyriques d’un mystérieux monde tout à l’envers, dérangeant et décalé. Cette Alice, comme le fut celle de Nicole Claveloux en 1974, fut un événement éditorial.
Alain Gauthier est aussi peintre et l’univers, très musical, de ses tableaux reflète la même atmosphère intrigante que ses œuvres sur papier. Avec, toujours, un sens précieux des demi-teintes, une maîtrise parfaite de l’acrylique, un talent particulier de la mise en page et une harmonieuse structuration de l’espace, art de la composition hérité, sans doute, de sa pratique de l’affiche.
De très nombreuses expositions lui furent consacrées à travers le vaste monde, mêlant affiches, illustrations et peintures.
Des silhouettes élégantes de femmes dont les poses au hiératisme très étudié mettent le désir à distance, troublants portraits de fillettes, vagues et mélancoliques, faussement chastes, comme absentes, à la séduction lointaine, petits garçons rêveurs, secret de vies intérieures à peine devinées, le monde créé par Alain Gauthier, onirique et surréaliste, simple et sophistiqué à la fois, était fascinant. On pourrait, prudemment, évoquer des affinités électives avec Balthus, avec Hammershoï ou encore avec Delvaux…
Les 47 Images Images légendées, publiées en 2008 par Marie-Thérèse Devèze à L’Art à la page, sont une sorte de répertoire confidentiel de ses récurrences thématiques. Jean-Claude Le Dro a effectué, en 2015, un inventaire de ses œuvres, mais tiré, seulement, à cinquante exemplaires. Un film de Patrice Beau, réalisé en 2012, Le Voyage à l’envers, dont le commentaire fut écrit et dit par Alain Gauthier qui avait aussi une belle plume, permet, peut-être, de saisir un peu, un tout petit peu, de ses pensées fugitives. Entendre sa voix, désormais, est source d’une émotion nostalgique, ô combien…
Janine Kotwica
Juin 2020
par : La Revue des Livres pour Enfants
Revue