Le spectacle, sous toutes ses formes, a été pour André François une source vive d’inspiration, qui a inondé généreusement ses créations graphiques. On connaît bien son amour du cinéma et son addiction au monde circassien, mais on sait un peu moins que ce peintre, dessinateur, sculpteur et illustrateur, souvent inspiré par la Commedia dell’Arte, a aussi beaucoup aimé travailler pour le théâtre et l’opéra. Pourtant, la qualité de sa contribution aux arts de la scène est inégalable. À cet artiste si féru de mythologie, les Muses des théâtres antiques – Polymnie (pantomime), Thalie (comédie), Melpomène (tragédie) et Terpsichore (danse) – ont été généreusement propices.
André François
Tous en scène !
Par Janine Kotwica
Grâce à sa très british épouse, André François découvre, dès le début des années 1950, la presse anglo-saxonne. Il dessine pour l’antique Observer et collabore à Lilliput. Là, il fait la connaissance de John Symonds – qu’il trouve « lunaire » et dont il illustrera les livres – et de Ronald Searle qui sera son ami jusqu’à sa mort. Il y fréquente aussi des photographes comme Brassaï, Ylla, aventurière et animalière, et Robert Doisneau qui, cela va de soi, lui tirera le portrait. C’est par le vénérable Punch, créé en 1841, qu’André François se lie à Quentin Blake.
Pour ces revues d’importance historique, André François, séduit par ce qu’il appelle leur « excentricité », ne se contente plus de fournir des petits dessins amusants. Il crée quelques couvertures inoubliables qui contribuent à asseoir sa réputation.
Le magazine satirique et humoristique Punch, qui parut de 1841 à 2002, déclinait presque systématiquement, à sa une, l’image de sa mascotte au nez en bec de corbin, Punchinello, frère britannique de notre Polichinelle et du Pulcinella italien.
André François s’y révéla virtuose, intégrant adroitement Punch dans les positions les plus inattendues comme sur le nœud de cravate d’un homme d’affaires aux extraordinaires lunettes (19 juin 1966). Avec lui, la tête de Punch émerge d’un soupirail des bords de scène (8 août 1962) ; il est changé en caméléon (17 avril 1957), en pic-vert (25 mars 1959), caché dans un groupe de sévères bourgmestres flamands (28 août 1957), déguisé en chef indien, en chevalier médiéval à l’armure emplumée (12 mars 1958), assommé par la chute d’une lettre de son nom au coin d’une rue (13 mars 1963) et son bonnet rayé à pompon se mêle à la foule de messieurs très anglais avec leurs sombres chapeaux melons (14 novembre 1962). Son nez busqué sert poétiquement de baisodrome à deux printanières coccinelles (19 avril 1960), et son masque cache le visage de l’épouse dans une célèbre et cruelle scène matinale de vie conjugale (3 février 1960). Une source d’inspiration inépuisable…
De Polichinelle…
La lune aura désormais, dans ses dessins, le profil de Punch (10 mars 1948), et on la retrouvera aussi à la une du Graphis n°44, ce qui ne manquera pas d’influencer des artistes aussi différents qu’Elzbieta ou Étienne Delessert. Hérité des scènes comiques de la Commedia dell’Arte, l’astre lunaire ainsi grimé et un soleil rondouillard seront les deux adversaires d’une joute picrocholine insolite, inspirée par une gravure de Dürer qu’André François admirait (You are Ri-di-cu-lous Pantheon Books,New York et Toronto).
L’École des loisirs, dont André François venait tout juste de créer l’affiche et le célèbre logo du papillon-lecteur, l’éditera deux fois, en 1971 (Qui est le plus marrant?) et, quelque peu modifié, en 2011 (Ri-di-cu-le). Il paraîtra aussi en Allemagne (Wir sind zum Lachen Fabbri & Preger, Munich, 1973) et en Italie (Chi è il più buffo ? Babalibri 1970 et 2011).
Le magazine hebdomadaire Paris Match édite, en 1961, un étonnant plaidoyer pro domo, Le Président Directeur général, un fastueux leporello publicitaire relié sous toile, graphiquement jubilatoire, qui fut un choc pour les jeunes illustrateurs de ce temps : Daniel Maja se souvient de sa découverte émerveillée alors qu’il était élève de l’école Estienne. Parmi les personnages truculents mis en scène sur cette rareté bibliophilique, on retrouve notre Polichinelle. Le galeriste Michel Lagarde a le projet de rééditer ce petit chef d’œuvre.
…à Arlequin
Qu’un peintre soit séduit par le multicolore Arlequin n’est guère surprenant. Sous la direction artistique de Michel de Brunhoff, frère du papa de Babar – « d’une gentillesse et d’une politesse à vous donner des ailes », disait-il –, il l’a représenté, en février 1950, sur une couverture du luxueux magazine Vogue, où son costume est un élégant patchwork de tissus raffinés. L’intérieur de la revue publie un article intitulé, avec espièglerie, Les Trames nommées Désir, sur les étoffes de la haute-couture. Le jeu de mots est-il d’André ? Il est bien dans sa manière !
On retrouvera Arlecchino, facétieux à souhait, sur une joyeuse pochette de disques en 1958 (25 ans de succès, Synergie).
Sur la superbe couverture de la première monographie consacrée à André François, The Biting Eye, Arlequin trône encore, masqué, buvant goulûment une fiole de couleurs qui vient teindre les losanges de son casaquin (Perpetua Books,1960). Le dessinateur anglais Ronald Searle avait préfacé cet ouvrage et conservait le magnifique original de cette couverture. Après son décès, Pierre et Judy Farkas, fils et bru d’André François, ont pu l’acquérir dans une galerie londonienne.
Dans le monde du théâtre
La contribution la plus célèbre d’André François au monde du théâtre est son illustration du texte d’Ubu Roi, le chef d’œuvre iconoclaste d’Alfred Jarry (Le Club du Meilleur livre, 1957) : vingt dessins à la plume, savoureusement grotesques, et une affiche provocatrice. Son inventivité graphique, qui concurrence les audaces verbales de Jarry, n’est pas près d’être égalée. Les portraits en pied du couple royal, ridicule et inquiétant, constituent des merveilles du genre. L’éditeur Robert Delpire avait fait fabriquer le gabarit de leur silhouette grandeur nature : le père et la mère Ubu, en loufoque majesté, accueillaient, à Beaubourg, les visiteurs de son exposition L’Épreuve du feu, en 2004. Il faut dire aussi que le livre est hautement servi par la maquette inattendue de Massin et son choix d’alterner deux sortes de papier, le Djebel blanc des papeteries Prioux, pour les images, et un papier « de boucherie » bistre, pour le texte. Si les originaux ont disparu dans l’incendie de son atelier, quelques esquisses demeurent dans des collections privées. J’ai pu acquérir une planche de dessins à la plume venant de la collection de Colette Portal, André François ayant été très lié au couple Portal-Folon.
Décors, costumes et affiches
André François avait créé, en 1951, pour la collection J’ai lu, la couverture du roman autobiographique de Roger Peyrefitte, Les Ambassades, fortement inspiré par son expérience d’attaché d’ambassade à Athènes.
J’ai retrouvé récemment, grâce à Michel Lagarde, quelques très belles gouaches préparant les décors et les costumes de la pièce Les Ambassades, adaptée du roman éponyme par André-Paul Antoine (1961) au théâtre des Bouffes parisiens. Les tableaux d’André François – suivant précisément les indications des didascalies – représentent le bureau de l’ambassadeur, élégant et compassé, avec ses lourdes tentures, son mobilier de style et l’affichage ostentatoire d’un arbre généalogique, ainsi que l’appartement plus décontracté du héros, Georges de Sarre, dont la fenêtre donne sur l’Acropole « blanche et rose ».
La gouaille et l’humour du décorateur trouvent à s’exercer dans les projets de costumes. Le n°176 de la revue Paris-Théâtre reproduit intégralement le texte de la pièce ainsi que quelques photos, en noir et blanc, de la première représentation (28 janvier 1961) : on peut y reconnaître les décors créés par André François.
Un dessin représentant un mystérieux « comédien à la rose » a été retrouvé dans les décombres de l’atelier incendié. Mais les documents le concernant ont disparu, comme les gouaches des décors et la documentation de Scène à quatre d’Eugène Ionesco représentée, au Festival international de Spoletto (Italie) en 1959, par des comédiens italiens mais en français (Avant-scène n°210, 15 décembre 1959).
Lorsqu’on évoque le dramaturge Claude Confortés, on rappelle volontiers qu’il fit ses débuts avec Jean Vilar et Peter Brook, et on s’amuse de sa collaboration jubilatoire avec Reiser et Wolinski. Mais on oublie souvent qu’il a travaillé à diverses reprises avec André François, dans ses propres pièces ou dans celles dont il réalisa la mise en scène. Cela nous vaut quelques affiches, exceptionnelles de vitalité et de truculence, qui furent exposées par Anne-Claude Lelieur et Raymond Bacollet dans leur grande exposition André François -Affiches et graphisme à la Bibliothèque Forney, en 2003, à Paris. Il a créé l’affiche d’une pièce d’Henri Mitton mise en scène par Confortès, Pas un navire à l’horizon, présenté à La Cour des miracles en 1981, ainsi que celles de pièces écrites et mises en scène par Confortès, comme Les Argileux, représentés au Palais des glaces, en 1984, ou Le Marathon, édité par Gallimard, traduit dans une trentaine de langues et représenté un peu partout dans le monde (Théâtre de la Commune, 1974).
Signalons aussi l’affiche des Dernières singeries du dramaturge Jean Bois (Théâtre de la Gaîté Montparnasse, 1971) et Les Assiettes de Pierre Byland et Philippe Gaulier (Petit Odéon, 1974), sujets très inspirants pour lui par leur anticonformisme parfois grinçant. Ces placards sont désormais plus connus et célébrés que l’œuvre qu’ils devaient magnifier.
Pour le spectacle de poésies et de chansons Vous avez le bonjour de Robert Desnos au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse en 1972, André François fit l’affiche, la scénographie et les costumes.
On sait aussi que cet anglophile impénitent a travaillé avec l’enthousiaste et visionnaire Peter Hall, fondateur de la Royal Shakespeare Company, sur Les Joyeuses commères de Windsor à l’Aldwych Theatre de Londres, en 1964. Toujours avec Peter Hall, il avait créé, pour le même théâtre, les décors de Brouhaha, une comédie de George Tabori, interprétée par Peter Sellers, et retransmise, en direct, à la télévision par la BBC, le 18 septembre 1958.
On ne peut que déplorer que quasiment tous les originaux, documents et archives de ces si fructueuses collaborations soient partis en fumée dans le tragique incendie de son atelier, en décembre 2002. Mais des images en furent reproduites dans la monographie André François,parue en même temps chez Herscher,Booth Clibborn Editionset Harry N. Abrams, en 1986.
Dans le mouvement de la danse
André François a imaginé et réalisé les décors et costumes d’un ballet pour un feuilleton télévisé à grand succès, composé de huit épisodes de 26 minutes par Philippe Agostini. L’âge heureux, petite intrigue policière diffusée par la première chaîne de l’ORTF à partir du 12 février 1966, fut créée par Odette Joyeux d’après le roman Côté Jardin, mémoires d’un rat qu’elle écrivit en 1951. Tout cela a désormais un charme quelque peu rétro accentué encore par la musique de Georges Auric, mais c’est un document fort intéressant sur les coulisses de l’Opéra et la vie d’un corps de ballet.
Durant la saison 1956-1957, André François collabora avec Roland Petit, pour la Revue des Ballets de Paris, au Théâtre de Paris que dirigeaient Elvire Popesco et Hubert de Malet. Il créa une élégante affiche et la couverture du somptueux programme, tous deux lithographiés. Il conçut les décors et costumes de Valentine ou Le Vélo magique, une féerie en dix tableaux de Roland Petit sur un livret de Jean-Pierre Grédy. Le générique de ce ballet est prestigieux : la musique est de Michel Legrand et les lyrics de Raymond Queneau, qu’André François retrouvera en 1979 quand il illustrera, avec une violence douloureuse, Si tu t’imagines aux éditions Rombaldi (Bibliothèque des Chefs d’œuvre). Les danseurs vedettes sont évidemment Zizi Jeanmaire et Roland Petit. La BnF conserve des photos de ces représentations.
Pas de Dieux, fantaisie mythologique, magistralement chorégraphiée par Gene Kelly, à l’Opéra de Paris alors dirigé par A-M Julien, a retrouvé, récemment, une seconde vie. Claude Bessy, qui fut danseuse étoile et joua le rôle d’Aphrodite dans ce ballet représenté pour la première fois le 6 juillet 1960, a convaincu Eric Vu-An, directeur artistique de l’Opéra Nice-Méditerranée, de remonter ce spectacle qui n’avait été repris que deux fois à l’Opéra de Paris, le 7 octobre 1975 et le 30 mars 2004. Il est flatteur de constater que, pour chacune des reprises de Pas de dieux, les décors et costumes, débordants d’humour et de joie de vivre, imaginés par André François, ont été conservés. Avec émotion et fierté, Claude Bessy a redirigé, en 2011 et en 2014, l’allègre et si dynamique chorégraphie de Gene Kelly qui eut un tel succès qu’elle lui valut d’être promu Chevalier de la Légion d’Honneur. Les danseurs se déhanchent sur la musique inventive et exubérante du concerto en fa pour piano et orchestre de Georges Gershwin. Le sublime rideau de scène qu’André a peint est un chef d’œuvre.
Un DVD a été produit, mais il n’a pas suffi à mon bonheur et j’ai fait deux fois le voyage de Nice avec mes petites filles, en 2011 et 2014, pour assister à cette merveille que France 3 a diffusée depuis à diverses reprises. Pierre Farkas, fils d’André François, a assisté à la première en famille.
Camille Scalabre, professeur à l’école Estienne, a adroitement copié sur toile le rideau de scène pour mon exposition André François -L’Imagination graphique, présentée dans son établissement en janvier 2018.
D’importants documents sur ce ballet sont conservés dans les archives de l’Opéra de Paris.
Le programme de Pas de Dieux, en 1960, était luxueux. Et il comportait de grandes photos des répétitions et représentations. Il renfermait une superbe reproduction du rideau de scène tirée à part sur une confortable double page. O tempora ! O mores ! Ceux de 2011 et de 2014 sont plus… fonctionnels. Celui de 2011 renferme une rubrique qui explicite la réalisation des décors d’après les maquettes conservées à l’Opéra de Paris. Celui de 2014 est, hélas !, fort discret sur le rôle d’André François.
Sic transit gloria.
En Angleterre
En 1964, le Western Theatre Ballet, créé par le danseur et chorégraphe anglais Peter Darrell se produisit au Festival de Bath, charmante ville balnéaire du Comté de Somerset. Emboîtant, de loin, le pas à Aristophane fut représenté le ballet Lysistrata, dont André François conçut les décors. Cette réjouissante histoire où le sexe est une arme de guerre, qui inspira tant de créateurs à travers les âges, se transforme malicieusement en une ode à la liberté des femmes, de la Grèce antique aux Croisades, en passant par les Puritains, les Suffragettes jusqu’au monde contemporain et elle ose même déborder vers un hasardeux avenir de science-fiction. De quoi séduire André François, bien au-delà des sources helléniques du sujet. La chorégraphie est évidemment de Peter Darrell, la musique fut commandée à l’acteur-compositeur britannique John Dankworth, le scénario et les chansons, qui furent interprétées par l’anglaise Cleo Laine, furent composés par le pianiste américain Benny Green, La danseuse Elaine McDonald, égérie de Peter Durrell, faisait partie du casting.
Ce festival fut suivi par de nombreux journalistes, car son directeur était, excusez du peu, Yehudi Menuhin, et la vedette du ballet furieusement romantique La Sylphide n’était autre que Rudolf Noureev qui évoluait avec sa partenaire fétiche Margot Fonteyn. L’éminent critique Clive Barnes est plutôt sévère pour notre Lysistrata. Dans le numéro du 19 juin 1964 de The Spectator, seule le prestation de la chanteuse Cleo Laine « in sweetly rasping voice » et, hosanna ! les décors d’André François suscitent son admiration : « The hero of the evening was the designer, Andre Francois, whose charming bawdiness gave Lysistrata a style and grace it would never otherwise have achieved.»
Voilà qui fait quelque peu fantasmer ! Qu’on eût aimé en savoir davantage sur cette « charming bawdiness » que l’on pourrait traduire, faute de mieux, en « charmante paillardise », bien dans la manière du « hero » de cet article.
On ose espérer que d’autres documents referont surface, en France ou en Grande Bretagne, les deux pays où ce génie multiforme a travaillé sur les arts de la scène, et permettront de mieux connaître et éclairer ce pan, si riche, de l’œuvre d’André François trop longtemps laissé dans l’ombre.
Sursum corda !
encadré
En savoir plus
André François – de son vrai nom André Farkas – est né en 1915, à Timisoara, dans l’actuelle Roumanie. Peintre, affichiste, sculpteur et illustrateur, il est considéré comme l’un des plus grands graphistes français. Il a illustré les ouvrages d’auteurs comme Raymond Queneau, Boris Vian ou Jacques Prévert, et collaboré à de nombreux magazines français, anglais et américains. Il est mort en 2005.
Note
Sur André François, (re)lire le précédent article de Janine Kotwica, paru dans Les Arts dessinés n°2. Cette spécialiste du dessinateur a créé, à Margny-lès-Compiègne (60), le Centre André-François, centre régional de ressources sur l’album et l’illustration dont elle fut, jusqu’en 2014, la directrice artistique. Elle sera rédactrice du catalogue et co-commissaire de l’exposition Tous en scène qui aura lieu en 2020.
http://www.centreandrefrancois.fr/
http://www.janinekotwica.com/
par : Les Arts dessinés
Revue