
Nous avons appris, avec une immense tristesse, le décès de Elzbieta, à Paris, le lundi 8 octobre 2018 à l’âge de 82 ans. C’était une artiste exceptionnelle, d’une culture et d’une délicatesse infinies, pleine d’humour, une personnalité merveilleuse… Son départ laisse un grand vide dans le monde du livre d’enfance. J’ai eu le rare bonheur de la côtoyer, professionnellement et amicalement, et l’affreuse nouvelle m’a bouleversée.
Elzbieta Violet était née à Bogucin en Pologne le 21 juillet 1936, d’un père polonais, vite absent, et d’une mère française, qu’elle qualifiera de » femme froide, la Reine des neiges, peut-être ». Elle est abandonnée, en Alsace, à une fée-marraine, conteuse attentive et aimante, auprès de qui elle vivra quelques années heureuses malgré les traumatismes de la guerre. A sa mort, elle échoue dans un internat anglais puis, à l’aube de ses quinze ans, elle est recueillie à Paris par un oncle blanchisseur, ogre dévoreur de chair fraîche qui l’exploite sans vergogne. C’est dans ce vivier de souvenirs contrastés, « étrange réservoir à images », que cette autodidacte puisera les sources de toute son œuvre.
D’abord plasticienne, elle expose à la prestigieuse galerie Nane Stern puis se découvre une vocation pour le livre d’enfance. Elle écrit et illustre, depuis 1972, des livres à la fois forts et délicieux, publiés à l’étranger, puis chez Pastel-L’École des Loisirs et enfin, depuis 2002, au Rouergue.
La série The adventures of Little Mops(What could be nicer, Here and there, Summer riddles, Little Mops and the Seashore, Little Mops and the Butterfly) paraît en 1972 en Grande-Bretagne, Norvège, USA et Israël. Elle ne sera éditée en France qu’en 2009, réunie dans un recueil intitulé Petit Mops. Audacieuse par son suprême minimalisme, avec son fin trait d’encre de Chine, sans texte aucun, elle décrit la découverte naïve et balbutiante du vaste monde par un jeune animal émerveillé. Cet art du presque rien, on les retrouve dans Le Troun et l’oiseau musique (Duculot, 1984 et Rouergue, 2012), puis dans la série des Dikou, où Elzbieta introduit la couleur. Le charme et la délicatesse des aventures de ce « troun » lunaire furent récompensés par le Prix d’honneur de la ville de Leipzig (1985).
Habitant près du Jardin du Luxembourg, elle place dans ce lieu aimé et familier quelques gracieuses histoires : une souris « enceinte jusqu’aux moustaches » y croise un merle très paternel (Larirette et Catimini, 1988, Prix des bonnetiers de Troyes), et Gratte-paillette (1989), le petit clown, y rêve d’escapades au bord de mer. Comme le jardin (Petit frère et Petite soeur, Albin Michel J, 2001), ou la lune (Petite lune,1999 & 2008, Soleil de jour Lune de nuit, 2005), le clown rêveur est un motif récurrent de ces albums pleins de tendresse et de fantaisie, lyriques (Rendez-vous à la Tour Eiffel, 1989, La Nuit de l’étoile d’or, 1993), ou ludiques (Clown, Trou-Trou, Qui ? Où ? Quoi ?, 1994-1996). Ses très jeunes héros revisitent la Carte du Tendre (Toi + Moi = Nous, 1998, Le Mystère du chat ensorcelé, 1996, Le Mariage de Mirliton, 1995)
Avec tact, elle aborde des sujets graves en gardant le regard étonné et clairvoyant d’un enfant. Flon- Flon et Musette (1993), inspiré par ses souvenirs de la guerre, est un petit chef d’œuvre qui a rencontré un énorme et très mérité succès international (Prix des critiques de la communauté francophone de Belgique, Prix Sorcières, Prix Andersen, Pluim vid Maand aux Pays-Bas). Un porcelet tout nu (1990) suggère en bouts rimés les dangers de la pédophilie. Cornefolle (1990,) et Es-tu folle Cornefolle? (1991) brossent de sa mère un portrait acide et libérateur. Bibi (1998) effleure discrètement la relation quasi incestueuse entre une mère célibataire et son « poupouniou » adulé. Petit lapin Hoplà (2001) égrène, en une touchante comptine inspirée du Cock Robin anglais, la succession des rituels funéraires. Comme Petit Gris, où la magie de l’enfance efface la pauvreté (1995), ces albums témoignent tous d’une foi absolue dans les potentialités de survie du tout petit.
Outre dans les joies, les chagrins, les amours, les peurs et les émois puérils, Elzbieta puise son inspiration dans notre passé littéraire, iconographique et mythologique. Ainsi sont mis en scène, avec humour et poésie, sorcières et magiciens (Grimoire de sorcière, 1990, Échelle de magicien 2000, Gargouilles, sorcières et compagnie, 2002), sirènes (La Pêche à la sirène, 1992 & 2008, Prix Mousse Salon du livre maritime), monstres (Dragon vole, 2000), chevaliers et pirates (Le Voyage de Turlututu , 2000, Le Petit Navigateur illustré, 1992), acteurs de la Commedia dell‘Arte, joyeusement transgressifs (Polichinelle et moi, 1991) ou évanescents (Un amour de Colombine, 1994) .
Ces nobles héros refusent, tels Peter Pan, de grandir et de vieillir, gardant à jamais leurs visages d’enfants, comme Elzbieta elle-même qui, lorsqu’on lui demande une photo, donne malicieusement son portrait de petite fille ou de bébé. La déferlante de photographies qui inonde les medias depuis son décès l’eût beaucoup contrariée. Jamais elle n’a perdu « cette patiente obstination du bébé qui recommence et recommence encore avec une concentration digne du mystique ». Car l’enfance, pour elle, n’est pas l’antichambre de la vraie vie. C’est le message d’un très joli recueil de biographies, Histoires d’enfances (2003), et d’un très subtil album, Où vont les bébés? (1997 & 2008).
Sa finesse, sa culture, son intelligence et son imagination créent des scénarios de théâtre abracadabrants et drolatiques (Pipistrello et la poule aux œufs d’or, 2005). Elle joue avec la langue (Petit Couci – Couça, 2004), perturbe ses maquettes (Saperli et Popette, Popette et Saperli, 1994), fabrique des livres animés (Pomdarinette, 1993) et pratique les collages (Oui, 2006).
Si ses deux derniers grands albums ((L’Ecuyère 2011 et Petit Fiston, 2013) empruntent une forme nouvelle, oscillant du roman graphique à la bande dessinée, ils renouent avec le monde circassien si cher à son cœur et décrivent, avec une émotion bouleversante, le désarroi de tout petits en manque d’amour.
Elle avait des pratiques artistiques sophistiquées et mystérieuses dont elle refusait de dévoiler la subtile alchimie, dessin caressé d’une plume légère, traits délicats à l’encre de Chine, aplats de couleurs vives vigoureusement cernées de noir, techniques mixtes ou inventées, collages, superposition de papier Japon sur des fonds peints. Une étonnante variété qui allait de la subtilité la plus élégante au choc de couleurs nées du pop-art.
Elle écrivait ses textes avec une poésie ténue et un art de la litote poussé à l’extrême, affirmant que « la pensée non stabilisée en mots fournit un aliment continuel à l’activité spéculative », alors que le décodage de l’image est « fulgurant et joyeux ». Elle pronait, toujours, « l’esthétique de l’implicite ».
Son écriture serrée et sensible s’adresse aussi aux adultes. Elle porte un regard curieux et attentif sur la culture marocaine qu’elle connaît intimement : Marrakech Culture populaire de la médina est un livre composé à quatre mains, en 2007, avec avec son compagnon, l’ethnologue et lexicologue Hassan Jouad. Elle évoque les souvenirs de son adolescence déchirée d’une plume lucide (La Nostalgie aborigène, L’Art à la page, 2008) et publie une partie de son journal (Journal 1973-1976) en connivence avec Marie-Thérèse Devèze (L’Art à la page, 2012).
Ses mémoires esthétiques, L’Enfance de l’art, publiées au Rouergue en 1997 et rééditées en 2005 (Prix de la Critique Charles Perrault) analysent avec pertinence son cheminement solitaire d’auteur-illustrateur et son rapport privilégié avec les images. Elle théorise aussi sur Le Langage des contes (Rouergue, 2014). Quant à Images images Elzbieta (L’Art à la Page, 2008), il donne la mesure de l’étendue de ses possibilités techniques et de ses sources d’intérêt.
Son œuvre a été largement publiée partout dans le monde.
Elzbieta n’est plus, mais ses merveilleux petits héros demeurent auprès de nous, à jamais…..
Janine Kotwica
par : L'Ibby lit
Revue