André François (1915-2005) était fasciné par la mer et il a tellement aimé les îles qu’il a épousé une anglaise et transmis à sa progéniture son attrait sentimental pour les insulaires : son fils et sa fille ont tous deux importé leurs conjoints des îles britanniques !
Les îles et les îliens, prosaïques ou mythiques, ont été présents tout au long de son œuvre.
Dès 1945, il participe au premier numéro officiel de L’Écran français, revue hebdomadaire de cinéma qui parut clandestinement durant l’Occupation. Dans ce N°1, par un de ses familiers calembours, l’artiste, féru de mythologie, créa un fringant Minotaure en tête de la rubrique Le Film d’Ariane. Il conçoit une affiche où trône le monstre fabuleux et, jusqu’en 1952, la revue publiera ses dessins humoristiques inspirés par l’actualité du cinéma, avec souvent, des photographies intégrées aux dessins où un Minotaure débonnaire, loin de sa Crète natale (il court même le Tour de France !), sera un personnage récurrent.
En 1947, il dédie à ses deux enfants, Pierre et Catherine, un album superbe, L’Odyssée d’Ulysse, sur une histoire magistralement racontée, avec une élégance teintée d’humour, par le romancier et critique de théâtre Jacques Lemarchand, ami d’Eugène Ionesco, Jean Tardieu et Bertrand Poirot-Delpech (Guy Le Prat éditions). On y suit, fascinés, les interventions passionnées des dieux sur l’errance du malicieux et vaillant héros, d’île en île, et ses rencontres pittoresques avec le Cyclope sur son îlot rocheux, Circé à Aiaié, les Sirènes au large de la Sicile, les vaches du soleil sur l’île verte, rouge et dorée d’Apollon, Calypso à Ogygie, Nausicaa chez les Phéaciens et enfin, sa fidèle Pénélope qui l’attend dans son « pleuroir » d’Ithaque. Son trait, affirmé déjà, le raffinement des couleurs et la mise en pages créative et harmonieuse ajoutent à la beauté de ce petit chef d’œuvre traduit à New York par E. M. Hatt (Criterion Books, 1960). On rêve de le voir réédité…
En 1952, alors que commençait à souffler le vent des indépendances, les éditions Gallimard publiaient, en direction de la jeunesse, sous la houlette de René Bertelé, Lettre des Iles Baladar, un pamphlet anticolonialiste, fantaisiste et iconoclaste, signé par Jacques Prévert et André François. Jacques Prévert, lui aussi, a toujours été fasciné par les îles. Qui ne se souvient de l’évocation lyrique de l’île de Pâques dans Les Portes de la nuit ? Et du projet de film, concocté avec Marcel Carné, sur les bagnes d’enfants, L’île des enfants perdus, qui n’a jamais pu être tourné ? Lettre des Iles Baladar, malgré l’audace du sujet, sera mené à bien. Cet album exceptionnel, d’une singulière modernité dans le paysage éditorial de l’après-guerre, a été réédité à l’identique en 2007 et se trouve dans diverses versions de poche.
Le titre évoque une lettre mais, de la forme épistolaire, nous n’avons que l’enveloppe peinte sur la couverture à l’italienne. Elle préfigure le célèbre emboîtage des Larmes de crocodile qu’éditera Robert Delpire en 1956. André François y parodie l’envoi aéropostal et l’oblitère de timbres et cachets très festifs. Le livre est créé à quatre mains dans une connivence joyeuse et « Quatre-Mains-à-l’ Ouvrage » sera le nom du héros de l’album. L’histoire raconte comment Baladar, une île heureuse, est envahie et exploitée par les continentaux de Tue-Tue-Paon-Paon attirés par la fièvre de l’or, et comment le balayeur municipal immigré, grâce à son courage et à son astuce, renverra à la mer les colonisateurs déconfits.
Le récit fait allusion à toutes les dérives du colonialisme sur un ton léger, comme détaché, avec, sous cette feinte légèreté, un humour vitriolé. Il évoque l’exploitation des indigènes, le travail forcé des populations pour l’enrichissement du colon, le vol des ressources naturelles, la construction d’installations techniques inutiles et préjudiciables à l’environnement, le mépris infantilisant à l’égard des autochtones, et même les indignes zoos humains, les exactions, la répression sanglante et les exécutions sommaires.
Prévert avait été fortement marqué par la répression de la révolte de Madagascar, île dont le nom rime avec Baladar. De plus, on est en pleine guerre d’Indochine et il s’engage, aux côtés de Jean-Paul Sartre, pour Henri Martin, le marin rebelle, condamné pour son opposition à cette guerre.
Ses convictions anticoloniales et ses moqueries antimilitaristes sont en parfaite osmose avec les dessins humoristiques d’André François.
En référence audacieuse aux clichés racistes qui comparent, même dans les livres destinés à l’enfance, les noirs à des primates, Quatre-mains-à-l’ouvrage, l’esclave acheté aux Iles Fagotin, est carrément un singe qui se réjouit de n’avoir pas été exhibé dans la cage d’un zoo humain. Le colonialisme n’est alors guère remis en cause dans les livres d’enfants qui vantent la mission civilisatrice des colons et « l’ombre amicale et tutélaire de notre drapeau ». Marginale dans ce contexte éditorial cocardier, Lettre des îles Baladar, libertaire et contestataire,bouscule les conservatismes et garde, aujourd’hui encore, une tonique actualité.
La situation géographique des îles mythiques, Champs- Élysées, Hespérides, Atlantide, est, depuis Homère et Pline l’Ancien, un sujet de controverse. Alors, où se trouvent les îles Baladar ? L’entourage de Prévert, conforté par la parenté phonétique, les situerait aux Baléares. Les proches d’André François pensent à Sercq, l’une des îles anglo-normandes, destination d’escapades familiales. Le mystère demeure aujourd’hui encore…
L’album se situe dans la très féconde lignée thématique des Îles Fortunées, lieux privilégiés de l’Utopie. Il peut rappeler le superbe Macao et Cosmage d’Edy Legrand. Mais le ton lyrique, le style graphique luxuriant, l’intrigue qui fait la part belle aux amours d’un couple mixte et raconte le salut, non par la révolte, mais par la fuite, sont très différents, en raison, aussi, du contexte historique : en 1919, la victoire sur les « Boches » hante toujours les esprits et le vent des indépendances ne souffle pas encore.
Comme Le Supplément au voyage de Bougainvillede Diderot qu’affectionnait André François, notre album proteste contre les dégâts causés par l’a-moralité des Continentaux, les lois arbitraires d’une civilisation qui assujettit les hommes et l’émergence de besoins factices qui troublent les joies simples de la vie naturelle, faite de tolérance, d’innocence et de liberté.
Près de vingt ans avant la mise à mal des thèses colonialistes de Defoe par le Vendredi ou la vie sauvage de Tournier : un album d’avant-garde.
En 1954, André François crée la sombre couverture de Lord of the Flies de William Golding, tragique robinsonnade dystopique diffusée en Grande Bretagne et Australie (Faber and Faber & Penguin Books).
En 1964, ce sera la couverture de The Beast of the Haitian Hills de Philippe Thoby-Marcelin & Pierre Marcelin pour Time Inc.
Ce n’est certes pas un hasard si Christiane Abbadie-Clerc le sollicitera, en 1987, pour la campagne de communication de l’exposition Îles à la BPI du Centre Pompidou : le visuel surréaliste, superbe d’intelligence et de créativité graphique, reprend l’usage parodique et iconoclaste qu’André François faisait fréquemment du portrait en buste aux mains croisées, insolemment inspiré de la Joconde, dans une version cosmique et rayonnante. Les globes terrestres, avec, bien visibles, côtes et océans, sont récurrents dans son œuvre graphique, dans la presse et les affiches. Un premier essai, joyeux et coloré, s’amusait de stéréotypes juxtaposés, sirène, cocotier, volcan et piraterie. Gallimard édita le catalogue.
Ses premières sirènes, créatures insulaires dont la sensualité trouble obsédera les images de toute sa vie, il les dessine pour la première fois dans L’Odyssée d’Ulysse où elles ensorcellent de leurs chants mortifères le détroit de Messine. Il les met en scène, non sans gouaille, dans de nombreux dessins d’humour parus dans la presse anglo-saxonne et américaine, le New Yorker, en particulier. Un dessin très drôle associe trois de ses monstres grecs familiers, un minotaure et une sirène chevauchant un centaure.
André François trouve son inspiration, certes dans la littérature antique, mais représente aussi les ondines des légendes nordiques, et en particulier la Lorelei dont l’abondante chevelure lui inspire une flamboyante lithographie. Il fait siennes, c’est selon, soit des femmes-oiseaux, soit des femmes à queue de poisson. Dans une célèbre publicité pour la DS Citroën, il conjugue l’air et l’eau en un espiègle syncrétisme, en composant audacieusement une toute jeune créature porteuse de la queue de poisson de l’ondine, et de l’auréole et des ailes de l’ange. Il a réalisé, à l’atelier de gravure de Maurice Felt, un port-folio de six eaux-fortes où les sirènes sont inquiétantes et grotesques. Une remarquable estampe, intitulée « La Sirène grecque » ou « La Voix d’argent », interprète le mythe de la femme-oiseau au chant prégnant, tandis que que son hommage à Max Ernst est une femme-mouette échouée sur le sable d’une plage. Sur son affiche du film La Truite de Joseph Losey, la sirène est acéphale, mais pourvue d’une nageoire caudale et de seins opulents.
Dans son œuvre personnelle de peintre, elles sont omniprésentes, obsessionnelles. Un auto-portrait narquois le dévoile avec une sirène lovée sur les genoux ; un dessin malicieux les allonge bien serrées dans une boîte de sardines au couvercle à demi enroulé ; on les trouvait peintes, au milieu de collages de galets ou de coquilles et carapaces de fruits de mer, dans ses nombreux paysages d’Ouessant et surtout d’Aurigny, œuvres hélas ! détruites, en décembre 2002, dans l’incendie de son atelier. En 1998, Jacques Binztok publie, au Seuil, Sirénades qui réunit une belle centaine de ces portraits souvent jubilatoires où l’artiste fait montre de l’étendue de son imagination et de sa maîtrise de toutes les techniques ainsi que, dans ses légendes et sa postface décalées, de la fécondité de son écriture.
Un érotisme parfois dérangeant servi par une virtuosité artistique sans pareille…
Les îles furent pour André François, certes le lieu de l’Utopie ou de la Dystopie, mais surtout un espace de rêve, de liberté et de poésie pure où il a pu se laisser aller à tous ses délires.
Janine Kotwica
par : Mémoire d'images
Revue