Très bel objet que le livre que Jean Perrot a consacré aux carnets d’illustrateurs. Abondamment illustré de pages inédites ou d’extraits d’albums publiés, accompagné d’un remarquable CD-Rom qui donne parole et visage à dix artistes aux personnalités diverses dans des lieux particulièrement bien choisis, il n’est pas passé inaperçu à sa sortie au Salon du Livre de jeunesse de Montreuil. L’ouvrage profite du succès de grandes expositions comme celle consacrée aux carnets de Delacroix et aussi de la vogue éditoriale des carnets, de voyage en particulier, mais se détache de ce contexte par la nouveauté de son propos, l’ambition et la pertinence de ses visées. C’est, semble-t-il, la première fois, en dehors de travaux universitaires comme ceux de Christine Plu, qu’est étudiée de près la « nightkitehen » des illustrateurs français et qu’un ouvrage est consacré à ce que son auteur qualifie de « patrimoine en perdition ». L’exercice peut sembler périlleux. Envisager le carnet comme une aide à la construction d’une légende personnelle, de l’avènement, conscient ou non, d’un Moi idéal, dévoiler des pans entiers de vie personnelle, aurait pu troubler bien des susceptibilités. Rendre évidente la puissance fondatrice du carnet, établir une comparaison entre les ébauches qu’il contient et l’œuvre achevée, suppose et une connaissance approfondie de l’œuvre publiée et de solides qualités d’analyse. Et Jean Perrot ne manque ni de l’une, ni des autres.
L’ouvrage met en valeur l’importance de la matérialité des carnets et l’influence qu’elle exerce sur leurs contenus, et, partant, sur les Œuvres en gestation. Dans un carnet, tout est pertinent, et tout nous renseigne sur la personnalité de l’artiste, sur ses méthodes de travail, sur sa philosophie esthétique. Il est pertinent qu’il soit d’une exigence extrême pour la qualité du papier comme Georges Lemoine en quête d’un »absolu de la démarche esthétique », ou, à l’inverse, totalement indifférent comme Henri Galeron qui exerce son immense culture sur des supports de qualité souvent médiocre. Le format nous renseigne lui aussi sur la vie des artistes : très petits, comme les carnets que Christian Heinrich, grand voyageur, glisse dans sa poche, susceptibles de s’intercaler « entre assiette et verre » comme ceux de Claude Lapointe que l’anonymat bruyant des bistrots inspire, à l’italienne pour les paysages aquarelles de Jean Claverie, les voyages aux long cours de Pierre Cornuel ou les scènes rapides volées par Michelle Daufresne, verticaux pour favoriser la prise de notes fiévreuse du promeneur Frédérle Clément ou l’étagement des vignettes surréalistes d’Henri Galeron.
La reliure joue un rôle, elle aussi, contaminant l’atmosphère des pages intérieures par sa littérarité chez Claude Lapointe ou, comme la spirale en tire-bouchon de Tomi Ungerer, qui inspire à l’artiste une métamorphose porcine. Il y a également une relation étroite entre le matériel utilisé – écolines, encres, pastel, aquarelle, crayon, acrylique … – , les recherches non encore abouties et les oeuvres achevées. On trouve dans les carnets un bric-à-brac réjouissant de collages, de photos, des étiquettes de valises et d’hôtel, des tickets de métro, mais aussi l’inclusion de poétiques pétales (Frédéric Clément), de fleurs emblématiques (Georges Lemoine), d’insectes écrasés joyeusement détournés par des jeux graphiques (Claude Delafosse) et même des noyaux chez Katy Couprie qui pousse fort loin les recherches de texture.
De nombreuses pages sont étudiées en fonction d’œuvres en gestation ou en quête d’éditeur, de variantes, de tâtonnements, d’inédits mais aussi en relation avec des livres postérieurement publiés. Certains carnets contiennent des esquisses préparatoires (Laetizia Galli, Georges Lemoine ou Frédérle Clément), des chemins de fer très aboutis (François Place, Claude Lapointe, Georges Lemoine ou Mlehelle Daufresne) et nous renseignent sur le rapport de l’illustrateur au texte et aussi sur l’organisation des séquences narratives. Ils nous éclairent en outre sur les différentes autres facettes du métier: dessins de presse, création d’affiches, de couvertures de livres ou de pochettes de disques, timbres, peintures, films … et réflexion obsessionnelle sur la transmission pédagogique pour ceux qui exercent le professorat (Claude Lapointe, Jean Claverie, Christian Heinrich, Katy Couprie). Toutes sortes de problèmes techniques sont abordés au hasard des feuilletages, et nourrissent une réflexion passionnante sur l’art du portrait, la représentation des personnages et des décors ou paysages, la philosophie du voyage mais aussi sur la gourmandise des mots, les déconstructions verbales, les jeux humoristiques, la place des citations littéraires ou artistiques.
Dans un domaine où les démarches professionnelles s’imbriquent étroitement avec les pratiques privées, où la collecte d’informations voisine avec le récit d’événements personnels et l’expression du moi le plus intime, on découvre aussi la richesse intérieure de ces artistes d’exception. se dégage alors de ce livre une émouvante galerie de portraits: un Jean Claverie qui navigue dans »un univers essentiellement musical », un Frédéric Clément qui « conjugue le goût du voyage et du littéraire à celui de l’intime, du minuscule et de la beauté rare », un Pierre Cornuel dont les pages « touffues et colorées » l’enferment un Enfer sulfureux, une Katy Couprie dont les « liturgies secrètes » enserrent « un réseau complexe de relations intimistes entre les êtres et les choses », une Michelle Daufresne dont les « miettes poétiques » recèlent une « véritable comédie humaine », un Claude Delafosse adepte de l’incongru et du « bricolage humoristique », un Henri Galeron qui dévoile « un fulgurant foyer de rêves et de fantasmes », un Christian Heinrich dont les envolées lyriques baignent dans « la fraîcheur du premier instant », un Claude Lapointe qui pratique, avec »aisance et perfection », »verve et invention », une »méthode à la pointe de l’oeil », un Georges Lemoine dont le cheminement spirituel »s’élève vers l’universel de la mort », un Tomi Ungerer, dont les provocations ressortent d’un »humanisme qui refuse les mièvreries » … On le voit, un sens de la formule jamais mis en défaut…
Un livre comme celui-là nous en apprend aussi beaucoup sur son auteur : naïveté et étonnement du regard, capacité d’admiration voire d’enthousiasme, qualité des choix personnels, conjugués avec de solides références intellectuelles et artistiques, un commentaire d’une rare finesse et d’une pertinence aiguë, mais aussi pudeur et discrétion sans voyeurisme dans l’usage de documents intimes, parfois érotisés, ou évoquant des deuils ou des épisodes douloureux de la vie personnelle, tact apporté aux comparaisons et confrontations, humour de certaines analyses au demeurant fort savantes. Une entreprise qui nécessita la confiance des prêteurs qui acceptèrent de s’exposer ainsi à nos regards. »Entreprise sur le fil du rasoir », écrit Jean Perrot dans son introduction. Et il ajoute: « Sauvée, nous l’espérons, par le respect, l’affection, l’amitié, l’admiration »,
Rassurons-le: entreprise réussie !
publié le :02/04/2012
par : La Revue des Livres pour enfants
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