Une grande qualité esthétique pour ce bel album qui conte lʼhistoire dʼune renaissance et délivre un profond message de solidarité et dʼespoir.
Son approche au cycle 3 permettrait dʼaller plus loin dans lʼintelligence de sa lecture.
Une famille de chiens abandonnés et un S.D.F. vivent au bord du canal. Un jour, ils se rencontrent et sʼadoptent… Cette rencontre va changer leur vie.
Il sʼagit ici du premier et unique livre pour la jeunesse de Jonathan Frost, peintre américain né dans lʼOhio, professeur de dessin, encadreur et galeriste dans le petit port de Camden (Maine). Il en est à la fois lʼauteur et lʼillustrateur.
UN GRAPHISME EXIGEANT
Une initiation esthétique sans concession
Seule la couverture de ce grand album est en couleurs et la seule touche colorée, à lʼintérieur du livre, est dans le texte : cʼest la veste « jaune fluo » de lʼemployé du pont. Les illustrations sont en noir et blanc, vigoureusement dessinées à la plume avec des lavis dans un sombre camaïeu de gris. Une apparence austère, donc, mais dʼune grande qualité graphique, audacieuse, dans un ouvrage à destination dʼun jeune public que lʼon conquiert trop souvent avec des couleurs chatoyantes.
Il importera donc dʼattirer lʼattention des enfants sur la virtuosité du trait, sa force, sa perception du mouvement, mais aussi sa tendresse dans les portraits des chiens et des hommes. Des ateliers de dessin au fusain, à lʼencre (à la plume et/ou au pinceau) ou au feutre et crayon noirs seraient bienvenus.
Remarquables aussi, les plans éloignés ou rapprochés, les effets de zoom et de plongée très cinématographiques.
Des parallèles intéressants
Cet album a été mis dans la sélection du cycle 2, mais gagne à être étudié avec un lectorat plus mûr, avec lequel on peut aller plus loin dans la mise en valeur des parentés entre lʼunivers de ce livre et ceux de certains romans de Simenon ou de mythiques films en noir et blanc, comme Remorques, Quai des brumes, Sur les quais, LʼAtalante ou Dédée dʼAnvers… En cycle 2, la projection de quelques courts passages bien choisis de ces grands classiques du cinéma pourrait tout de même faire goûter ces atmosphères portuaires embrumées et faire découvrir aux enfants, à une époque où lʼon colorise à outrance, lʼesthétique filmique du noir et blanc.
La lecture de À quai de Sara (Seuil Jeunesse, 2005), avec son DVD, album sans texte, illustré de papiers déchirés, qui se passe aussi dans un port et où un chien joue un rôle important, peut compléter cette approche sensible des ambiances.
Les plus petits peuvent revoir La Belle et le Clochard de Walt Disney.
UN THÈME DIFFICILE
Lʼexclusion et la précarité sociales sont devenues des thèmes littéraires et artistiques pour la jeunesse (se reporter à la bibliographie commentée faite en 2005 pour lʼassociation suisse AROLE). De nombreux livres traitent de ces sujets et certains font se rencontrer lʼhomme sans abri et le chien errant, lʼun consolant lʼautre de sa misère et de sa solitude. Ainsi de Chien le chien de Hubert Ben Kemoun (Thierry Magnier, 2003), Sam, chien des rues de Brett Shapiro et Chiara Carrer (Circonflexe, 2000), Perdu ! de Antonin Louchard (Albin Michel, 1996) ou Socrate de Rascal et Gert Bogaerts (Pastel, 1992).
La fréquentation préalable de ces titres, adaptés à leur classe dʼâge, permettra dʼapprofondir la réflexion des élèves et facilitera leur entrée dans lʼoeuvre de Jonathan Frost, plus complexe.
En effet, le thème classique de lʼadoption dʼun animal par le héros se combine ici avec de riches relations humaines, lʼexistence de comparses intéressants, une présence forte de lʼenvironnement et une démarche réussie pour sortir de la marginalité.
Mais tous ces livres ont en commun un idéal de compassion, de solidarité et de générosité.
UN ENVIRONNEMENT TRÈS PRÉSENT
Lʼhistoire se passe dans un port fluvial, sur les bords dʼun canal enjambé par une autoroute, dans un estaminet populaire, dans un dispensaire pour animaux et sur un terrain vague encombré de détritus.
À lʼarrière-plan des images, on aperçoit des cheminées dʼusine. Un paysage a priori inhospitalier, à tout le moins mélancolique, traité avec un réalisme qui nʼexclut pas la poésie, non exempt dʼun discret message écologique quʼil sʼagit de mettre en lumière. Le choix de ce décor industriel et commercial détermine une certaine technicité du vocabulaire qui nécessitera une explicitation.
Il est question, en effet, de tour de contrôle, de touches et de leviers, de camion-toupie et de bateau-citerne, de barges, de bétonnière, de réservoirs souterrains, de pont basculant, de ponts de canal et dʼautoroute, de compagnies pétrolières et de béton, de cuve, de toboggan, de canalisations… Au dispensaire qui accueille la petite chienne, on parle de stéthoscope, de déshydratation, de lampe torche, de table métallique…
DES PERSONNAGES ATTACHANTS ET GÉNÉREUX
La terminologie des métiers peut aussi poser problème. Si la serveuse du bar ou la vétérinaire sont bien connues des enfants, on devra sans doute les éclairer sur le marinier, le docker, lʼemployé du pont ou le chauffeur de la cimenterie. À part lʼhomme au balai, qui manifeste de lʼagressivité à lʼencontre des chiens et de lʼhomme au bonnet, tous les personnages de ce récit sont chaleureux et sympathiques.
• Lʼhomme au bonnet de laine, S.D.F. héros de ce livre, se prive pour nourrir une famille de chiens errants. Il ne répugne pas aux tâches subalternes pour subvenir à ses besoins, mais aussi pour soigner Gipsy, sa protégée. Il en sera récompensé car cʼest en voulant venir en aide à cette petite chienne quʼil trouvera toit et travail. Sa pauvreté, vestimentaire en particulier, est évidente, mais il ne se plaint pas. On peut relever les indices textuels et les situations qui démontrent son dénuement. Et aussi ceux qui rendent compte de sa dignité envers et contre tout.
• Maggie, la serveuse, nourrit le héros même lorsquʼil nʼa pas dʼargent et ménage sa dignité en lui demandant des services ménagers.
• La vétérinaire, stricte sans doute sur les contraintes administratives, sʼoccupe de recueillir les chiots et résout les problèmes dʼemploi et de logement du héros sans enfreindre la légalité.
• Lʼemployé du pont et le capitaine, comme lʼhomme au bonnet, adoptent un chiot, tandis que le chauffeur de la cimenterie prend soin de leur mère.
On ressent, tout au long de lʼhistoire, la chaleur de la fraternité qui unit ces travailleurs simples et généreux en échappant à tout discours moralisateur. Les termes familiers avec lesquels les hommes sʼadressent aux chiens sont pleins de tendresse (« fillette », « petits démons », « jeune aventurière ».), les noms donnés ne sont pas dénués dʼhumour (Capitaine pour le marinier, Inspecteur pour lʼemployé du pont) et leurs gestes sont attentifs. Cela nous renseigne aussi sur lʼamour des animaux de Jonathan Frost. Sur le site de sa galerie, on pourra remarquer, parmi les toiles présentées, un charmant portrait de chiots…
par : Seuil Jeunesse
Fiche Pédagogique