C’est plutôt un grand bol, en fait, que j’ai bu avec Martine Delerm…
Octobre 1995 – premiers échanges . J’ai emprunté, pour une exposition à Beauvais, des originaux de La petite fille incomplète paru chez Ipomée en 1991. Quand Martine a vu, sur le carton d’invitation, le nom de Brigitte Braillon, conservateur de la Bibliothèque départementale, elle a vite décroché son téléphone. Elle avait eu sa mère comme professeur au lycée et en gardait un souvenir ému et reconnaissant.
Hélas! Brigitte Braillon avait toujours eu des relations pour le moins compliquées avec sa mère et a été déstabilisée par ce coup de fil qui remuait d’obscurs souvenirs. Et elle a erré longtemps dans l’exposition avec les œuvres de Martine sous le bras, incapable de leur trouver une place!
«Je navigue sur l’encre verte de mes rancœurs», disait Mélanie, la petite héroïne de l’album…
Les années ont coulé, avec des rencontres trop brèves, des photos, des découvertes de livres, des emprunts pour des expositions, des coups de coeur., .«le poids des jours (suspendu) à un fil».
18 juin 2007… Françoise Mateu et les Editions du Seuil nous donnent rendez-vous au Jardin d’acclimatation pour présenter les nouveautés de la prochaine rentrée.
Martine annonce son émouvant Funambule, édité par sa complice de toujours Nicole Maymat qui présente aussi Dame Sei Shônagon et le samouraï, un texte de Françoise Kérisel illustré par une jeune artiste russe pleine de promesses, Sacha Poliakova.
Ce prénom de Sacha, nous n’avons cessé de l’entendre durant toute la matinée.
Ceux qui connaissent la désaffection des Delerm pour les accros du téléphone portable ont dû, ce jour-là, être quelque peu surpris de voir que celui de Martine n’a pas quitté sa main. Elle avait de bonnes raisons à cela, et même de magnifiques excuses, car elle attendait, et a fini par recevoir, une grande nouvelle qui l’a comblée de joie: la naissance de son premier petit-fils.
Et – hasard objectif ?- il se prénomme… Sacha!
Je n’ai pas manqué d’être interpellée par cette coïncidence, doublée par l’ambivalence sexuelle de ce prénom, comme celui de Camille, fillette dont Martine avait, pour Ipomée, chanté, en 1986, les jardins. Familialement, elle vit dans un univers d’hommes. Il y a Philippe, le célèbre mari, Vincent, le non moins célèbre fils, et maintenant Sacha, le célébré petit-fils. Mais dans ses livres, il y a surtout des filles, et encore des filles. Quelques rares héros sont masculins, Barnabé, ou les garçons de l’ Abécédaire (Editions du Rocher, 2005), ou encore Narcisse (Ipomée, 1985), mais celui-là, elle l’a enfanté avec la semence textuelle de Jean Chalon. Et le portrait qu’elle peint de tous ces petits hommes est singulièrement androgyne.
Il faut dire que ses filles sont plutôt réussies.
Son Alice, d’abord. Martine fait, de Lewis Caroll, une exégèse sensible d’une rare intelligence .
On retrouve, disséminés dans les images de Je m’appelle Alice, justement dédié «à toutes les enfances prisonnières» (Ipomée-Albin Michel, 1993), tous les éléments de l’univers carollien, cartes, tasse de thé, chapeau, barque, clé, dodo… . Mais ce qui l’a touchée dans cette histoire engoncée dans la pesanteur victorienne, ce n’est pas le non-sense et la fantaisie verbale qui ravissent la plupart des lecteurs masculins du conte. Elle, au contraire, communie avec la tristesse, l’ennui, le sentiment de solitude, l’attente interminable de cette petite fille. «Je m’appelle Alice et j’attends Lewis». Du désir de s’évader de la prison des contraintes surgissent les rêves, «l’imagination libératrice et la logique bousculée». Alors, Lewis, c’est «l’ailleurs, le catalyseur de rêves, l’interdit vêtu de respectabilité, la permission chapardée».
Ce n’est pas un hasard si Martine préfère le titre choisi initialement par Lewis Carroll, Alice sous terre, car il portait en lui une connotation mortifère.
Particulièrement intéressant est le parallèle qu’elle trace entre Alice et le visage fermé de Beatrix Potter au même âge, «avec, en plus, une sorte de recul mêlé de fausseté».
Marie Marine (Martine) et l’Océan est encore une histoire de petite fille enfermée, déchirée entre un réel décevant et des rêves interdits par des adultes étouffants et psychorigides.
De très belle images marines, coquillages et carte ancienne, phares et bateaux, vague à la Hokusai. Un livre libéré par «l’encre des rêves», rafraîchi par les embruns et le vent du large,.et dont le papier raffiné et l’élégante maquette nous font regretter la disparition de Panama du paysage éditorial.
Il allait de soi que Antigone, la blessée, la rebelle, entrerait un jour dans la famille (Panama, 2007). Dans un univers désolé de ruines où « l’air à la mort se marie», entre les «pans de murs avec des carrés d’ombres pour fenêtres», errent des fillettes désarmées, fragiles, avec«des yeux sans larmes qui brillent comme des pupilles de chat errant», des «yeux fatigués de trop voir»..
«Elles ont dix ans depuis la nuit des temps, les mêmes yeux trop grands. Des rêves plein la tête, des rêves barrés de fer, quadrillés de barbelés. Des rêves blessés d’éclats de verre.»
Le constat est désepéré. «On a tout essayé. Il n’y a rien à faire.»
En 1990, à la fin de Origami, on pouvait penser que la paix et l’oubli de la tragédie d’Hiroshima étaient peut-être possibles. Sur la souffrance de la petite Sadako, après l’ombre pesante de la guerre» après «le rire violent du désespoir», est né le Club des mille grues. Alors «il neige du silence de mai», «il neige du blanc sur le gris des chagrins».
Antigone peut-être efface ce mince message de résilience et d’espoir .
«L’eau ne garde pas les traces et le vent du désert les efface»
Barnabé, peintre d’ombres paru au Seuil Jeunesse en 2009 est un livre à part, de toutes les façons, et pas seulemnt à cause de son héros masculin. .
Alors que la plupart des albums de Martine Delerm sont des poèmes, des méditations lyriques et philosophiques, des rêves éveillés, des vagabondages introspectifs où la voix intérieure s’exprime à la première personne, Barnabé raconte une histoire, un conte romantique que Chamisso n’eût point renié, même si l’optimisme de son dénouement s’éloigne de la désespérance du pauvre Schlemihl.
Sa maquette aussi est différente de la plupart des autres. Comme Funambule ou Marie Marine et l’océan (Panama, 2005), on ne trouve, sur la couverture, ni image encadrée, ni ce blanc tournant à l’élégante présence qui est, en général sa marque de fabrique.
Autre caractéristique des images de Martine Delerm, la transparence aquatique des teintes, la subtilité de camaïeux diaphanes, l’irisation délicate de l’arc-en-ciel ou des bulles de savon. «Son monde est une immense aquarelle» Elle ne peut utiliser les couleurs vives, le noir pur, «noir d’ivoire, noir de fumée, noir de velours» car «que faire de tout ce noir quand on est un peintre de lumière?»
Mais ce monde n’est ni pâle, ni inconsistant, ni, surtout, incolore.
Nulle mièvrerie dans ses livres, jamais. Et si certains détracteurs ont pu parler «d’aquarelle pour dames», c’est qu’ils n’ont rien compris à ses images et qu’ils n’ont pas su lire ses textes. Ses héroïnes vivent la solitude, la révolte, sont confrontées à la mort, à la guerre, l’enfermement psychologique, mais leur douleur est effleurée sans les excès du pathos, toujours avec une élégante retenue. Dans une production éditoriale où l’on fabrique toujours plus grand, toujours plus criard, sa discrétion est un havre de goût. Martine peignant son univers intérieur a l’art de «dessiner ses blessures à l’envers des nuages» et de «se fabriquer des ailes avec des mots». De calque en calque, elle épure, épure, épure encore, évitant de coller au texte, avec l’obsession de «ne pas s’éloigner de soi».
«Fragile, l’équilibre, dit-elle, les chagrins pèsent plus lourd que les joies»
D’où la présence immatérielle des traces, de «ses sœurs les ombres», des reflets dans la glace, du fantôme de Fany, du Funambule et des Somnambulettes (Garsset J, 2009), de «lunes endormies» et de «vagues en partance», la légèreté de la danse, la «neige des pétales de cerisier», le geste qui invite le silence et l’envol de l’Oiseau Emoi.
«Sa main est comme une aile».
Il y a toujours une belle pertinence dans les maquettes, un accord intelligent et sensible entre la forme du livre et son contenu. Ainsi Zoé (Seuil, 1999) qui évoque une fillette métisse, écartelée entre les yeux clairs de sa mère et la peau noire de son père, «entre loups et lions», «entre balafon et accordéon», «entre fleuve de boue triste et neige éclatante», découpe ses images duelles sur un fond non plus blanc mais café au lait comme sa carnation.
Zoé, «seule avec la lune», compatit à la douleur du déracinement paternel : «Papa est né dans un pays jaune et gris où il a laissé des morceaux de lui». La fillette est détenue par ses contradictions, son mal-être, enfermée dans sa douloureuse quête d’identité. Alors, les images du livre sont cadrées et rien n’émerge des lignes qui les enserrent, alors que, dans la plupart des autres albums, la soif de liberté, voire la rebellion, poussent décors et personnages à s’évader du cadre qui tente vainement de les emprisonner.
La fantaisie est présente aussi, et ses architectures semblent dessinées par un disciple de Numérobis. Elle sait manier le paradoxe : «Tu es libre, les murs sont à toi». Son ironie rejette l’omniprésence médiatique. «On en blogua sur les écrans», «on émissionna, on télévisa, on tourista». On «s’use les yeux sur un écran».Absurde, non? Il y a tant de beauté à regarder avec ces yeux-là, ces objets et paysages qu’elle photographie en connivence avec son écrivain de mari au fil des chemins qui les inventent.
«Et des regards d’enfants voyaient ce qui ne se voit pas»
Elle s’irrite devant la société contemporaine qui casse et qui jette, oppose les antennes de cheminées aux gargouilles des beffrois, chante le grenier comme un bateau renversé, les fleurs d’antan, clématite, iris et magnolia, les friandises désuètes, la confiture et les sucettes à l’anis, les jeux de son enfance, les dés, les sept familles et les dominos, la corde à sauter et le diabolo, la marelle et les cerfs volants, les lanternes de papier et les ombrelles, le tricot, les comptines, «un hiver de toux et de tisanes», les bouquets secs, les feuilles marcescentes, les grilles rouillées, Benjamin Rabier et la méthode Boscher.
Elle donne une présence poétique à ses outils : papier, toiles, pinceaux, cartons à dessin, bouteilles d’encre, tubes, pot à crayon ancien. Et l’ordinateur? Pas d’ordinateur!
Son écriture, grave, intimiste, mélancolique, révoltée, fantaisiste, joyeuse, légère et douce, est un bonheur de chaque seconde. Quand j’ai voulu en noter quelques citations, je me suis surprise à recopier tout le livre pour ne rien perdre des émotions qui me submergeaient.
«Les mots qu'(elle) disait montaient, légers, transparents, comme des bulles de savon, et doucement explosaient dans la lumière» Elle nous fait sentir «la chute lente d’un silence comme une absence au crépuscule» Elle écrit «sa vie sur des morceaux de ciel, des lambeaux de nuages, sur ce qui se défait, ce qui fond ou s’envole».
Mais pas seulement, heureusement! Car dans ses images, comme dans sa vie, l’écriture, avec ses supports bien matériels, est omniprésente: livres, journaux (Libésoir), cahier d’écolière qui devient bateau, feuilles volantes ou tombantes, punaisées sur les murs, vierges ou couvertes de messages, lettres et enveloppes timbrées, si précieux Papiers de soi, (Seuil, 2002), origami messagers de paix, rassurantes ribambelles ..
Il y a des gens qui lisent partout et les personnages de ses lectures, Alice, Antigone, Narcisse, Pinocchio, Polichinelle… vivent entre ses pages.
«Fragile, fragile, le pas du funambule… sur la corde du temps…»
«On n’a qu’un temps et la vie passe»
«Retenir ce qui passe, garder sur la pierre ce frôlement d’un moment»
«Faire de chaque seconde une petite éternité.»
«Où s’en vont les jours passés?»
J’ai glané, au fil des pages, quelques citations sur le Temps, avec ou sans majuscule, composante essentielle de ses méditations.
Ce sentiment de la fuite du temps, elle le partage avec son mari. Leur connivence a donné naissance, au hasard des chemins ou de voyages immobiles, à plusieurs enfants de papier avec textes de Philippe et photos.de Martine.
Quant aux dessins de Fragiles (Seuil, 2001), images particulièrement lumineuses, avec des ors pâles et même quelques petites touches de rouge,. ils ont sommeillé longtemps dans la pénombre d’un tiroir avant qu’ils n’inspirent la plume de Philippe, avec des thèmes qui leur sont communs à tous deux, la fragilité du temps, la transparence des regards, la solitude, l’absence, le silence, le reflet, l’ombre, la mélancolie, la sérénité, le désenchantement.
«Sentiment délicieux d’être deux», disait Barnabé…
Une belle entente qui illumine ma dernière photo du couple, dans les allées du Salon de Montreuil.
Janine Kotwica
par :