par Janine Kotwica
Toutes les manifestations de tristesse, tous les hommages qui ont suivi l’annonce du décès de l’artiste Elzbieta, à 82 ans, le lundi 8 octobre dernier, donnent la mesure de l’admiration, du respect et de l’affection unanimes qu’elle suscitait dans les milieux de l’édition.
D’abord plasticienne, Elzbieta expose à la prestigieuse galerie Nane Stern, à Paris, de grandes toiles sombres et intrigantes. Puis, elle devient illustratrice d’une belle soixantaine d’albums pour l’enfance, à la fois forts et délicieux, parus à partir de 1972, chez Pastel et, depuis 2002, aux éditions de Rouergue. Elle avait des pratiques artistiques sophistiquées et mystérieuses, dont elle refusait de dévoiler l’alchimie : dessin caressé d’une plume légère, traits délicats à l’encre de Chine, aplats de couleurs vives vigoureusement cernées de noir, techniques mixtes ou inventées, collages, superposition de papier Japon sur des fonds peints… Une étonnante variété qui allait de la subtilité la plus élégante au choc de couleurs nées du pop’ art. Elle écrivait ses textes avec une poésie ténue et un art de la litote poussé à l’extrême, affirmant que « la pensée non stabilisée en mots fournit un aliment continuel à l’activité spéculative », alors que le décodage de l’image est « fulgurant et joyeux ». Elle prônait, toujours, « l’esthétique de l’implicite ».
Née le 21 juillet 1936 à Bogocin, en Pologne, d’un père polonais, vite absent, et d’une mère française, qu’elle qualifiera de « femme froide, la Reine des neiges, peut-être », Elzbieta est abandonnée, en Alsace, à une fée-marraine, conteuse attentive et aimante, auprès de qui elle traverse la guerre et de qui elle a appris… à cuisiner la choucroute. À sa mort, elle échoue dans un internat anglais puis, à l’aube de ses quinze ans, elle est recueillie à Paris par un oncle blanchisseur, ogre dévoreur de chair fraîche qui l’exploite sans vergogne. C’est dans ce vivier de souvenirs contrastés – « étrange réservoir à images » – que cette autodidacte puisera les sources de toute son œuvre. L’enfance, pour elle, n’est pas l’antichambre de la vraie vie. Jamais elle n’a perdu « cette patiente obstination du bébé qui recommence et recommence encore avec une concentration digne du mystique ». Et, lorsqu’on lui demandera un portrait, c’est un cliché de sa prime enfance qu’elle donnera, non sans malice. La déferlante de photographies qui inonde les medias depuis son décès l’eût certainement beaucoup contrariée.
Lyrisme de son cher jardin du Luxembourg ; charme lunaire plein de grâce et de délicatesse de « trouns » ou de clowns rêveurs ; compassion pour une écuyère blessée par la vie ; indulgence amusée pour ces petits qui explorent avec émerveillement la carte du Tendre ; magie de l’enfance qui efface la pauvreté au mépris de toute crédibilité narrative… Un monde baigné d’une affectueuse douceur.
Nulle mièvrerie, cependant, car la fantaisie d’Elzbieta est omniprésente, et son humour peut être décapant : elle brosse, de sa mère, un portrait acide et libérateur ou effleure, discrètement, la relation quasi incestueuse entre une mère célibataire et son bébé « poupouniou » adulé. Audacieuse, l’artiste ose suggérer en bouts rimés les dangers de la pédophilie, décrire – par une joyeuse comptine – les rites funéraires ou évoquer la guerre à travers le regard étonné et clairvoyant d’un enfant. Les sujets difficiles ne l’effraient pas.
Outre dans les joies, les chagrins, les amours, les peurs et les émois puérils, Elzbieta trouve son inspiration dans sa profonde culture littéraire, iconographique et mythologique. Ainsi sont mis en scène sorcières et magiciens, sirènes, monstres, chevaliers et pirates, acteurs de la commedia dell’arte, joyeusement transgressifs ou évanescents. Elle crée des scénarios de théâtre abracadabrants et drolatiques, joue avec la langue, perturbe ses maquettes et fabrique des livres animés.
Son écriture serrée et sensible s’est adressée aussi aux adultes, soit qu’elle analyse avec pertinence son cheminement artistique et son rapport privilégié avec « ces images fixes qui arrêtent le Temps », soit qu’elle évoque, avec une douloureuse lucidité, les souvenirs de son enfance et de son adolescence déchirées.
Compagne de Hassan Jouad, ethnologue et lexicologue qui lui fit aimer son Maroc natal, elle a publié avec lui un très beau livre sur Marrakech.
Un talent rare, irremplaçable et une personnalité merveilleuse, d’une immense richesse.
J’ai eu le bonheur de partager avec elle de nombreux moments professionnels et amicaux, et ma peine est infinie.
par : Les Arts dessinés
Revue